PHILOSOPHIE

Remy de Gourmont : Promenades philosophiques (Deuxième série), Mercure de France. — Ossip Lourié : Croyance religieuse et croyance intellectuelle, Alcan. — Emile Boutroux : Science et religion dans la philosophie contemporaine, Ernest Flammarion. — Félix Le Dantec : Science et conscience, Ernest Flammarion. — Emile Meyerson : Identité et réalité, Alcan. — Novalis ; Henri d'Ofterdingen, traduit et annoté par Georges Polti et Paul Morisse, Mercure de France.

M. Remy de Gourmont a publié une deuxième série de ses Promenades philosophiques. Ce n'est pas aux lecteurs du Mercure de France que je prétends révéler quel plaisir vif et stimulant c'est de l'accompagner au jardin des idées. De ce jardin toutes les fleurs lui sont familières et elles sont aussi avec lui familières et confiantes. De chacune d'elles à son approche s'élève le secret différent de son parfum. Parfums idéologiques qui se livrent sans réticence selon la franchise de leur arôme et se formulent pour nos esprits avec une netteté et une précision qui ne laissent place à aucun effort pour les saisir. C'est le don spécial et rare de M. de Gourmont que ce pouvoir de présenter des abstractions sous une forme aussi concrète que possible et de les rendre saisissables. Que l'on ne s'y trompe pas, ce pouvoir de métamorphose suppose une force de réflexion considérable dont le langage algébrique, commun aux philosophes et aux savants, est destiné à épargner la dépense. Mais le plaisir pris par le lecteur au jeu des idées dans les livres de M. de Gourmont ne tient pas seulement à ce que tout effort pour les comprendre lui est dissimulé par la façon dont elles lui sont présentées comme des objets que l'on peut toucher et prendre dans la main, il tient aussi et surtout à ce que l'auteur de la Culture des Idées est un homme pour qui les idées existent comme spectacle, pour qui ce spectacle est une joie. C'est cette joie qui rayonne à travers ses analyses et dont il nous communique la contagion.

Cette seconde série des Promenades contient, outre le très important exposé de la Loi de constance intellectuelle, dont le Mercure eut la primeur, et sur lequel il n'y a pas à insister ici, avec des études telles que l'Insurrection du Vert'bré, la Place de l'homme dans la Nature, de lumineux commentaires de la thèse biologique de M. Quinton, dont M. de Gourmont fut l'un des premiers à comprendre la portée considérable, et dont il s'inspira pour sa loi de constance intellectuelle. On y rencontre aussi quelques médaillons de savants, celui de M. Berthelot, celui de M. Fabre, et ce sont prétextes à des aperçus caractéristiques sur la chimie et sur la science de l'entomologiste dont nous sommes aussitôt tentés de nous éprendre. Les théories de M. Le Bon sont, pour M. de Gourmont, l'occasion d'exposer la conception de Boscovich sur la composition de la matière, enfin les vues psychologiques nouvelles, rares, fécondes, abondent au cours des analyses que renferment ces brefs essais : la Vie d'un Dieu, la Paternité surnaturelle, les Médecins et la responsabilité, Art et folie, —commentaire de l'intéressant ouvrage de M. Marcel Réja, l'Art chez les Fous, l'Illusion du joueur, la Peine de mort, où il faut lire une remarquable analyse de la sensibilité à la douleur considérée en fonctions du pouvoir d'imaginer. Ce que j'ai le devoir de faire connaître aux lecteurs du Mercure, c'est que l'auteur des Promenades philosophiques est descendu souvent, sans les convier à le suivre, au jardin des Idées et qu'ils seront heureusement surpris de rencontrer, dans son nouvel ouvrage, bon nombre d'analyses et d'études qui auront pour eux l'attrait d'une entière nouveauté.

JULES DE GAULTIER.

Mercure de France, 1er octobre 1908, pp. 492-493.


Les Promenades de Remy de Gourmont.

