L'ORIGINALITÉ DE MAETERLINCK

De tous les écrivains représentatifs de la période symboliste, Maurice Maeterlinck, qui est le plus célèbre, est aussi un des plus originaux et celui dont l'influence sur les esprits a été la plus profonde et la plus durable. Il y a deux hommes en lui, le poète dramatique et l'essayiste, et tous les deux ont renouvelé également, dans la forme et dans l'essence, les sujets qu'ils ont abordés. Bien plus, on peut dire que Maeterlinck a renouvelé la vie, notre manière de sentir la vie. Il y a découvert toutes sortes de petits ruisseaux dont est fait le grand fleuve, toutes sortes de richesses ignorées dont il nous a appris à jouir, avant qu'elles aillent se perdre dans le courant de l'inconscience. Il y a une manière de regarder une rose qui meurt ou de regarder une vieille femme qui prie dans une église, une manière de découvrir de la poésie dans les actes les plus humbles et les plus coutumiers, une manière d'interpréter la vie, toutes les manifestations de la vie qui n'étaient pas possibles avant lui. Il a multiplié en nous les motifs d'émotion, il nous a appris à chercher la signification de tout, à communier avec tout ce qui a vie ou mouvement, et encore que cette méthode puisse conduire à la sensiblerie et à la préciosité sentimentale, il n'y est pas tombé. « Le Trésor des humbles, dit M. Esch dans la récente étude qu'il vient d'écrire sur Maeterlinck, est un livre bienfaisant. Quand on l'a lu, on n'a pas appris beaucoup de choses nouvelles. Et pourtant c'est un de ceux que l'on aime à feuilleter le plus souvent. » Il faut s'entendre sur la signification de « choses nouvelles ». Si cela signifie des faits, des notions précises, la remarque est très vraie, mais si cela voulait dire par hasard des choses nouvellement vues, et vues avec des yeux nouveaux, ce serait faux, assurément. Ce livre, qui est comme la glose de ses premiers essais dramatiques, contiendra même toujours du nouveau, tant que notre éducation nous portera à ne considérer comme importantes que les choses exceptionnelles. Le jeune homme, à l'âge où l'on commence à réfléchir, à chercher le sens de la vie (cela arrive quelquefois après les premières voluptés, qui sont aussi les premières déceptions), s'il ouvre Maeterlinck, y découvrira un monde inattendu, au milieu duquel il vit pourtant, mais qu'il n'avait pas encore regardé, et il se sentira presque ébloui des merveilles que contenait son âme, à son insu. Et s'il l'ouvre encore à l'âge mûr, et encore vers le déclin, il s'y sentira, de même qu'à la première heure, renouvelé dans son sentiment de la vie, comme aussi dans ses regrets. Que de choses ont passé devant ses yeux, malgré les conseils du philosophe, inattentifs ! Que de trésors, même pour qui n'est pas humble, se sont écoulés autour de lui, sans qu'il ait songé à y tremper ses mains ! Il y a un réconfort à découvrir ce qu'on aurait dû faire ; cela nous donne une satisfaction d'esprit, et c'est pourquoi, même quand ils semblent devenus inutiles à la conduite de notre destinée, les essais de philosophie quotidienne de Maeterlinck nous sont à tout âge un bienfait. Les hommes d'ailleurs ne s'y sont pas trompés. Le Trésor des humbles, en particulier, est le livre de ce genre qui se vend le plus abondamment et le plus régulièrement même au pays d'Emerson, où la pensée de Maeterlinck a paru plus claire et mieux équilibrée.

Le titre de ce premier recueil d'essais indiquait chez l'auteur des tendances mystiques et même de mysticisme chrétien, mais si le mysticisme est resté une des bases de la philosophie et de l'art de Maeterlinck, le christianisme, malgré les apparence, en a toujours été absent. Et c'est là une des caractéristiques les plus curieuses du mouvement symboliste que l'acceptation des formes religieuses de la pensée, jointe à un dédain complet de tout esprit religieux. Maeterlinck, dit M. Esch, qui le connaît bien, est un « matérialiste convaincu », et c'est pourtant un mystique ; mais rien ne va mieux ensemble, le mysticisme étant essentiellement une religion limitée au présent, qui se satisfait des mystères de la vie, y trouve un étonnement perpétuel et une joie et ne fait appel qu'à cet infini qui réside en nous et que nous créons à mesure que nous vivons et que nous méditons. Je possède, je l'avoue, un état d'esprit pareil, et je ne le trouve pas contradictoire ni restreint : n'a-t-il pas pour s'ébattre les vastes prairies du panthéisme où Spinoza cueille les fleurs de la raison et de l'amour ? Je cherche avec Maeterlinck et en dehors des métaphysiques vaines, surtout quand elles ne sont pas belles, « une possibilité de vie supérieure dans l'humble et inévitable réalité quotidienne ». J'ai écrit autrefois quelques pages sur la nécessité qu'il y aurait à séparer en nous l'idée de la vie heureuse, qui nous hante et nous leurre, de celle de la vie réduite à la vie toute pure, à la sensation de la seule existence, à la conscience d'être. Si la vie en soi est un bienfait, et il faut l'accepter comme telle ou la nier, le fait même de vivre le contient tout entier, et les grands mouvements de la sensibilité, loin de l'enrichir, l'appauvrissent au contraire, en concentrant sur quelques parties de nous-mêmes, envahies au hasard par la destinée, l'effort d'attention qui se serait plus uniformément réparti sur l'ensemble de notre conscience vitale. De ce point de vue, une vie où il semblerait ne rien se passer que d'élémentaire et de quotidien serait mieux remplie qu'une autre vie riche en apparence d'incidents et d'aventures. C'est tout opposé à l'idéal ancien, à l'idéal catastrophique qui ne compte dans une vie que ce qui s'en détache avec éclat et qui fait tenir une existence dans quelques journées de malheur ou de triomphe après lesquelles l'être retombe dans le néant. C'est ce néant, invisible et insensible aux hommes, qu'il faut leur montrer, qu'il faut leur faire sentir : « N'est-ce pas quand un homme se croit à l'abri de la mort extérieure que l'étrange et silencieuse tragédie de l'être et de l'immensité ouvre vraiment les portes de son théâtre ? Est-ce tandis que je suis devant une épée que mon existence atteint son point le plus intéressant ?... Votre âme ne fleurit-elle qu'au fond des nuits d'orage ? » Il est même évident, pour qui réfléchit, que ce sont les moments tragiques de la vie qui émeuvent le moins notre sensibilité, parce que leur intensité même abolit une grande partie de la conscience. C'est un fait d'observation constante que le péril est moins émouvant que l'idée du péril ; tel homme qu'un récit de sang met mal à l'aise se retrouve impassible à l'heure où son sang coule vraiment. L'heure tragique aura été pour lui celle où il écoutait un récit, celle où son imagination trop libre se forgeait des images, et non celle où la nécessité lui imposait la lutte contre sa sensibilité. La tragédie de Napoléon ne fut qu'un rêve dont la vérité se réalisa à Sainte-Hélène. Il ne vécut que là. C'est l'exemple extrême du néant que porte en soi le fait tragique extraordinaire, parce qu'il n'est d'aucune application aux vies communes qui sont celles des hommes, de tous les hommes.

