XIX

LES ROUTES DE FRANCE

Les routes de France sont un peu moins inconnues depuis les automobiles ; mais ces monstres ne se risquent pas volontiers le long de ces petits rubans qui vont on ne sait où en tournant sur eux-mêmes. Les routes ne sont plus inconnues ; les chemins le sont encore : les chemins de France forment un réseau merveilleux.

Il y a quelques années, des amateurs de cyclisme, à San-Francisco, durent, pour se livrer à leur sport, faire construire une route. Voilà la différence entre la barbarie et la civilisation ! Cette colossale Amérique en est encore, par bien des côtés, à la période coloniale. Les chemins de fer y ont devancé les chemins de pierre ; et comme il n'y a pas de villages, mais seulement des villes et des fermes isolées, les routes ont semblé moins utiles : on les a négligées.

D'ailleurs, un réseau de routes et de chemins comme celui qui couvre la France ne s'improvise pas. Il y faut la collaboration des siècles ; mais le dernier siècle, incontestablement, a fait plus de routes en France que tous les autres depuis Jules César.

Louis XIV aimait les routes pavées ; il les multiplia autour de Paris. Plusieurs de ces routes ont encore ce nom : le pavé du Roi. Mais déjà tous les grands centres étaient reliés entre eux et avec Paris.

Au dix-huitième siècle, les routes s'allongèrent encore. Négligé par la Révolution, qui ne sut même pas les entretenir, le système des grandes routes royales (aujourd'hui nationales) fut achevé sous la Restauration. L'élan était donné ; les tisserands des ponts et chaussées ont ajouté sans cesse des mailles nouvelles au large et majestueux réseau primitif.

Aujourd'hui, le dessin est presque achevé, et la France donne cet aspect : un parc sillonné de nombreuses allées.

Elles sont larges ou étroites, droites ou courbes, blanches, grises ou rouges, les routes de France, selon la pierre dont on les nourrit ; mais ce sont bien des allées de jardin.

Cela nous semble tout naturel, et c'est extraordinaire. Aucun autre pays ne possède des chemins aussi nombreux et aussi bien entretenus, sauf l'Angleterre, peut-être, et en quelques régions seulement. Les chemins de France représentent un très grand luxe. Aucun, assurément, n'est inutile, mais beaucoup ne sont pas utiles en proportion de ce qu'ils ont coûté à construire, de ce qu'ils coûtent à entretenir. Il en est beaucoup qui ne reçoivent pas en moyenne une voiture par jour. C'est une œuvre seigneuriale, plus encore qu'une ̹uvre sociale. Mais ils sont là, ces petits chemins aux harmonieuses courbes, déroulées parmi les champs et les prairies ; ils s'offrent à tous, ils représentent la possibilité de sortir de chez soi : ils sont un signe et un instrument de liberté.

L'absence de chemins rend l'homme de la campagne prisonnier d'un coin de terre. Que de générations de paysans ont vécu ainsi, sans sortir, et n'imaginant pas que l'on pût franchir le cercle coutumier de l'horizon ! D'aucuns diront que cela faisait des races meilleures, plus solides, plus résistantes, étant plus résignées à un sort monotone. Cela n'est peut-être pas très exact. S'il n'est pas de vie sérieuse sans une certaine routine, ne faut-il cependant que le train quotidien soit brisé de temps en temps ? Sortir de chez soi, c'est sortir de soi-même, et on y gagne toujours quelque chose.

Mais quand elles ne serviraient à presque rien, ces allées de jardin qui sillonnent la France, elles seraient encore délicieuses. Elles donnent à qui les suit en rêvant la sensation d'être le maître d'un merveilleux domaine. Les paysages semblent fuir : on finit toujours par les atteindre. Il n'est pas de clocher sur le dos d'une colline, pas de moulin dans le giron d'un vallon que l'on ne finisse par joindre, et la terre de France se trouve ainsi agrandie de toutes sortes de beautés, jadis inaccessibles.