Apporter en physique (au sens aristotélicien) et en psychologie — c'est-à-dire partout, — l'exactitude : qualité rare. Remy de Gourmont, nous montre une fois de plus qu'il la possède. Elle est inscrite virtuellement sur toutes les pages de son nouveau Livre, 3e série de ses Promenades Philosophiques, comme elle était sur son précédent, paru également en 1909, la 3° série des Promenades littéraires.

D'autre part, ce titre « Promenades » renferme, par rapport à l'auteur, les idées de délassement, d'hygiène intellectuelle, de besoin et en même temps de plaisir ; par rapport à l'œuvre, celles de clarté, de familiarité, d'aisance. Et ces bonnes promesses sont tenues encore une fois.

La science n'a pas besoin d'être rébarbative. Cette affirmation que Remy de Gourmont aime répéter, il l'a établie expérimentalement à plusieurs reprises. Esthétique de la Langue Française, Physique de l'Amour, quelle belle littérature que cette science ! Elle vérifie le mot de Renan : « La pensée n'est complète que quand elle est arrivée à une forme irréprochable, même sous le rapport de l'harmonie et il n'y a pas d'exagération à dire qu'une phrase mal agencée correspond toujours à une pensée inexacte. » Renan, cette fois-là, pensait à la morale et à la politique. Mais avec un écrivain comme lui la règle prend un caractère général. Or, Remy de Gourmont serait plus renanien que Renan lui-même, s'il ne ressemblait pas tellement à Taine et à quelques autres qui n'ont pas beaucoup de semblables : « Je suis fâché qu'on ait tant pensé avant moi. J'ai l'air d'un reflet » dit la dernière page de son livre. Et quelques pages plus haut, après avoir écrit de Nietzsche :

« Nietzsche nous éclipse tous, nous qui avons voulu penser d'après nous-mêmes avec ingéniosité et avec contradiction. Il a pensé plus fort ; il était d'une nature plus opulente... »

Il ajoute :

« Mais qu'on n'aille pas chercher dans Nietzsche tout ce qu'il y a de nietzschéen dans notre littérature depuis dix ans, car sa grandeur est précisément que sa pensée était pensée à côté de lui-même. »

Oui, la grandeur de Renan, de Taine, de Nietzsche c'est qu'il est difficile aujourd'hui de dire une chose qu'ils n'aient point dite. Et celle de l'auteur des « Promenades » aussi. — Curieuse époque, tout de même, où ce sont les esprits les plus individuels, les plus différents qui dégagent le plus de solidarité ! On est obligé, et l'obligation est douce, de voir dans ce phénomène une preuve de l'élévation du niveau intellectuel commun. Quant au mot de Renan, il est solide, il est souple, mais il ne faudrait pas trop tirer dessus. Si certains savants nous instruisent en nous procurant, par surcroît, des jouissances esthétiques, d'autres nous instruisent, sans plus. Et cela est encore assez. Gourmont ne dit pas : la science ne doit pas être rébarbative. Il dit : la science n'a pas besoin. Un savant a le droit de mal écrire. Mais l'exemple de ce philologue et de cet ethologiste-ci est contre les gens de science, nombreux, qui persistent à penser que la recherche de l'expression nuit à l'expression de la vérité. Non seulement elle ne lui nuit pas, mais elle la sert.

Pourquoi cette distinction des Promenades en littéraires et philosophiques ? Le promeneur va toujours des mêmes pas et porte les mêmes besace et bâton. La différence est-elle dans les livres qu'il lit en marchant ? Si l'on veut. Il y a, en effet, plus de littérateurs étudiés dans la première catégorie, plus de philosophes dans la seconde. Mais l'avantage de ces six volumes, c'est qu'ils renferment autant de littérature que de philosophie et presque autant de science (au sens, bien entendu, concret). Disons presque, pour que l'on ne nous fasse pas observer que si, dans le volume actuel, il apporte autant de facilité à nous entretenir de Giard et de Lamarck qu'il en a mis dans le précédent à parler de Chateaubriand et d'Huysmans, Remy de Gourmont est tout de même plus littérateur que biologiste ou même qu'ethologiste. Mais qu'on n'exagère point la valeur de ce presque. Le vrai, c'est que — en laissant de côté ces coins de la botanique et de la zoologie, où il est savant véritable — aucun savant contemporain n'a parcouru en littérature la moitié, le quart du chemin que ce littérateur-là a fait dans le domaine scientifique.