On a dit et M. Esch le rapporte de source sûre que, dans sa jeunesse, Maeterlinck avait des tendances réalistes, et qu'il ne fut détourné de s'affilier au naturalisme, qui flattait ses instincts matériels de Flamand, que par une conversation de Villiers de l'Isle-Adam qui l'engagea à se tourner vers les études d'âme, vers ce mysticisme contre lequel lui-même ne luttait plus. C'est très vraisemblable. Et ceci montre une fois de plus la parité des points de départ des naturalistes qui eurent de la sensibilité et des symbolistes qui eurent un sens de la vie réelle. Les théories littéraires et artistiques de Maeterlinck laissent transparaître ce souci de relier toujours les états d'âme qu'il étudie, même féériquement, avec les réalités les plus humbles. Son esthétique ne provient pas du romantisme. Elle est une interprétation mystique du réel, alors que le romantisme était une interprétation réaliste de l'idéal. Voyez ce programme pour un peintre, qu'il donne dans Le Tragique quotidien (1) : « Un bon peintre ne peindra plus Marius vainqueur des Cimbres ou l'assassinat du duc de Guise, parce que la psychologie de la victoire ou du meurtre est élémentaire et exceptionnelle et que le vacarme inutile d'un acte violent étouffe la voix profonde, mais hésitante et discrète, des êtres et des choses. Il représentera une maison perdue dans la campagne, une porte ouverte au bout d'un corridor, un visage ou des mains au repos. » Voilà le plan réaliste. Voici maintenant le plan mystique : « ... et ces simples images pourront ajouter quelque chose à notre conscience de la vie ; ce qui est un bien qu'il n'est plus possible de perdre ». Et le tout représente bien ce que Maeterlinck a voulu réaliser dans une partie de son théâtre.

Je dis une partie de son théâtre, parce que s'il est évident que, l'Intruse, les Aveugles, Intérieur répondent par leur simplicité extérieure à ce premier programme, plusieurs autres œuvres de la même période et surtout des périodes successives s'en éloignent beaucoup. C'est que tantôt il se laisse dominer par ses tendances réalistes, et tantôt il construit dans le pur domaine lyrique et chimérique. Ces deux manières sont contemporaines. Ce que nous connûmes de lui tout d'abord, montré sur la scène, ce fut l'œuvre du réaliste mystique, et d'abord ces Aveugles, dont les voix dolentes dans la nuit sonnent encore à nos oreilles, impression de réalisme fantastique. Mais déjà on avait pu lire la Princesse Maleine et s'y imprégner d'un irréel nouveau et hallucinant, où se trouvait comme resserré et rendu visible tout ce qu'il y a de fantomatique dans l'âme de ces paysages du nord, vus et sentis par une imagination maladive, imprégnée jusqu'au frisson du décor shakespearien d'Hamlet et du Roi Lear. Sans doute, les personnages sont trop uniformément des ombres gémissantes et qui parlent trop de leur âme, de la détresse de leur âme, de la destinée de leur âme, et en termes trop souvent puérils, quoique d'une puérilité voulue et cherchée, avec trop de répétitions de mots et de phrases qui se répondent comme des sons de cloche dans la nuit ; mais il y avait au fond de tout cela des cris de terreur inouïs, des effets de mystère irrêvés, et parmi une atmosphère d'angoisse les cœurs s'arrêtaient soudain comme des horloges mourantes. Avec Pelléas et Mélisande, le monde sorti de l'imagination – on dirait parfois un peu névrosée, mais quel non-sens ce serait ! – du poète, s'humanise et tend vers un lyrisme où il y a des sourires dont l'œuvre s'éclaire, en même temps que le dialogue devient moins inconscient, ressemble moins à des cris et à des soupirs de la nature : « Je ne t'ai embrassé qu'une fois jusqu'ici, dit le vieux roi Arkël à Mélisande, le jour de sa venue ; et cependant les vieillards ont besoin de toucher quelquefois de leurs lèvres le front d'une femme ou d'un jeune enfant, pour croire encore à la fraîcheur de la vie et éloigner un moment les menaces de la mort. » Voilà de ces choses qui firent prononcer à des enthousiastes le nom de Shakespeare ; et en effet il n'y a peut-être que dans Shakespeare que les personnages osent ainsi mêler le lyrisme de la pensée au lyrisme de l'action. Ces personnages, et c'est encore un de leurs traits, et le plus humain peut-être, se donnent à eux-mêmes et aux autres beaucoup d'explications sur la vie, et cependant n'arrivent jamais à en élucider le mystère. Comme je l'ai dit déjà, dans une très ancienne étude sur Maeterlinck, « ils ne savent rien que souffrir, sourire, aimer ; quand ils veulent comprendre, l'effort de leur inquiétude devient de l'angoisse et leur inquiétude s'évanouit en sanglots ».

