Mme DE STAEL ET NAPOLÉON

On vient enfin de republier un livre sur le premier Empire qui n'est ni d'un général, ni d'une dame d'honneur, ni d'un valet de chambre. Ce livre s'appelle Dix Ans d'exil et il raconte la persécution de Mme de Staël par Napoléon. L'auteur est Mme de Staël elle-même, c'est-à-dire la victime ; il faut donc tenir compte de cela, si l'on veut avoir la note juste ; mais cette victime, quoique femme, avait au plus haut point l'esprit de justice et l'esprit de liberté ; on peut avoir, même quand il est question d'elle-même, confiance en son équité. Sans doute, elle fait de Napoléon un portrait qui ne ressemble guère à celui de la légende, mais il paraît bien qu'il est plus exact ; elle n'a pas insisté sur le guerrier, le vainqueur, le général glorieux. Pour elle, toute cette gloire, fondée sur l'injustice et la brutalité, est vaine, et comme elle écrivait avant ses derniers désastres, elle put, sinon les prédire, du moins en montrer la logique. Mme de Staël a ceci de singulier que, élevée parmi les philosophes, elle en garde toujours fidèlement les enseignements. Ne se laissant pas éblouir par l'éclat du consulat, ne courbant pas la tête sous l'autorité qui descendait de l'Empire, elle resta toujours républicaine, et le grand grief, toujours inavoué, que Napoléon eut contre elle, ce fut son amour pour la liberté. La liberté faisait à Napoléon le même effet que l'obscénité sur un homme vertueux. Cela lui causait une sorte de dégoût. L'idée qu'un homme pensait librement lui donnait des nausées. Je crois qu'il sévissait de bonne foi contre de tels individus, avec la persuasion de débarrasser l'humanité de ses membres les plus dangereux. Et quand je dis l'humanité, c'est à la lettre. Sous l'Empire, il n'y avait en effet qu'un pays où l'on fût libre, l'Angleterre, et l'Angleterre était plus loin de la France que l'Amérique elle-même. Tous les ports étaient gardés. Mme de Staël, allant se réfugier en Angleterre, et partant de Coppet, près de Genève, est contrainte de faire le tour de l'Europe. De Genève à Londres par Vienne, Moscou, Saint-Pétersbourg, Stockholm, ce serait là, même de nos jours, un long voyage, c'était, du temps de Napoléon, un voyage effroyable et qu'il fallait un véritable courage pour entreprendre.

Mme de Staël croit qu'une autre cause de l'espèce de haine que Napoléon manifesta contre elle, ce fut le silence à son égard qui règne dans ses écrits. En ce temps de bassesse, il ne se publiait pas un livre touchant, comme ceux de Mme de Staël, à l'histoire, qui ne contînt sous une forme plus ou moins voilée, plus ou moins directe, une allusion au rôle providentiel de l'empereur. Il fallait le louer d'avoir « relevé les temples », d'avoir fait refleurir les arts et les lettres, d'avoir rétabli la civilisation. Mme de Staël qui, à Paris comme en Suisse, avait toujours vécu dans des pays civilisés et qui jugeait que les lettres ni même les arts ne peuvent vivre sans liberté, avait toujours refusé de joindre sa parole aux paroles des thuriféraires. Chateaubriand lui-même avait été moins fier ; il se disposait à servir l'Empire, lorsque l'assassinat du duc d'Enghien le rejeta soudain à l'opposition. La fille de Necker ne céda jamais.

Peu de temps après le 18 brumaire, il fut rapporté à Bonaparte qu'elle avait parlé dans un cercle littéraire contre cette oppression naissante dont elle pressentait les progrès, dit-elle, aussi clairement que si l'avenir lui eût été révélé. Joseph Bonaparte, qui fréquentait chez elle, alla la voir et lui dit : « Mon frère se plaint de vous. Pourquoi, m'a-t-il répété hier, pourquoi Mme de Staël ne s'attache-t-elle pas à mon gouvernement ? Qu'est-ce qu'elle veut ? Le paiement du dépôt de son père : je l'ordonnerai ; le séjour de Paris ? je le lui permettrai. Enfin, qu'est-ce qu'elle veut ? » Mme de Staël se laissa aller à répliquer : « Mon Dieu, il ne s'agit pas de ce que je veux, mais de ce que je pense. » Napoléon ne lui pardonna pas ce mot-là, et ce fut le commencement des hostilités. Du moins, je le crois, contre l'opinion de Mme de Staël, qui prétend que Napoléon ne prêtait nulle importance à ce propos, car il ne croyait à la sincérité des opinions de personne, il considérait la morale en tout genre comme une formule qui ne tire pas plus à conséquence que la fin d'une lettre. En somme, il était trop intelligent pour ne pas sentir qu'en cette occasion Mme de Staël plaçait ses idées au-dessus de ses intérêts. Mettons que cela lui parut singulier et un peu bête ; il sentit parfaitement le danger contenu dans cette attitude.