Et je demanderai même si (hors toute question de littérature) il existe aujourd'hui quelqu'un qui sache aussi bien que lui : d'une part, exposer l'état de la science ; d'autre part, dégager de ses résultats plus de sages et utilisables réflexions. Y a-t-il, aujourd'hui, un philosophe des sciences analogue ? Vous objectez que Le Dantec, Poincaré, Le Bon existent et aussi Bonnier. A qui le dites-vous ! Mais ils philosophent surtout avec leur science. Biologie, mathématique, physique, botanique... deinde philosophari. Ils sont, par définition, orfèvres... Lisez donc les Promenades, avant de répondre.

Oui, Gourmont, c'est probablement le type accompli du philosophe des sciences. Et il a donné le modèle de la philosophie scientifique avec Une loi de constance intellectuelle (Promenades Philosophiques, 2e série). Un modèle, en tous cas, dans un genre qui n'en compte pas beaucoup, car le genre est assez nouveau et c'est le plus beau cadeau, ce genre, que nous ait fait notre temps. C'est même à se demander si l'auteur des Promenades ne l'a pas rencontré le premier. Voulez-vous que j'exprime ma pensée d'une autre façon ? Supposons qu'il vous faille mettre une préface à une encyclopédie scientifique idéale et par son caractère d'œuvre complète et par son caractère d'œuvre actuelle. Connaissez-vous quelque chose qui irait, qu'on me passe l'expression : qui « collerait » mieux qu' « Une loi de constance Intellectuelle » ? Et je soupçonne qu'elle « collera » longtemps, tant ses précautions sont bien prises. Tout est possible. Peut-être, tandis que j'écris ces lignes, un philosophe inconnu prépare une œuvre qui pourra dire à cette « Loi » : Ote-toi de là, que je m'y mette. Tout est possible et je ne veux pas pousser l'admiration plus loin qu'elle doit aller. Mais il faudra que cet usurpateur possède une rude plume, indépendamment de ses autres dons.

Le problème scientifique qui intéresse le plus et depuis le plus de temps notre philosophe, c'est celui que M. Le Dantec ne cesse lui aussi d'étudier et autour duquel lamarckiens et darwiniens se battent. Les sous-titres des combattants peuvent se modifier, leur ardeur ne fait que croître. Il y avait hier les évolutionnistes purs et les transformistes ; il y a maintenant les transformistes purs et les mutationnistes. C'est une guerre que le plus pacifiste des hommes souhaite de voir durer. Il suffit qu'il y ait un arbitre pour nous dire de temps en temps où nous en sommes. Gourmont arbitre fort bien... au dire des mutationnistes. Les autres l'accusent de jeter de l'huile sur le feu. Non content d'avoir produit au grand jour philosophique les théories de Quinton, n'a-t-il, pas concilié Quinton et de Vries et adapté « l'insurrection du vertébré » et les aberrations de l'Œnothera Lamarkiana à la pensée nietzschéenne ! La 2e série des Promenades Philosophiques (1908) se compose beaucoup de cela. Dans ce nouveau volume il rappelle et précise quelques-uns de ses points de vue avec notamment : « La fin du transformisme ? » et « le Génie de Lamarck ». Le premier de ces chapitres répond à une récente lamentation de Le Dantec navré de voir le transformisme méconnu « au moment (dit-il) où je croyais qu'il avait conquis le monde ». Réponse conçue en termes qui ne sont point pour déplaire aux admirateurs,