Ce n'est pas en quelques lignes que je puis esquisser plus loin l'esthétique de Maeterlick. Je ne puis ici que l'effleurer dans ses origines, mais je veux noter le résultat de son impression sur les esprits. Si ce théâtre n'est pas toujours entièrement satisfaisant, s'il flotte toujours un peu à la surface des choses, comme les vapeurs qui s'amassent la nuit sur les étangs, il a toujours réussi à nous éloigner et même à nous dégoûter (j'exprime mon opinion et non celle de mes voisins) de la plupart des autres expressions dramatiques. Avant d'aller aux Salons annuels, il est bon, afin d'éviter les surprises des sens, d'aller considérer d'abord quelques Titien et quelques Rembrandt. Avant d'aller s'émouvoir à tel drame de la romantique manière, relisons un peu de Shakespeare, d'Ibsen ou de Maeterlinck, afin que les tirades sur le duel, sur l'adultère, sur l'honneur, sur le devoir, sur toutes les vieilles grandes choses d'hier, glissent plus aisément sur notre entendement et sur notre sensibilité. Nous rougirons alors d'avoir jamais pris au sérieux, nous autres hommes des temps nouveaux, toute cette friperie qui pend aux vieux clous rouillés de la tradition hispano-classique. Voyez sur ce point les pages déjà citées du Tragique quotidien.

(1) L'Œuvre de Maurice Maeterlinck, 1912. Parmi d'autres études récentes, signalons le numéro spécial du Rythme, tout fleuri d'images.

pp. 152-161 de la 3e édition, 1913.


SHAKESPEARE

On connaît la thèse de M. Demblon : l'œuvre de Shakespeare appartient non pas à l'acteur William Shakespeare, ou Shakspere ou Shaxpere et autres variantes, mais à un de ses contemporains, un peu plus jeune, Roger Manners, comte de Rutland (1). Je n'examinerai pas le détail de ses arguments, ni comment la besogne lui fut facilitée par les doutes adroitement semés dans les esprits par les partisans de François Bacon. Ils avaient montré le désaccord entre la fruste éducation attribuée au Shakespeare traditionnel et la connaissance des hommes manifestée dans l'œuvre shakespearienne. Il est impossible, disaient les baconiens, qu'un tel génie ait passé presque inaperçu, qu'il n'ait soulevé ni l'enthousiasme ni même la curiosité de ses contemporains, qu'il se soit résigné lui-même à la médiocrité de la fortune, qu'il soit allé, son labeur achevé, mourir dans un coin de campagne, sans se soucier de la gloire dont plus qu'un autre il aurait dû sentir le désir et le frisson. Pareillement, M. Demblon s'est fait l'image d'un Shakespeare romantique, frère de Byron, de Lamartine et de Vigny, d'un Shakespeare au front marqué d'une étoile comme le bœuf Apis, d'un Shakespeare tantôt ployant sous le fardeau des injustices humaines et tantôt révolté comme un titan. Les livres des baconiens et celui de M. Demblon sont la preuve qu'on ne peut plus concevoir que le génie littéraire soit incarné dans un homme qui se livre en toute simplicité au métier dans lequel il est tombé, mais qui le fait supérieurement, dont les plaisirs sont sans éclat et les douleurs intérieures, qui n'envie rien parce que son imagination possède tout, pour qui la vie n'est qu'un espace de temps que les amours et la taverne remplissent mal, auquel un hasard révèle les possibilités magnifiques d'un esprit qu'il n'avait jamais songé à interroger directement, qui se lasse un jour d'organiser la vanité des rêves et s'en va mourir là où il était né. Telle est pourtant l'histoire de Shakespeare. Elle est merveilleuse et plus émouvante même que ses drames de vie et de songe. Il faut y ajouter un trait qui en accentue l'aspect naïvement humain, c'est que les fruits de son esprit furent passablement rémunérateurs, que sa fortune patrimoniale s'en trouva rétablie et que telle fut la cause vraie du précoce retour aux champs de ce paysan nostalgique. Cette vie est admirable par sa simplicité. Elle est si dénuée de l'apparence même du théâtral et du charlatanisme, si doucement pliée à la nécessité et à l'ordre, si exemplaire enfin, qu'elle dut apparaître insuffisante à un homme aussi consciemment romantique que Coleridge, aussi fermement convaincu que M. Demblon, et la plupart de nos contemporains, qu'il doit y avoir un rapport logique entre les choses et les êtres.