Il est bon, cependant, qu'il reste des coins inaccessibles. Il y en a encore, et il y en aura toujours. Cela est heureux, car le paysage le plus beau est celui qu'on ne verra jamais, et il n'est rien de tel que les rêveries qui demeurent des rêves. La France est si variée que la plus grande partie en sera toujours mystérieuse, même pour le touriste le plus effréné ou le plus patient. Les petits chemins mènent partout ; mais ils sont si enchevêtrés, leurs rubans sont si longs, qu'on n'en voit jamais la fin. On n'est jamais arrivé. Quel pays pour le Juif Errant, réduit jadis à traîner sa mélancolie le long de quelques grandes routes trop connues !

Les petits chemins de France sont un des délices de France, et un des plaisirs les plus charmants de l'été est de se promener le long des allées de ce grand parc où les bêtes et les hommes mangent et travaillent fraternellement à la lumière du soleil ou à l'ombre des beaux arbres.

1904

pp. 207-211 de la 10e édition, 1913.


XX

LE PLAISIR DE L'EAU

Paris est devenu, ces dernières années, une plage populaire. Des familles, les après-midi, viennent s'asseoir le long des berges de la Seine, du côté de l'Hôtel de Ville, sous les grands arbres, où on devise en regardant l'eau qui s'écoule, cependant que les enfants jouent avec le sable que déchargèrent là les mariniers.

L'eau est une attraction pour l'homme ; mais il faut qu'elle remue, fuyante ou bondissante, qu'elle simule par son mouvement les agitations volontaires de la vie.

Près de l'eau morte des plus vastes étangs ou des lacs encore trop petits pour donner prise au vent, la sensation est presque funèbre, même sous un ciel clair et au soleil ; elle le serait tout à fait sans les jeux des insectes et des bêtes aquatiques qui semblent soulever avec effort, çà et là, un coin de ce linceul vert. L'eau vivante, au contraire, est une compagne et une amie. Elle parle, on l'écoute, on est tenté de lui répondre. Lord Byron, qui était un sensitif exaspéré, dialoguait avec la mer, et cela faisait de très beaux discours :

There is a pleasure on the lonely shore...

Mais ce plaisir d'errer « sur une grève solitaire » tient précisément à ceci que la solitude n'y est pas complète, que la mer est là, que l'on entend sa voix, que l'on s'abandonne à vouloir comprendre ses plaintes lourdes, que l'on sent près de soi les remuements mystérieux d'une vie obscure et vaste.

Le bruit de la mer occupe l'oreille, ses mouvements occupent les yeux, et aussi les changements de couleur de ce ciel liquide, qui a, lui aussi, ses grosses nuées d'orage et ses légers nuages d'écume.

Sur les grèves les plus dénuées d'hommes, on n'est jamais seul, et sur celles qui voient les plus grands rassemblements, c'est la mer qui est le grand personnage et le plus vivant, celui qui parle et que l'on considère avec émotion ou curiosité, même quand on ne comprend pas son langage.

La mer est un compagnon si indiscret et si entreprenant, que ceux-là même qui lui tournent le dos, ressentent la force de sa présence. Cette vie violente jette des effluves dont la radiation augmente singulièrement notre activité nerveuse. Sous l'influence de la mer, le moindre plaisir se change en volupté. Des natures fragiles n'y résistent pas : la mer les couche vaincues sur son sable.

Mais c'est quand on entre en elle que sa puissance se fait sentir tout entière. On n'y entre pas sans lutte, et on n'en sort pas sans langueur. Circumfusa super : Lucrèce songeait à la mer, pourtant douce, de son Italie quand il décrivait le geste impérieux et câlin de la mère des dieux et des hommes. Car la mer est câline et violente à la fois ; elle se venge d'avoir été vaincue en donnant à ceux qui sortent de ses vagues la peur d'une nouvelle rencontre ; on n'entre pas en elle sans frisson.