Au nombre desquels je me range

du grand Lamarckien, ni à ces ultra-Lamarckiens que sont quelques physiologistes dernier cri. L'éloquente protestation de Le Dantec est, elle-même, une réponse à l'ouvrage de l'un de ces derniers : M. Georges Bohn : « La Naissance de l'Intelligence. » L'on sait, ici, que M. Bohn, sans prendre l'entière responsabilité des prétentions mutationnistes en est, en quelque sorte, le héraut, et l'auteur des Promenades ne cache pas plus qu'il ne dissimule ses autres dettes (c'est en philosophie surtout que l'on ne prête qu'aux riches) qu'il lui a facilité les rapports avec certains laboratoires. Il aide donc M. Bohn à se défendre et à le défendre contre Le Dantec et leurs efforts semblent être parvenus à lui arracher quelques bonnes pièces de son trésor, je veux dire certaines idées de la Philosophie zoologique, puisqu'il paraît que l'ouvrage de Lamarck serait la Bible le dantecienne. Gourmont apporte dans cette campagne un heureux mélange de vigueur et de courtoisie et je suis convaincu que ce disputeur qu'est M. Le Dantec voudrait avoir beaucoup d'adversaires de cette taille.

Avec Alfred Giard, auquel les Promenades (pp. 52 et s.), font une digne oraison funèbre nous redevenons à la fois lamarckiens et darwiniens et c'est merveille de voir comment notre philosophe je ne dirai pas concilie les contraires — ce qu'il faut laisser aux sophistes — mais prouve que certaines contradictions de la biologie n'ont rien que de relatif. Il est difficile de répandre autant de lumière, sur des questions complexes et peu connues. Le même savoir apparaît dans les études à propos de la génération spontanée, de l'Orpheus de M. Salomon Reinach, des « Paradis laïques » de M. Sageret, du « Régime des Castes » dans l'Inde, de M. Bougré, d'une biographie de Ruskin...

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Rien de nouveau sous le soleil. Remy de Gourmont n'a pas plus d'une vingtaine de « delenda Carthago » entêtés comme celui-là. Sa découverte de Jean-Baptiste Porta le lui a remis à la bouche. Ce Napolitain fut un grand homme :

« Il inventa, la chambre noire, écrivit des comédies qui eurent de l'influence sur l'évolution du théâtre italien, et créa, sur la fin de sa vie et du seizième siècle, une science nouvelle, d'une remarquable ingénuité : la Phytognomonique.

Cette science a des rapports avec l'homœpathie et le similia similibus curantur ; elle en a aussi avec l'opothérapie, dont M. Brown-Séquard trouva le principe et M. Landouzy, le nom. De ces trois méthodes thérapeutiques, celle de Porta est de beaucoup la plus vaste, la plus pittoresque et la plus chimérique. L'idée de manger des orcheis pour se refaire de particulières forces, c'est bien du Porta, mais diminué. Porta conseillait tout à la fois pour la guérison des organes les animaux et les plantes présentant des formes analogues. Les plantes, d'ailleurs, ont sa préférence. C'était moins barbare et peut-être aussi efficace. Il remplaçait volontiers les orcheis par les racines d'orchidées. »

L'ouvrage, en latin, a deux éditions : l'une à Francfort 1591, l'autre de Naples, antérieure mais moins correcte ; toutes les deux sont fort rares. Remy de Gourmont n'en connaît pas de traduction française. Il en a donc traduit l'essentiel (et Porta ne doit pas y perdre). Cette promenade lui a permis de rassembler, outre des minéraux, des coquillages, des insectes, une collection de plantes qui révèle sa solide nomenclature.