On ne se retire pas dans la solitude bavarde d'une petite bourgade quand on a écrit Hamlet. On reste dans le monde, où jouir de son ennui, ou bien on le promène dans les cités historiques. Songez que Shakespeare revient à Stratford « sans livres ». Évidemment ce n'était pas une intelligence à la manière de M. Demblon. Sans livres ! Ce ne pouvait être qu'une brute. Il est sans exemple, au vingtième siècle, qu'on s'établisse aux champs sans livres, quand on a l'âme distinguée ; et comment refuser cela à celui qu'on appelle vulgairement Shakespeare ? Je ne sais pas d'ailleurs où M. Demblon a trouvé ce détail. Peut-être avait-il tout de même emporté une Bible et le Perfect angler ? Conçoit-on qu'un homme ait écrit le Marchand de Venise, plein, dit l'Allemand Elze, cité par M. Demblon, « d'une incomparable atmosphère italienne », sans avoir été à Venise ? La Tempête sans avoir navigué ? Comme il vous plaira, sans avoir habité seigneurialement les forêts ? Hamlet, sans connaître le Danemark ? Continuons la nomenclature : Antoine et Cléopâtre, sans avoir vu l'Égypte ? Crée-t-on des figures comme celles de Portia, de Béatrice, sans avoir été le mari « de l'admirable femme » qui fut précisément celle à qui Rutland « avait uni sa vie sublime » ? Et nous voilà en plein dans le chapitre des coïncidences qui ont ébloui M. Demblon et qui en éblouissent d'autres à sa suite. Roger Manners fut envoyé par Francis Bacon (qu'il est bien juste de voir mêlé à cette histoire) à l'université de Padoue (la Mégère mise à la raison) ; il séjourne à Vérone (Roméo et Juliette ; les Deux gentilhommes de Vérone), puis à Venise (le Marchand de Venise ; Othello). Il fut ensuite nommé intendant de la forêt de Sherwood (Comme il vous plaira ; le Songe d'une nuit d'été). Il eut l'occasion d'aller aux Açores (la Tempête). Ces dernières coïncidences sont moins lumineuses ; d'autres me sont demeurées tout à fait obscures, et vraiment je ne suis arrivé à soumettre mon esprit ni aux unes ni aux autres. C'est notre manie de la documentation qui nous fait croire qu'il faut connaître un pays pour oser y mettre les scènes d'une action dramatique. On n'avait pas de tels scrupules ou de telles prétentions à l'époque de Shakespeare et on ne les eut guère avant le romantisme, et on ne les eut que théoriquement au temps du romantisme. Victor Hugo n'alla jamais en Orient, ni même en Italie, et il n'avait vu de l'Espagne que ce qu'en voient des yeux d'enfant. L'argument de M. Demblon n'est que l'aveu d'une honorable naïveté. On connaît toutes les sources des histoires que Shakespeare dramatisa ; il n'en inventa aucune. Il n'était pas tisserand, il était brodeur. Il lui fallait un thème, il lui fallait une toile. Aussi bien, en un temps de peu de lectures, l'invention n'était pas un mérite très apprécié. A bien réfléchir, il est encore insignifiant, comme il est illusoire. On ne trouve guère, on retrouve. Au temps de Henri IV, on demandait aux poètes une autre sorte d'invention, celle qui est proprement l'invention poétique et qui se peut exercer à travers les combinaisons les moins originales. Shakespeare ne plaça pas à Venise les scènes du More de Venise ou du Marchand de Venise parce qu'il aurait vu la ville des canaux et en aurait goûté le charme, mais parce que les chroniques qu'il suivait lui imposaient ou lui permettaient de choisir Venise au nom attrayant, plus lumineux encore qu'aujourd'hui, plus légendaire ou plus mystérieux ; il n'avait pas l'âme d'un touriste, et ses incursions se firent toutes à l'intérieur du cœur humain ou sur les ailes de la fantaisie shakespearienne.

L'erreur de M. Demblon, qui est une erreur intellectuelle, est celle de toute la critique littéraire depuis Sainte-Beuve et depuis Taine. Il veut absolument retrouver l'homme dans l'œuvre, et comme les hasards de l'histoire littéraire lui ont offert ce héros de la logique, il l'a eu vite capté dans les filets de son raisonnement. Voilà l'œuvre, dit-il, que vous connaissez. Essayez d'y appliquer le décalque de la vie du traditionnel Shakespeare, et vous verrez qu'aucun des traits ne concorde. Prenez au contraire la vie de lord Rutland, et vous superposerez trait pour trait les deux dessins. Je reconnais que la coïncidence est troublante, surtout quand c'est M. Demblon qui fait l'opération, car il appuie sur les lignes qui se couvrent, ou à peu près, et néglige celles qui divergent. Mais c'est le jeu des thèses ; il est loyal, et de plus autorisé par l'enthousiasme ; mais je crois que si on examinait froidement la direction générale et l'enchevêtrement du réseau, on n'y découvrirait que des rencontres de hasard et tout extérieures.