La caresse froide de l'eau des fleuves n'est aimée que de ceux qui n'ont pas connu la mer. Et même les plus vertes rives, avec les plus douces fleurs et les saules les plus pâles et les plus élégants glaives des roseaux, toute cette fraîcheur étoilée d'ailes et de lueurs, un amoureux de la mer la sacrifie aux dunes armées d'herbes coupantes et de ces chardons bleus qui semblent d'acier, à la tristesse des roches où rampent gluants les varechs fauves. Là où règne la mer, il faut qu'elle règne seule. Ces plages, pourtant délicieuses, où la flore terrestre vient tremper dans l'écume ses racines et ses feuilles basses, sont presque une erreur. Il faut un vide entre la terre et la mer, un désert entre les derniers arbres et les premières vagues.

Même pour ceux qui, en allant à la mer, ne songent qu'aux plaisirs factices que la civilisation y installe, la mer est un prétexte très fort et même dominant. Nuls casinos, près des plus beaux fleuves, n'attireraient les hommes comme les attire la mer. Sans doute, il y a les villes d'eaux et les séjours de montagne, mais là le prétexte est médical ; ici, il est d'un ordre particulier et dont la puissance rivalise avec celle de la mer : la montagne donne une sorte d'ivresse qui a beaucoup d'amants.

La mer nous capte encore par ceci que, n'importe où on va la chercher, on trouve le bout du monde. Aller à la mer, c'est aller aussi loin que l'on puisse aller. Du côté de la terre, on peut avancer sans cesse, on n'est jamais arrivé. Du côté de la mer, on rencontre quand on y parvient la fin nécessaire du voyage. Au delà, il n'y a plus rien : en touchant à la mer, on touche à l'infini.

C'est une sensation, que n'éprouveront jamais assurément, même en fermant les yeux, les petits bourgeois du Marais qui vont à la plage sur les bords de la Seine parisienne ; mais il faut leur tenir compte de ceci : qu'ils ont l'intention et le désir de l'éprouver. N'étant pas façonnés au dédain, incapables de l'orgueilleux « tout ou rien », ils accueillent bénévolement la contre-façon de leur idéal. C'est la mer qui les attire sous les espèces du fleuve gris et doux et les humbles vagues que soulève le roulis des pontons, quand accostent les bateaux-mouches, leur donnent l'illusion de la mer montante.

Après tout, s'ils n'ont pas les plaisirs de la mer, ils ont les plaisirs de l'eau. C'est un commencement.

1904

pp. 211-215 de la 10e édition, 1913.


XXI

LA FIGURE DES PAYSAGES

Il y a, comme on le sait, une Société ingénue qui se dénomme : « Pour la protection des Paysages ». Elle surveille, attentive aux méfaits des hommes, la beauté des points de vue et la stabilité des sites. De même qu'un berger virgilien, elle fait entendre des plaintes poétiques contre les déprédateurs de la grâce terrestre. Elle prête sa voix au ruisseau vert qu'un barbare contraint à filer la laine ; au vallon qu'une arche de fer enjambe d'un air insolent ; à la colline blessée par un chemin de fer. Sa présence calme un peu la secrète douleur des choses et les arbres, heureux d'êtres aimés, s'inclinent à son approche.

Se sentant protégés, les paysages, las de leurs peurs séculaires, laissent un bon sourire, un peu mélancolique, éclairer doucement, pareil à un soleil d'automne, leur figure pacifiée. Les chênes rêvent d'une éternelle jeunesse ; les vallées, d'un éternel silence ; les ruisseaux, d'un éternel nonchaloir. Peut-être les temps vont-ils revenir où les hommes ne faisaient d'autre tort à la nature que de cueillir, quand ils devenaient mûrs, les fruits sauvages ? Entièrement d'accord, en un mot, avec la Société qui les protège, les paysages ne demandent qu'à conserver, par le soleil ou par la pluie, l'intégralité traditionnelle de leur figure.

Semblables à ces jeunes belles femmes qui ne veulent ni se souvenir qu'elles furent de rèches gamines, ni admettre qu'elles deviendront peut-être de revêches vieilles, les paysages de France, grisés par l'admiration et les promesses de ces hommes bienveillants, s'imaginent qu'ils furent toujours ce qu'ils sont, et qu'il leur sera permis, avec des protections, de demeurer tels jusqu'à l'accomplissement des siècles géologiques.

