ELOGE DE DIONYSOS : Remy de Gourmont philosophe

On oublie bien volontiers que Remy de Gourmont fut un essayiste singulier qui ne sacrifia pas uniquement à l'étude du latin mystique et des poètes médiévaux. Il a en effet publié en 1903 une Physique de l'amour dont le sous-titre est Essai sur l'instinct sexuel qui, sur plus d'un point, pourrait encore paraître aujourd'hui un brûlot contre les idées reçues et la morale traditionnelle. Cette oeuvre le place dans la lignée des penseurs du soupçon, du doute et plus particulièrement de Schopenhauer et de Nietzsche. Dans les premières années du siècle, Gourmont contribue d'ailleurs à la littérature nietzschéenne avec deux articles dont l'un sera intégré dans le premier volume des Promenades littéraires (1). De même, il n'ignorait rien de Schopenhauer. Il écrit ainsi : " notre éducation philosophique à quelques-uns avait [...] été faite par le Schopenhauer de M. Bourdeau et celui de M. Ribot. Nous avions déjà découvert, et avec quelle ivresse, à la fois que le monde était mauvais et qu'il n'existait que relativement à nous-mêmes " (2).

Bourdeau avait en effet publié en 1880, chez Germer-Baillière, un choix de textes présentés en une préface qui n'est en aucun cas un modèle de rigueur scientifique. Schopenhauer y apparaît en " bouddhiste de table d'hôte " (3), en dilettante sans originalité aussi peu convaincu que possible par les thèses qu'il avance, en demi-fou maniaque et impulsif. C'est toutefois à cet ouvrage que le philosophe allemand va devoir sa popularité en France (4). Dans cette anthologie paraîtra pour la seconde fois la Métaphysique de l'amour, une partie du maître-ouvrage qu'est Le monde comme volonté et comme représentation. La Revue germanique avait donné dès 1861 une édition française de cette cinquantaine de pages.

L'ouvrage de Théodule Ribot, Professeur au collège de France et directeur de la Revue philosophique se propose la première analyse conséquente de l'œuvre schopenhauérienne. Délaissant l'anecdote, l'auteur introduit le philosophe dans la filiation de l'idéalisme platonicien et du criticisme kantien. De même, il développe l'épicentre de la théorie pessimiste en un chapitre qu'il consacre à la volonté, au vouloir-vivre.

Fort de ces deux guides, Remy de Gourmont va développer dans son essai sur l'instinct sexuel nombre de points schopenhauériens : une théorie des mécanismes de l'amour, une interrogation sur l'instinct dans ses rapports avec l'intelligence, un constat sans appel de la tyrannie du système nerveux. Gourmont partage avec Schopenhauer et Nietzsche une vision tragique du réel et une lecture irrationaliste du monde. Il écrit dans La Culture des idées : " l'homme n'est rien, c'est vrai ; et il est tout, étant la condition même de l'existence du monde " (5) puis, dans Physique de l'amour : "  tout n'est dans la nature que vol et assassinat " (6) car " le premier devoir d'un être vivant est de vivre et [...] toute vie n'est pas autre chose qu'une somme suffisante de meurtres " (7). Comment ne pas songer ici à la théorie développée par Schopenhauer sur le monde comme volonté et par celle, nietzschéenne, de la définition de la vie comme lutte ? En effet, Schopenhauer pose comme absolu que tout est réductible à la volonté, au vouloir-vivre. Du règne minéral au règne végétal ou animal, il n'y a qu'objectivation du vouloir sous des formes variées qui résultent de son adaptation aux circonstances extérieures (8). Le réel est incarnation protéiforme de la volonté aveugle, tyrannique, despotique. Son essence est le besoin, le désir, la souffrance (9) ; elle domine l'intellect (10) et son principe est la conservation. Enfin, son foyer est l'instinct sexuel (11) ¾ le terme est schopenhauérien ¾, et sa logique, l'irrationnel : " tout vouloir est une erreur " (12). Dans cet univers marqué par la volonté, l'esprit philosophique " sait que le monde dont il est entouré n'existe que comme représentation dans son rapport avec un être percevant, qui est l'homme lui-même " (13). C'est pourquoi l'homme est à la fois tout, parce que condition de possibilité du réel, et rien, parce qu'objet d'une volonté qui le soumet. La vision gourmontienne est également tragique dans sa proximité avec celle du Nietzsche de Par-delà le bien et le mal. En effet, peut-on dire plus simplement la cruauté de toute vie qu'en la définissant ainsi : " vivre, c'est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger, l'opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l'assimiler, ou tout au moins (c'est la solution la plus douce) l'exploiter " (14). Ailleurs Nietzsche écrit : " le vivant veut avant tout donner libre cours à la force, la vie est elle-même volonté de puissance " (14).