Il ne reste plus de temps pour parler de ce qui m'a intéressé le mieux dans ce volume clair et touffu. C'est là où son auteur n'a rien qu'à être poète et philosophe. Dans le chapitre « Rêveries » chantent quelques hymnes à la vie, d'une musique à la fois qui s'élève dans l'espace et qui retentit sur la terre et parmi ses profondeurs :

... « Ainsi je rêve, en ces derniers jours de décembre, à la vie qui n'est rien, puisqu'elle meurt sans cesse et qui est tout, puisqu'elle renaît sans cesse. C'est la goutte d'eau qui s'écoule en même temps qu'elle tombe, mais qu'une autre goutte suit et presse dans sa chute. Nous sommes cela, rien que cela, des gouttes qui se forment, tombent, s'écoulent ; et en de si brèves secondes nous avons cependant le temps de créer un monde et de le vivre. C'est la noblesse et le mystère de la vie humaine, qu'elle soit si peu de chose et aussi qu'elle soit capable de si grandes choses, car la plus humble est encore très importante, elle est l'un des atomes sans quoi la masse n'aurait ni son poids ni sa forme. Elle a son rôle dans un mouvement universel, elle est un des éléments de son équilibre et de sa périodicité.

« Il faut donc que chacun aime sa vie, même quand elle n'est pas très aimable, car elle est l'unique. C'est un bien qui ne reviendra jamais et que chaque homme doit ménager et dont il doit jouir avec soin ; c'est un capital grand ou petit qui ne se place pas à fonds perdu, comme les arrérages pendant l'éternité... »

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Le dernier chapitre est une suite de pensées, intitulées : « Des pas sur le sable. » Empreintes ? Oui, mais le promeneur les a coulées en bronze et le sable ne les recouvrira pas tant que le sable n'aura pas tout recouvert. Gourmont s'est mis tout entier dans ces pensées, il y a résumé son âme avec une netteté qui ne laisse plus grand'chose à faire à ses psychologues. Il importe cependant que l'on ne les lise pas sans lunettes. Et que lorsque on entend ce matérialiste s'écrier — oh ! sans ironie :

« Rien ne donne la satisfaction du devoir accompli comme une bonne nuit de sommeil, un repas sérieux, une belle passe d'amour »,

... Qu'on réfléchisse que celui qui parle est un exemple de travail, de désintéressement et que, si personne aujourd'hui ne le dépasse quant au nombre et à l'amplitude des vibrations intellectuelles, nul ne le dépasse non plus en.... comment dirai-je ? en spirituelle sainteté — si je puis employer ce mot à l'égard de celui que l'on a nommé justement : le plus haut tenant de la pensée laïque.

MARCEL COULON.

La Revue des Idées, 15 février 1910.


REMY DE GOURMONT : Promenades philosophiques (3e série), Paris Mercure de France, 1909.

Il semble que la diversité même des objets dont M. de Gourmont s'attache à dessiner le contour et à définir la nuance particulière contienne une philosophie. Elle est familière à l'esprit français : Montaigne et Renan y excellèrent. Les intelligences synthétiques, créatrices de systèmes, reconstruisent le monde selon la logique de leur personnalité. D'autres, plus capricieuses, plus voluptueuses aussi, suivent le détail changeant des phénomènes et se plaisent aux riches couleurs que forment leurs contrastes ou leurs analogies. Le sens de la diversité, toutefois, n'implique pas dispersion ou confusion ; l'unité de la nature se dissimule sous la complexité de ses aspects et la relativité universelle marque peut-être la dernière limite de la pensée.

M. de Gourmont nous entretient de sciences naturelles, actuelles ou disparues, de religion, de sociologie, de psychologie. Il développe en rêveries ou condense en aphorismes ironiques ses commentaires personnels des thèmes philosophiques généraux ou des incidents quotidiens.