Si nous ne connaissions assez bien la vie de Pierre Corneille, attribuerait-on volontiers à un magistrat de Rouen cette œuvre héroïque, militaire et politique ? Ne chercherait-on pas parmi les diplomates qui furent aussi officiers, qui connurent des mœurs variées et l'âme secrète des hommes d'État et des rois ? Racine, dans sa vie privée et sa vie de courtisan, fut-il bien l'homme que l'on déduirait de ses tragédies ? On a essayé de le prouver, et ce fut un travail à l'inverse, mais pas beaucoup plus convaincant que celui de M. Demblon à la recherche de l'homme logique. On n'arrive jamais à prouver que l'homme représente l'œuvre et que l'œuvre représente l'homme. Mais la critique n'accepte pas volontiers l'illogisme des divergences. C'est-à-dire qu'elle modifie l'esprit de l'œuvre pour le mettre d'accord avec les actes de l'homme, ou, au contraire, partant des actes, juge l'œuvre selon leur signification. Racine, réputé doux, tendre, familial et religieux, fit paraître longtemps sous le même jour, et malgré l'évidence, son œuvre pourtant cruelle et passionnée. Récemment, partant de l'œuvre violente, on a dessiné un Racine violent, un Racine « tigre ». On l'a plié à la logique. Était-ce nécessaire ? J'en suis moins persuadé maintenant qu'après la lecture du livre de M. Masson-Forestier (2). Les recherches de ce genre sont toujours illusoires, surtout, dirais-je, quand elles aboutissent à l'établissement de coïncidences logiques, pour ce que le génie de l'homme est l'illogisme même et que plus grand est ce génie et moins il est d'accord avec la logique de la vie. Le génie est la révolte ; suprême expression de l'humanité, comme l'humanité est la suprême expression du vertébré (3), il se révolte même contre lui-même, et son œuvre ne raconte sa vie que dans la mesure où il a été dominé par elle. Je sais bien que les efforts de l'homme supérieur pour s'affranchir de lui-même ne réussissent pas toujours, et aussi que, la plupart du temps, il n'y prend point garde et n'y pense même pas ; bien plus, se répand naïvement en confidences tout comme un autre. A côté d'un Flaubert à qui il répugne de mêler sa propre vie à même son art, d'un Corneille qui n'en eut pas la tentation, il y a les Chateaubriand, les Jean-Jacques qui ne furent peut-être absolument supérieurs que dans le maniement de leur intimité. Mais ces manifestations d'égoïsme transcendant ne sont pas une des conditions du génie, elle ne se présentent pas nécessairement. Pour employer le jargon philosophique, il y a les génies objectifs et les génies subjectifs. Shakespeare a été par excellence le génie objectif, et, sauf une brève phase de poésie confidentielle, il n'a jamais songé à transposer dans son œuvre les aventures de sa vie, qui n'en eut guère d'ailleurs. Donc les histoires de Venise, de Vérone, de Padoue, d'Elseneur ou de la forêt de Sherwood n'ont aucunement la valeur d'un argument ; ce sont des hasards qu'il ne faut pas même estimer plus curieux qu'ils ne le sont.

Je n'entreprends nullement de réfuter M. Demblon sur le terrain historique. Si je découvrais par hasard une coïncidence à laquelle il n'eût pas songé entre la vie de Rutland et l'œuvre shakespearienne je la noterais volontiers. Je voudrais qu'il eût raison logiquement avec encore plus d'abondance et d'évidence que ne le montre son volume ; mais à toutes ses preuves je résisterais encore, au nom même de l'illogisme, qui a ses droits comme il a ses racines dans l'organisation de l'esprit humain. J'aime le traditionnel Shakespeare parce qu'il écrivit Hamlet, mais aussi parce qu'il garda les chevaux des gentilshommes à la porte du théâtre, et bien que l'anecdote soit mythique, je ne la rejette pas. J'aime ceux qui montent, ceux qui deviennent, ceux qui se réalisent, plus que ceux qui éclatent. J'aime Shakespeare ne sachant pas où est la Bohême, et ne s'en souciant pas, car il est tant de choses plus utiles à savoir, et que la Bohême ouvre sur la mer ou soit encerclée de montagnes, qu'importe à un Shakespeare ! Mais cela importerait beaucoup à un Rutland, gentilhomme d'élégante culture, diplomate et voyageur. M. Demblon s'est borné à alléguer, pour que rien ne clochât dans son hypothèse, l'exemple que Victor Hugo entendant à Liège des refrains flamands, ou celui de Walter Scott pour qui Liège est également une ville flamande. Je ne crois pas que l'on puisse soutenir sérieusement que ces deux ignorances soient comparables aux magnifiques ignorances de Shakespeare, que ne contredisent pas d'ailleurs la remarque d'Émile Montaigut, qu' « un examen même médiocrement attentif de ses œuvres révèle que la lecture de cet ignorant était prodigieuse », Montaigut ni personne n'ayant confondu la variété des connaissances shakespeariennes avec la notion précise des choses que donne une instruction méthodique. M. Demblon se rejette aussi sur l'ignorance générale de dramatistes contemporains, et l'argument est meilleur. Mais s'il devient valable pour Rutland il n'est d'aucune valeur contre Shakespeare. Le Shakespeare de la tradition en eût commis bien d'autres, dit M. Demblon. Cette manière de raisonner est un peu choquante.

