1. Emile Magne, « Littérature : Remy de Gourmont : Trois légendes du moyen âge, Albert Messein », Mercure de France, 15 février 1920, pp. 176-178

LITTÉRATURE

Remy de Gourmont : Trois légendes du moyen âge, Albert Messein. — La Chanson de Roland, traduction nouvelle d'après le manuscrit d'Oxford, par Henri Chamard, Armand Colin. — La Chanson d'Aspremont. chanson de geste du XIIe siècle, texte du manuscrit de Wollalon Hall, édité par Louis Brandin, Edouard Champion. — Gautier d'Aupais, poème courtois du XIIIe siècle, édité par Edmond Faral, Edouard Champion. — Jean Racine : Phèdre et Hippolyle, tragédie publiée sur le texte original avec un avant-propos et des anecdotes par Ad. Van Bever, Georges Crès. — Œuvres complètes de Bourdaloue, édition critique publiée par l'abbé Eugène Griselle, Bloud et Gay.

La pièce qui précédait, dans l'appartement de la rue des Saints-Pères, le cabinet de travail de Remy de Gourmont était une sorte de cité des livres. Des rayons, à gauche, soutenaient les très vieux bouquins que le Maître avait recueillis, dans les boîtes des quais, à une époque où les bibliophiles les dédaignaient. Une petite bibliothèque noire, à droite, en conservait de plus modernes derrière les dessins bariolés de ses vitrages. A côté d'elle s'ouvrait un placard où s'entassaient des brochures de colportage.

Un jour que nous étions allé visiter le philosophe solitaire, il entreprit de dénombrer avec nous ses trésors. Longtemps l'un et l'autre nous restâmes penchés sur les poètes et les prosateurs de toutes les époques que le clairvoyant polygraphe avait su choisir avec discernement et auxquels il portait une égale sympathie. La nuit tombait quand nous inventoriâmes le contenu du placard. Nous nous étonnions de la tendresse que notre hôte accordait à ces brochures d'aspect vulgaire dont les colporteurs inondèrent les provinces vers la fin du XVIIIe siècle et durant une partie du XIXe. Remy de Gourmont ne nous découvrit point quel profit intellectuel il comptait en tirer.

Elles contenaient des chants et des complaintes populaires et c'est à elles qu'il emprunta, en partie, la matière des Trois légendes du moyen âge publiées récemment. Nul n'a su mieux que Remy de Gourmont, hors peut-être Anatole France, rendre délicieuse l'érudition. On s'en convaincra à lire cet ouvrage où sont révélées les images et les formes prises, à travers le temps, dans les traditions orales et écrites des peuples européens, par certains faits du Nouveau Testament ou de la Vie des Saints. L'histoire s'y transforme en légende dorée où, chose curieuse, le personnage, tout en restant auréolé de merveilleux, gagne en humanité. Si bien que le plumitif qui la recueille donne le sentiment d'avoir translaté en langue naïve l'œuvre même éternisée dans la pierre, d'un sculpteur réaliste de cathédrale.

Ou trouvera dans le volume posthume de Remy de Gourmont la légende des trois enfants dans le saloir ressuscités par saint Nicolas, ses physionomies diverses dans la poésie et la chanson populaires depuis le moyen âge et les différents Jeux latin et français qu'elle inspira. Dans un commentaire qui précède le Miracle de Théophile, de Rutebeuf, l'écrivain examine aussi l'importance que prit, dans notre littérature ancienne, la légende de cet élu, prototype du Faust moderne. Enfin, il étudie les transformations que fit subir à l'histoire de sainte Madeleine l'imagination de ses dévots.

Les poètes et même les sermonnaires d'autrefois, tous ceux qui sortirent du peuple, écrivirent pour lui ou bien l'exhortèrent dans les églises, et le peuple lui-même ne conçurent Madeleine que sous l'aspect d'une Vénus chrétienne, d'une ardente courtisane, somptueuse, en équipage, soulevant l'admiration et l'adulation, adonnée au plaisir et à la volupté. Toute sa vie ses sens brûlent et l'histoire de sa conversion n'est que le roman de son amour pour Jésus, le plus beau et le plus désiré d'entre les hommes. Etrange aboutissement des efforts des hagiographes dont il ne faut guère s'étonner, car les prédicateurs et les écrivains ecclésiastiques ne peuvent se défendre de suivre, sur le terrain sensuel, la foule qu'ils ont mission d'instruire. Les sermons, mi-latin macaronique, mi-français, et si curieux à plus d'un titre, du cordelier Menot sur Madeleine, les poèmes, plus savants, d'Olivier Maillard, de Mme de Maistre, de Godeau, évêque de Vence, du père P. de Saint-Louis, du frère Remy de Beauvais, du chartreux Durant, du père Martial de Brives, pour ne citer que les Français, se contentent d'habiller la pécheresse à la mode de leur temps, mais lui laissent intacte sa psychologie d'amante se sacrifiant à Jésus dans l'espoir de rassasier, un jour, son désir.

Le moyen âge n'est pas d'esprit assez affiné pour envisager à des actions humaines d'autres motifs que des motifs humains et faire la part de la religion dégagée des contingences matérielles. Pour lui, cela est probable, la vie se départage en gestes de guerre et en gestes d'amour que la religion enveloppe, édulcore, magnifie. Toute sa production littéraire, hors quelques farces, se résume, par suite, en exaltations de l'héroïsme et de la galanterie.

Emile Magne.