Nous ne croyons plus, comme aux temps du romantisme, que la science ait diminué l'intérêt ni effacé la couleur du monde et de la vie. L'attrait des perspectives infinies qu'elle ne cesse d'ouvrir dans toutes les directions surpasse encore celui des conceptions mystiques. Aucune époque, sans doute, n'offrit, en aussi grande abondance que la nôtre, des matériaux et des stimulants, à la curiosité. Le domaine des sciences naturelles s'est universalisé, au point d'englober toutes les sciences qui ont l'homme pour objet. L'homme fait partie de la nature, toute science humaine est biologie, et, comme la biologie se relie étroitement à l'étude des phénomènes physico-chimiques et mécaniques, l'unité s'établit définitivement entre les provinces intellectuelles et les procédés d'enquête que les vieilles classifications séparaient.

A cette clarté nouvelle, les idéologies inertes et les abstractions figées s'évanouissent, et tous les objets possibles de la pensée se prêtent à d'originales interprétations. M. de Gourmont observe en naturaliste le monde extérieur et les productions de l'esprit, sa culture ample et bigarrée lui suggère, sur ce thème essentiel, d'ingénieuses variations. Les essais sur la Génération spontanée, la Naissance de l'Intelligence, etc., présentent un double intérêt, celui de fixer avec netteté l'état actuel de la recherche scientifique et celui d'en accuser le caractère provisoire. Voici que des dogmes que l'on croyait inébranlables, la négation de la génération spontanée, le transformisme, sont remis en question. La science, comme tout au monde, est matière mouvante et changeante ; le mystère l'enveloppe encore. Gardons-nous de l'immobiliser ou de lui vouer un culte superstitieux.

Nous voyons autour de nous, grâce aux récentes méthodes d'analyse se dissoudre les religions, les institutions. La géologie, les études préhistoriques, en dévoilant la lointaine antiquité de l'homme, ont métamorphosé la nation [notion ?] de l'histoire. Les sociétés obéissent au mouvement universel, les révolutions sont nécessaires et la tradition provisoire. Les utopies terrestres, remplaçant les Paradis surnaturels, ont leur légitimité. L'ethnographie illustre avec évidence la relativité des morales et des croyances, argument familier aux philosophies sceptiques. La raison est d'ailleurs, dans l'humanité, un phénomène exceptionnel, et l'empreinte des âges primitifs persiste dans nos civilisations. Notre époque se dégage à peine des religions et le christianisme commence seulement à devenir objet de critique désintéressée.

Les sciences psychologiques, comme les autres, sont riches d'obscurités et de problèmes. On n'a pas encore élucidé les phénomènes « spirites ». Ils ne doivent point nous troubler ; même dûment constatés, ils se classeraient à côté des phénomènes électriques et radio-actifs. Mais l'incertitude est à l'origine même de nos connaissances : la fragilité du témoignage, source de l'histoire, en peut servir d'exemple, comme, en critique, la difficulté de déterminer les relations entre l'œuvre et l'auteur.

La vie est multiple et fuyante et notre connaissance du monde relative et bornée. Le monde se réduit, en somme, aux sensibilités qui le perçoivent, et les sensibilités varient à l'infini. La vérité est illusion et les convictions ne sont peut-être qu'une maladie de l'esprit. Il n'y a point d'au delà ni de bonheur à chercher ailleurs que dans la vie présente : notre effort doit viser à savoir l'interpréter et en extraire ce qu'elle contient de jouissance. Le christianisme et le romantisme exaltaient la douleur. M. de Gourmont voudrait y substituer, à l'exemple des philosophes épicuriens du XVIIIe siècle, le culte du plaisir.

C.D.

La Revue des Idées, 15 février 1910.