Pendant l'automne de 1803, à quatre heures de l'après-midi, un homme à cheval, en habit gris, sonna à la porte de la maison de campagne où se trouvait alors Mme de Staël. C'était le commandant de la gendarmerie de Versailles qui venait lui signifier son exil à quarante lieues de Paris. Elle ne devait pas y revenir avant la chute de Napoléon. Ce fut pour elle le commencement de cette vie affreuse de «  prisonnier libre », obligé de déférer aux ordres d'un préfet, de se présenter à lui chaque fois qu'il l'exige, d'écouter avec patience ses observations saugrenues. Bref, le régime de la surveillance de la haute police. C'est dans ces conditions qu'elle habita successivement Auxerre, Rouen, Chaumont, près de Blois, et le château de Fossé, dans la même région, où M. de Salaberry lui donnait l'hospitalité. C'est à Fossé que le duc de Rovigo, ministre de la police générale, lui fit savoir qu'elle était définitivement exilée, non plus seulement de Paris, mais de France. Elle retourna à Coppet, où le préfet de Genève ne la quittait pas des yeux, pour ainsi dire. Elle réussit pourtant à s'en échapper, comme je l'ai dit, et à gagner Vienne. Telle était la vie d'un écrivain indépendant sous le premier Empire ; tel était le régime de liberté qui régnait en France. Rien ne peut mieux donner une idée de l'esclavage où était tombé la pensée française que ceci : la Russie passait alors pour une terre de délivrance ! Tous les yeux se tournaient vers l'empire des tzars comme vers la terre promise. Hélas ! l'orgueil de Napoléon, son ambition absurde devaient y conduire l'armée française et l'y laisser sous la neige !

Ce livre de Mme de Staël, outre qu'il est fort agréable à lire, porte l'esprit aux réflexions les plus salutaires. Il montre l'envers de la gloire militaire, et comment elle a presque nécessairement comme rançon, à l'intérieur, une tyrannie de caserne. La discipline, qui est nécessaire dans l'armée, devient universelle quand l'armée, c'est la nation entière obéissant à un seul homme. Cette tyrannie pesait extrêmement sur les intelligences encore imprégnées de liberté, mais les caractères n'étaient plus à la hauteur des sentiments. Un seul esprit régnait alors : l'esprit militaire. Ceux qui ne l'avaient pas le simulaient et obéissaient avec une joie feinte. On eût dit qu'à ce moment-là la France était devenue un peuple d'esclaves asiatiques. Mais aussi que faire et comment se révolter contre un homme qui possède l'Europe entière, à l'exception de la Russie, contre un homme que l'on ne peut pas fuir, que l'on est certain de retrouver partout, représenté par un préfet, un gendarme ou un policier ? Une telle situation est faite, hélas ! pour détruire tous les courages. Il a fallu, pour résister à Napoléon, l'énergie d'une femme. Mme de Staël montra dans ces circonstances une fermeté rare et d'autant plus méritoire qu'elle ne se dissimulait pas les dangers courus. Elle redoutait par-dessus tout qu'un caprice du tyran ne la jetât en prison. Et de fait, créature éminemment sociable, faite pour la causerie et les épanchements de l'amitié, la prison eût été sa mort. Elle le sentait.

Sous l'Empire, une odeur de prison était répandue partout. On n'a jamais bien étudié cette question. Il est probable qu'alors il y avait autant de prisonniers d'Etat que sous l'ancien régime, et plus durement traités. Toute ville qui possédait encore un vieux donjon recevait son prisonnier et, en approchant de la frontière, elle avait longtemps regardé la sinistre citadelle de Besançon, où Mlle de Saint-Simon avait voulu habiter pour ne pas quitter son père, prisonnier d'Etat. « A l'entrée de la Suisse, sur le haut des montagnes qui la séparent de la France, on aperçoit le château de Joux, dans lequel sont détenus, dit Mme de Staël, des prisonniers d'Etat dont souvent le nom même ne parvient pas à leurs parents. C'est dans cette prison que Toussaint-Louverture est mort de froid : il méritait son malheur, puisqu'il avait été cruel ; mais l'homme qui avait le moins le droit de le lui infliger, c'était l'empereur, puisqu'il s'était engagé à lui garantir sa liberté et sa vie. Je passai au pied de ce château un jour où le temps était horrible, je pensais à ce nègre transporté tout à coup dans les Alpes et pour qui ce séjour était l'enfer de glace ; je pensais à de plus nobles êtres qui y avaient été renfermés, à ceux qui y gémissaient encore, et je me disais aussi que, si j'étais là, je n'en sortirais de ma vie. Rien ne peut donner l'idée au petit nombre des peuples libres qui restent encore sur la terre, de cette absence de sécurité, état habituel de toutes les créatures humaines sous l'empire de Napoléon. Dans les autres gouvernements despotiques, il y a des usages, des lois, une religion que le maître n'enfreint jamais, quelque absolu qu'il soit ; mais, en France, et dans l'Europe, comme tout est nouveau, le passé ne saurait être une garantie, et l'on peut tout craindre comme tout espérer, suivant qu'on sert ou non les intérêts de l'homme qui ose se donner lui-même, et lui seul, pour but à la race humaine entière. »

Mme de Staël, qui subit toutes les mauvaises aventures de l'exil, échappa à la captivité. Elle a pu noter et raconter librement ses persécutions, ce qui lui fait une belle place dans l'histoire de la pensée humaine. Elle y représentera toujours la liberté persécutée et souffrant la persécution d'un visage calme. On ne devrait jamais représenter Napoléon sans faire une place à cette femme de lettres qui, dans un temps où le monde, à genoux, attendait la récompense de sa platitude, eut du moins le mérite de rester debout.

pp. 253-260 de la 7e édition, 1920.