Mais je ne veux pas me perdre dans les détails. Songez que cet « antishakespeare » ne s'étend pas sur moins de 560 pages, et que ce n'est qu'un commencement. Pour finir, je voudrais bien m'expliquer pourquoi ce Rutland garda un loup toute sa vie, même après la mort d'Elisabeth, même au temps où Jacques Ier lui « montrait toute sa faveur », et surtout comment il y réussit. Je sais, il y a les Lettres de Junius, mais quelques lettres politiques ne sont pas l'œuvre de Shakespeare, ne sont pas quarante drames, comédies et poèmes. Quarante fois recommander le secret et l'obtenir; bien plus, avoir pensé dès l'adolescence à cette laborieuse comédie et la perpétuer pendant plus de vingt-cinq ans ! N'avoir jamais rien laissé soupçonner de son secret à ses amis ! Avoir obtenu le silence de sa femme, qui était la fille d'un écrivain illustre, qui connaissait les flatteries de la gloire dont les charmes ont tant d'attraits pour un cœur féminin ! Cela passe de beaucoup en invraisemblances les contradictions qui émeuvent dans la vie de Shakespeare. Et puis, quand on est Rutland, on n'écrit pas dans une mansarde, on peut rédiger à la dérobée quelque lettre, quelque sonnet, mais non pas une œuvre comme celle de Shakespeare, qui, malgré la spontanéité de son génie, lui demanda pourtant des jours ou des nuits de méditations. Je n'aime pas non plus beaucoup qu'on nous présente Macbeth tel « que le plus délicat des compliments envers le roi » ni le Roi Lear comme « un autre compliment », ce qui, outre l'irrévérence, n'a aucun sens, le courtisan en perdant tout le bénéfice, puisqu'il s'entêtait à garder le masque.

Mais je passe sur ces obscurités, M. Demblon devant y porter la lumière dans un prochain volume, et mon but d'ailleurs n'étant que d'opposer à des raisons d'histoire et d'archiviste, des raisons de pure psychologie. Cela ne m'empêche pas de trouver son travail aussi curieux que possible. Mais Shakespeare est Shakespeare.

(1) Célestin Demblon, Lord Rutland est Shakespeare. Paris, 1 vol. in-12 de VIII-560 p., 1912.

(2) Autour d'un Racine ignoré.

(3) Il faut tout rattacher à la biologie. Voyez dans le livre de M. Quinton le chapitre de « la Révolte du vertébré ».

pp. 185-195 de la 3e édition, 1913.


LE VRAI MACHIAVEL

« Machiavelli, mon maître bien-aimé »
Villiers de l'Isle-Adam,
Tribulat Bonhomet

Machiavel fut le moins machiavélique des hommes. S'il l'avait été, il n'eût point été disgracié, ou, disgracié, il eût trouvé moyen de rentrer en faveur. Voilà comme il m'est apparu après la lecture d'un livre bien curieux que vient d'écrire à son propos M. Jean Dubreton (1). Sans doute, il y a bien l'hypothèse qu'il s'était conduit de telle sorte qu'on ne pouvait plus avoir confiance en lui, mais cela encore n'est pas très caractéristique de ces hommes machiavéliques qui savent toujours vaincre les apparences et présenter aux yeux la plus engageante. Il n'y a pas de machiavélisme sans hypocrisie, et Machiavel fut le moins hypocrite des hommes, comme il fut peut-être le plus maladroit. Ce fut aussi un grand écrivain et un brave homme à la mode de Florence et à la mode de Rome, au temps de Savonarole et au temps des Médicis. Il y a naturellement toutes sortes de petites différences entre la signification des mots à notre époque et à l'époque de Machiavel, mais pas si importantes qu'on pourrait le croire, et ici et là on retrouve sous des costumes divers la même éternelle humanité. Il nous est agréable de nous figurer qu'en parcourant les jardins successifs de l'Histoire nous trouvons des variétés, profondément différenciées, de la plante humaine, mais ce n'est pas une vue très philosophique, et Schopenhauer disait mieux, que, lorsqu'on a lu Hérodote, on a tout lu et que rien ne peut plus vous étonner. Quelque chose change cependant, c'est notre manière de voir et de comprendre les choses, car il y a une mode pour la sensibilité et pour l'intelligence comme il y en a une pour le port de la barbe, le plan de saillie des ventres féminins et aussi quelques autres usages et jugements touchant la morale ou l'esthétique. Sans cette variété que met dans la vie notre imagination, le monde nous paraîtrait tellement plat qu'il aurait arrêté de lui-même son évolution vers le néant, par honte de répéter toujours les mêmes gestes. Mais nous avons heureusement inventé la contradiction, ce qui rend par moments la vie tolérable. Ce qu'admira une génération ou une époque, la génération ou l'époque suivante ne manque pas de le mépriser, de sorte que quand on connaît un peu l'histoire de l'esprit humain, on s'aperçoit qu'il n'y eut jamais rien de stable, que la gloire d'aujourd'hui est l'ignominie de demain et réciproquement, mais que ce qui fut glorieux un jour peut très bien le redevenir et que ce qui fut une fois méprisé peut être méprisé à nouveau. On a bien essayé de formuler des canons, mais leur autorité dure ce que dure la réputation de qui les établit, et ainsi les règles des jugements sont soumises aux mêmes fluctuations que les jugements et n'ont quelque valeur que près de groupes qui ne sont pas toujours formés des mêmes éléments. Ce qui charma une aristocratie tombe aux plaisirs du peuple, et c'est parmi les plaisirs du peuple que parfois l'aristocratie vient chercher les siens. Heureux cependant qui aurait des principes assurés, des principes que l'on se transmettrait, comme jadis les meubles de la maison. Cela s'est vu, et il semble que l'Histoire fournisse certains exemples, non de l'éternité, mais de la longévité des principes. Mais les exemples de leur caducité sont la règle : Machiavel rentre dans la règle.