Une étude sur une science d'autrefois, la Phytognomonique, inaugure la troisième série des Promenades philosophiques de M. Remy de Gourmont. Inventée au XVIe siècle par le Napolitain Jean-Baptiste Porta, physicien non dénué de valeur et qui eut la première idée de la chambre noire, cette science pourrait prendre place cependant parmi les conceptions que nous a décrites M. Van Gennep dans ses études sur les croyances des demi-civilisés. Je constatais dans la Revue des Idées, à propos de l'un des ouvrages de M. Van Gennep, que le désir de connaître la causalité des phénomènes est une des formes de la volonté de puissance, parce que connaître la cause des phénomènes c'est pouvoir parfois les engendrer à sa guise et se rendre maître en partie de la nature. Aussi un tel désir apparaît-il dans l'humanité aux premières lueurs de l'aube intellectuelle. Mais, ignorant les modes de la causalité véritable, l'homme primitif en est réduit à les imaginer. Il les invente de toutes pièces, façonne comme un mors une causalité fausse, il y applique les rênes de sa volonté ou de son caprice, et, tirant à hue et à dia se persuade que la nature obéit à ses injonctions. Il invente, disais-je, le bovarysme du phénomène, faute de savoir en découvrir le déterminisme véritable. La science phytognomonique dont Porta développe les déductions témoigne que cette présomption n'est pas l'apanage seulement de l'homme primitif. Elle atteste que le pouvoir de concevoir les causes autres qu'elles ne sont afin de brider les phénomènes persiste chez le civilisé, chez l'homme de science même, et que les développements de l'esprit critique s'accommodent d'un développement parallèle du pouvoir d'imaginer.

Le principe de la Phytognomonique est que les choses qui se ressemblent ont entre elles des affinités, qu'elles sont propres à agir les unes sur les autres. Mais qu'est-ce que la ressemblance ? Il y a toute une gamme de ressemblances depuis celles qui ont trait à l'essence des choses et se cachent souvent sous les masques les plus dissemblables, jusqu'à celles qui n'ont trait qu'à l'apparence et recèlent des masques identiques des réalités sans relations entre elles. C'est à ces ressemblances purement formelles que s'attache notre physicien et, avec une foi dans les intentions bienveillantes de la nature qui devance les effusions d'un Bernardin de Saint-Pierre, il attribue sans hésiter un caractère providentiel aux analogies que présentent les formes de certaines plantes ou de certains minéraux avec celles de nos organes. Dans ces correspondances, sans analogie avec celles où Baudelaire, avec l'oreille affinée et le pressentiment divinatoire d'un poète, entendra par la suite de "confuses paroles", il distingue sans peine de clairs avertissements. Il n'a garde d'y être inattentif. C'est ainsi que les fleurs qui ressemblent plus particulièrement à des prunelles, l'anthémis, la joubarbe ou la scorsonère, lui révèlent qu'elles sont bonnes pour les yeux. Il en est de même de la pierre précieuse appelée œil de chat, qui, serrée dans la main, rend la vision plus claire et plus aiguë. C'est pour une raison analogue que les fleurs jaunes guérissent la jaunisse. C'est bien là de l'homéopathie. Mais pourquoi les fleurs très pâles sont-elles mortelles de ce qu'elles imitent la lividité des cadavres ? Voici une interprétation qui, si elle respecte les principes d'interaction des choses qui se ressemblent, est de nature à nous troubler. Heureuse dans un cas, la similitude se montre dans l'autre nuisible. Ici apparaît 1'utilité du médecin et l'insuffisance des principes.