C'est une illusion. Les paysages de France, ou d'Italie ou d'Angleterre, ou de tout pays de civilisation ancienne et profonde, sont l'œuvre des hommes. Ils représentent l'aspect esthétique d'un travail purement utilitaire. Cet arbre seul, qui vit si bien, vers le milieu de cette longue prairie, il n'a pas été planté là pour le plaisir des yeux : son rôle est d'être un tronc où le bétail viendra se frotter les flancs. Cet arbre à deux fins, utile pour un bœuf, beau pour un peintre, est l'image de tous ces paysages que nous appelons naturels. Il n'y a pas de paysages naturels. Ceux qui nous semblent le moins préparés le sont presque autant que ces parcs dessinés avec science et persévérance. Seulement leur préparation fut inconsciente du but esthétique qu'ils ont atteint par surcroît. Loin d'être naturels, ils sont les produits d'un double artifice.

Les citadins innocents qui, dans leur exode vers les plages, traversent en chemin de fer la Normandie, s'imaginent volontiers que ce pays d'arbres, d'herbe et de blé eut toujours cette figure ; ils la trouvent riante et bénissent la nature. C'est l'homme ici qu'il faut admirer : il a fait, avec la nature, qui est une matière, ce que l'architecte fait avec des pierres : une construction. La Normandie, c'est une forêt défrichée ; on y défriche encore, et j'ai vu disparaître de vastes étendues d'arbres qui, déjà, prennent l'aspect des plus vieilles terres cultivées.

Certains coins de cette région ont encore, vus en perspective, l'apparence d'une forêt, interrompue seulement dans les pentes ; cela tient à ce que chaque champ est entouré d'une ceinture d'arbres. Mais très souvent maintenant, on abat un de ces pans pour réunir deux champs en un seul. Le nombre des arbres diminue ; le ton vert sombre s'éclaircit ; l'horizon s'étend : le paysage, lentement, change de figure.

Partout l'arbre tend à disparaître. On le laisse pousser ; on ne le cultive plus, son utilité diminuant de jour en jour, en présence de la houille et du fer. Les paysages sont d'autant moins stables que le pays est plus civilisé et plus actif, sa population plus dense ; ils sont d'ailleurs sous la dépendance de mille causes souvent très éloignées et qui semblent étrangères à son évolution.

Ainsi, il y a quelques années, la concurrence des étrangers avait fait diminuer sensiblement la culture des céréales en Basse-Normandie : de là la substitution de la tuile au chaume pour couvrir les maisons ; de là un changement d'aspect, dans les paysages, extrêmement frappant, presque douloureux, pour les yeux habitués à la douceur de ces toits de paille dont le ton, bientôt feuille-morte, s'harmonisait à merveille avec l'ensemble des couleurs. La tuile rouge, qui est gaie en Italie, est triste en Normandie.

Je ne sais plus si c'est Amiel qui a dit, ou M. Bourget, qu'un paysage est un état d'âme. Cette conception idéaliste du monde extérieur est très exacte, en même temps que très jolie. C'est nous-mêmes que nous contemplons dans le spectacle des choses, nos souvenirs, nos désirs, nos habitudes. Il y a des paysages, affreux pour les autres, ou insignifiants, qui nous sont délicieux; et ce serait pour nous une souffrance de les voir embellis. C'est une souffrance aussi de voir un beau paysage gâté par une main maladroite ou avide. Mais il faut bien nous dire que cette intervention est inévitable; que l'aspect présent des choses n'est qu'un moment dans l'évolution ; qu'hier, elles étaient différentes, et que demain, aussi, elles seront différentes.

Des sites disparaissent; d'autres se créent. Cette vilaine petite gare de chemin de fer, sans goût et sans style, devient un élément de beauté dans le paysage qu'elle enlaidissait d'abord. Le viaduc qui enjambe la vallée lui donne l'air intéressant d'une difficulté vaincue, et le ruisseau qui file, habitué à son métier, ne bondit pas sans orgueil sous la roue qui le martèle.

Partout où il y a de la vie, il y a de la beauté.

pp. 215-220 de la 10e édition, 1913.