En attendant qu'il soit honni à nouveau, Machiavel est entré depuis cinquante ans dans la phase de l'estime générale. « C'était autrefois, dit M. Dubreton, qui croit aux revirements définitifs, une méthode fort en honneur chez les pédagogues » de séparer les hommes célèbres en deux groupes : les élus et les réprouvés. Aux uns une gloire sans tache. « Ces êtres extraordinaires apparaissaient glorieux dès le berceau, initialement, forcément glorieux, faits, marqués pour la gloire, suivant inévitablement un facile sentier de gloire, tout uni, sans ornières sans fondrières : ils étaient sûrs d'arriver au bout. » A l'inverse, il y avait les réprouvés, les grands scélérats, « qu'on enfonçait à coup de poing dans la géhenne ». Il ajoute : « Il est resté quelque chose de cette métaphysique d'enseignement : le nom de Machiavel garde encore pour la bourgeoisie je ne sais quelle saveur canaille, éveille je ne sais quelle idée de noirceur : ainsi Proudhon et sa formule. Ce sont des êtres diabolisés par les systèmes, les loups-garous de l'histoire, comme on en voit deux ou trois par siècles. » Cela remonte loin. La France du seizième siècle le tenait pour un monstre. Les jésuites le font condamner, ce qui excite les Turcs, qui se mettent à l'estimer. Pour les encyclopédistes, « Machiavel est un professeur de tyrannie et son livre est le bréviaire des tyrans ». Stendhal n'en eut pas peur, au contraire, et on retrouverait facilement dans ses romans les traces d'une lecture attentive, trop attentive, du Prince. Enfin vint Macaulay, qui découvrit que la machiavélisme était une invention des critiques et des historiens. Vers le même temps, les Italiens découvraient enfin le vrai Machiavel, homme comme tous les hommes, rempli de contradictions, n'essayant même pas de les atténuer, se laissant dicter ses jugements par l'observation de la vie, nullement conspirateur, nullement réformateur, nullement fourbe, honnête fonctionnaire et l'un des plus riches écrivains italiens du seizième siècle. Le livre qui le fait le mieux connaître, c'est le recueil de ses Lettres familières, qui ne sont connues dans leur intégrité que depuis 1885 ; c'est à cette source qu'a puisé surtout avec un rare discernement M. Dubreton.