Il n'est pas pour Porta d'analogies qui soient négligeables. Les animaux ou les organes qui possèdent une vertu spécifique transmettent cette vertu à qui les mange ou en fait telles applications déterminées. La nature lui apparaît particulièrement riche en suggestions relatives à la volupté. Elle a mis à la portée de l'homme, elle lui a désigné par les symboles les plus évidents, un grand nombre de moyens propres à augmenter sa puissance et sa fécondité. C'est ainsi que certaines plantes qui, par leur aspect, rappellent la conformation des organes reproducteurs, sont toujours de merveilleux philtres d'amour. Les abeilles, les guêpes, les papillons sont des insectes d'une étonnante fécondité : Porta tire profit de cette observation, et il recommande comme de puissants roboratifs les fleurs qui ressemblent à ces insectes, celles du haricot, du pois, qui ont l'aspect du papillon, celles de deux orchidées qui figurent l'apparence de la mouche ou de l'abeille. Porta s'avère un précurseur de Brown-Séquard, mais à défaut de la seringue de Pravaz, il prescrit de réduire en poudre les organes génitaux des animaux réputés pour leur vigueur et de les absorber sous cette forme. Parmi les quadrupèdes, il préconise le cerf, parmi les oiseaux, la perdrix, dont il suffit de manger les œufs. Il vante en effet la prodigieuse puissance génératrice des perdrix. "Les mâles, affirme-t-il, livrent d'ardents combats pour la possession des femelles, mais le vaincu subit d'abord le caprice vénérien du vainqueur." On se souvient que les deux héros de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, épris d'histoire naturelle, interrogent les paysans sur les mœurs des oiseaux et leur demandent s'ils n'ont jamais vu les mâles des perdrix se livrer entre eux à des turpitudes. Flaubert avait-il lu Porta ?

De tout cet exposé de la phytognomonique, M. de Gourmont a fait d'ailleurs un extraordinaire chapitre de Bouvard et Pécuchet d'une lecture fort savoureuse Au milieu du fatras de cette science extravagante il a pris soin de noter au passage les cas où la causalité fausse imaginée par Porta concorde avec la causalité vraie que la science découvrira par la suite. Mais ceci ne nous donne-t-il pas le procédé même de toute invention : celui de l'hypothèse ? L'homme tout d'abord, imagine et c'est la grande affaire, mais parmi les explications arbitraires qu'il forme ainsi, il en est qui s'appliquent exactement au jeu des phénomènes auxquelles le fait donne gain de cause. Entre nos hypothèses, la réalité décide et elle confirme parfois nos imaginations les plus arbitraires en apparence.

Si M. de Gourmont se préoccupe de rechercher le rôle de Porta comme précurseur, signalant le lien fragile qui rattache sa science à l'homéopathie et à l'opothérapie, constatant non sans un secret amusement, sans doute, le faible intervalle qui sépare la raison de la déraison et qu'une vérité, c'est sans doute une folie qui a réussi, je suis tenté cependant de contester à Porta la priorité de son invention et, pour une fois, d'invoquer la Bible. L'inventeur véritable de la phytognomonique, n'est-ce pas ce Jacob, gendre de Laban, qui, pour obtenir que ses brebis engendrassent des agneaux marqués de deux couleurs, les menait boire, à l'époque de la fécondation, dans des ruisseaux où il avait pris soin de placer des branches d'amandier dépouillées en partie de leur écorce afin qu'elles fussent elles-mêmes bigarrées ? Et comme Laban lui avait promis, pour prix de ses services, tous les agneaux qui naîtraient bigarrés, comme, aux temps bibliques, la causalité fausse ne réussissait pas moins que la vraie, Jacob devenait, grâce à ces applications de la phytognomonique, possesseur de la plus grosse part du bétail.

M. de Gourmont a compris sous diverses rubriques, Philosophie naturelle, Religion et sociologie, Psychologie, Rêveries, Des pas sur le sable, les autres études, et, pour finir, les aphorismes qui composent cette troisième série des Promenades. Parmi ces études, je signalerai particulièrement celle qui est consacrée à l'Art de voir où la valeur du témoignage, qui a reçu de quelques procès célèbres de si rudes coups, montre, à la lumière de l'empirisme toute sa faiblesse, celles où il traite des Castes de l'Inde, de la Passion du jeu, de l'Accident. Quelques-unes de ces études sont composées à l'occasion d'ouvrages récents. M. de Gourmont excelle à mettre en relief ce qui dans ces ouvrages a la valeur la plus originale, est le plus propre à nous intéresser, mais il fait mieux aussi et toujours, reprenant le sujet, il y ajoute du sien.

JULES DE GAULTIER.

Mercure de France, n° 313, 1er juillet 1910