Quand il visa une place d'État, à quoi il était bien destiné par son milieu et son éducation, Florence, qui connut tous les gouvernements possibles, qui fut comme les cités grecques un laboratoire politique d'une incroyable activité, jouissait de la domination des moines. Savonarole et ses frati en étaient les seigneurs tout-puissants. Machiavel assista à leur triomphe et y prit une singulière haine, non pas tant de la religion que de la démocratie religieuse, et comme on dirait maintenant, du cléricalisme. C'est un côté du caractère de Machiavel qui dut séduire Stendhal, lui qui ne pouvait croire à la bonne foi d'un prêtre ni qu'un prêtre pût jamais ni parler ni agir sans arrière-pensée. Pour Machiavel, Savonarole n'est qu'un fourbe. Comme le trésor est vide, le moine « faisait faire jeûnes et processions » pour le remplir, et Machiavel, homme pratique, ne voit en tout cela que jonglerie. Quand Savonarole est vaincu et monte sur le bûcher, il le juge, mais presque uniquement au point de vue financier : « On ne peut compenser le dommage causé à la cité par ces frères ; ils nous ont fait dépenser inutilement un énorme trésor, tenu la cité divisée, ont été l'occasion de la mort et de la ruine d'un grand nombre de nos concitoyens, et non des moindres. » Il dit à un autre endroit : « Les frati ne doivent pas se mêler de politique. » La mort de Savonarole et le revirement qui l'accompagna ouvrirent à Machiavel la carrière qu'il souhaitait. Il fut nommé secrétaire de la Seigneurie, puis attaché aux Dix, qui régissaient le département de la guerre et des affaires étrangères. Ainsi il fut mêlé à la fois à la politique intérieure et diplomatique de Florence qui devait aboutir, en 1512, à la restauration des Médicis et à sa propre disgrâce. C'est alors qu'il médita le Prince, en prison, et que, rendu à la liberté, il l'écrivit à la campagne, au milieu des occupations rustiques. Le Machiavel champêtre est un bon homme, si simple que des commentateurs de ses Lettres familières ont voulu douter de la sincérité de ses soucis de propriétaire campagnard. Les abstracteurs de quintessence, dit Paul Deltuf (2), n'admettent pas qu'un tel homme s'intéresse à des objets aussi bas qu'une pile de bois, la chasse aux grives, le meunier, l'auberge et l'aubergiste. Le bois signifie Florence, les bûcherons les Florentins, etc. Enfin tout cela a un sens politique. C'est bien mal connaître Machiavel que de ne pas le croire capable de s'intéresser à toutes choses. Ne s'intéressa-t-il pas aussi au cocuage, comme le montre surabondamment la Mandragore, aux courtisanes, aux actrices, et la Barbera ne fut-elle pas sa maîtresse ? Machiavel n'était pas riche : une pile de bois avait de l'importance pour lui, et même le prix d'un dîner (3). Donc, c'est le Machiavel champêtre, retiré, c'était bien par force, à San-Carciano, qui écrivit le traité des Monarchies (de Principatibus), autrement appelé le Prince. On en connaît le ton. Il y a surtout un certain chapitre XVIIII : De quelle manière un prince doit tenir ses engagements, qui a fait douter si le livre n'était pas tout entier un jeu ironique. Amelot de La Houssaye traduit plus crûment : Si les princes doivent tenir leur parole. On y lit : « L'expérience de ces temps-ci montre qu'il n'est arrivé de faire de grandes choses qu'aux princes qui ont fait peu de cas de leur parole et qui ont su tromper les autres ; au lieu que ceux qui ont procédé loyalement s'en sont toujours mal trouvés à la fin... Le pape Alexandre VI ne fit jamais autre chose que tromper, jamais homme ne fut plus persuasif, jamais homme ne promit rien avec de plus grands serments ni ne tint moins sa parole, et néanmoins ses tromperies lui réussirent toujours. » Oui, est-ce de l'ironie, est-ce un catéchisme de la ruse et de la duplicité à l'usage des Médicis qu'il voulait servir et auxquels il voulait montrer de quoi il était capable, ou bien n'est-ce pas tout simplement qu'il dit cela parce que l'expérience lui a enseigné que telle était la vérité ? Machiavel ne méconnaît pas la morale, mais il met la vérité au-dessus de la morale. D'ailleurs il ne dit pas qu'il est bien de ne pas tenir sa parole, il dit que cela est utile, que cela est profitable. Son époque lui enseignait cela et d'autres époques aussi auraient pu le lui enseigner. Amelot fait remarquer qu'il écrit pour les rois, et que le commun des hommes aurait le plus grand tort de prendre Machiavel à la lettre, qu'un Alexandre VI lui-même pourrait le trouver mauvais et les rappeler durement au respect de leurs engagements. Il distingue soigneusement la morale politique de la morale de société, et si ce point de vue n'est plus théoriquement le nôtre, il faut convenir que, dans la pratique, les nations ne se comportent pas entre elles comme les particuliers honnêtes se comportent entre eux. Machiavel n'est pas un théoricien, c'est un observateur. Cependant, il n'est pas douteux qu'en dédiant ce livre à Laurent II de Médicis il n'ait eu le dessein de lui plaire et de lui fournir les moyens de mieux assurer son pouvoir. Les Médicis d'ailleurs donnèrent un démenti à Machiavel, comme l'a fait remarquer Renan, et ils fondèrent leur domination sur de tout autres principes que ceux qu'il exposait. Un homme vraiment machiavélique aurait dû penser qu'il eût été difficile, même à un Alexandre VI, de prendre pour serviteur l'apologiste de la fourberie. Cet homme si intelligent n'eut pas l'esprit de se méfier de l'hypocrisie universelle. Même à Florence, à cette époque il y avait au-dessus des partis une opinion publique. Les Médicis méditaient de s'allier avec la France : Machiavel se ferma la porte qui se serait peut-être ouverte devant lui. Le Prince fut une maladresse, et à tous les points de vue, car ce morceau de morale politique détourna l'attention de ses œuvres purement littéraires, dont l'originalité et la valeur profonde furent longtemps méconnues. Cependant, voici la Mandragore sur notre théâtre et personne guère ne s'intéresse plus au Prince que comme à une curiosité historique.

Par la pensée comme par la forme, Machiavel reste une des incarnations les plus caractéristiques de la renaissance païenne. Il n'aime que les anciens et sa patrie, qu'il voudrait modeler aux coutumes du paganisme, plier à cette religion civile qui fut celle des républiques grecques et celle aussi des Romains. Dans une page que cite M. Dubreton, il a l'air d'exposer une des idées capitales de Nietzsche sur la morale des maîtres et la morale des esclaves. « Notre religion n'a glorifié que les hommes humbles et contemplatifs, non les hommes d'action. Le christianisme met le souverain bien dans l'humilité, l'abjection, le mépris des choses humaines; les anciens le mettaient dans la grandeur d'âme, la force du corps, tout ce qui est apte à rendre l'homme fort... L'ensemble des hommes, pour aller en Paradis, songe plus à souffrir les coups qu'à s'en venger. » M. Dubreton note encore qu'il avait en profond dégoût ces condottieri qui, à leur dernière heure, « font demander au pape de leurs péchés indulgence plénière ». Malgré cela il est certain qu'il se soumit pour mourir au formulaire chrétien. Frère Matteo assistait cet ennemi des frati. Il s'était mis également en règle avec la faculté en absorbant le matin même des pilules roboratives, qui figurent toujours dans le Codex sous le nom de pilules de Machiavel. A première réquisition, tout apothicaire vous les fabrique. Ses ennemis ne manquèrent pas de dire qu'elles étaient d'une formule aphrodisiaque, imprudence qui le jugula. Leur composition proteste contre cette fable : aloès, cardamone, safran, myrrhe, anis, bétoine, bol d'Arménie, modeste réconfort d'estomac. Machiavel était dyspepsique.

(1) La Disgrâce de Nicolas Machiavel, Florence, 1469-1527. Paris, Mercure de France, 1913.

(2) Essai sur les œuvres et la doctrine de Machiavel, avec la traduction littérale du Prince. Paris, 1867, in-8°.

(3) Lettre du 15 avril 1513.

pp. 258-267 de la 3e édition, 1913.