L'instinct sexuel chez Remy de Gourmont a beaucoup à voir avec le vouloir-vivre de Schopenhauer et la volonté de puissance de Nietzsche. Il peut même, par plus d'un point, faire penser à la libido chez Freud (15). Dans la même optique, l'irrationalisme gourmontien est à mettre en parallèle avec celui des penseurs allemands. Ainsi Schopenhauer affirme qu'on ne peut connaître l'essentiel. En kantien, même hétérodoxe, il assume la distinction du phénoménal et du nouménal en même temps que l'irréductibilité de l'un à l'autre. La volonté est la Chose en soi, elle est le Réel, mais elle est inconnaissable : " quelque flambeau que nous allumions, quelques espaces qu'il éclaire, notre horizon demeurera toujours enveloppé d'une nuit profonde. [...] Aussi la solution réelle, positive, de l'énigme du monde est-elle nécessairement quelque chose que l'intellect humain est absolument impuissant à saisir et à penser " (16). De même Nietzsche écrit : " la plus grande fable qu'on ait inventée est celle de la connaissance. [...] L'inconditionné ne peut être connu ; sans quoi il ne serait plus inconditionné " (17). On ne peut donc rien savoir de l'essentiel, qu'il ait nom vouloir-vivre ou volonté de puissance. Remy de Gourmont professe le même pessimisme en matière de connaissance. Il dit l'incapacité fondamentale de l'homme à savoir l'origine, le fondement, le principe autrement que par intuition, saisie irrationnelle : " il n'y a pas de règle ; il n'y a que des faits que nous groupons sous des modes perceptibles à notre intelligence, des faits toujours provisoires et qu'un changement de perspective suffirait à dénaturer. La notion de règle, la notion de loi, aveux de notre impuissance à poursuivre dans ses origines logiques la généalogie d'un fait " (18). Le réel est bien une puissance, une énergie, une force. Aucune méthode, fût-elle pourvue des concepts les plus pertinents, ne peut rendre compte efficacement de l'irréductible, de l'incompressible.

Cette vision tragique du monde dans son entier reste efficace quant à la considération de ses parties. L'homme apparaît comme un fragment aléatoire, comme un morceau de cette grande nécessité qui le contient. Il n'est plus question d'opposer pour les hiérarchiser l'homme et le réel : le sujet conscient, libre, pourvu d'un libre arbitre relève de la pure illusion. L'homme ne parachève pas la création, il est noyé dans l'entropie, soumis à la permanence de l'apocalypse. Au mépris de toute morale judéo-chrétienne, Remy de Gourmont écrit : "  l'homme n'est pas au sommet de la nature ; il est dans la nature, l'une des unités de la vie, et rien de plus " (19) ; il est " dans la foule, à la place indistincte qui est la sienne, à côté des singes, des rongeurs et des chauves-souris " (20) ; il est " un animal soumis aux mêmes instincts essentiels qui gouvernent toute l'animalité, puisque partout c'est la même matière qu'anime le même désir : vivre, perpétuer la vie " (21). La liberté est une illusion, l'une des erreurs majeures de notre métaphysique occidentale. Dans l'essai qu'il lui a consacré, Schopenhauer écrit : " l'hypothèse du libre arbitre doit être absolument écartée, [...] toutes les actions des hommes sont soumises à la nécessité la plus inflexible " (22). Quelques années plus tard, Nietzsche développe la même idée : " le self arbitre est un mythe ; dans la réalité il s'agit seulement de volonté forte ou débile " (23). Fort de ce savoir, il exhorte : " qu'on ait donc le courage de considérer l'homme comme le produit d'un hasard quelconque, comme un rien sans défense et abandonné à toutes les perditions : cette conception est aussi propre à briser la volonté humaine que celle d'un gouvernement divin " (24). Remy de Gourmont persiste dans cette logique de l'instinct négateur de liberté : " comme le reste de la nature, comme nous-mêmes, les animaux vivent soumis à la nécessité, ils font ce qu'ils doivent faire, autant que le permettent leurs organes " (25) ; il va jusqu'à emprunter du matériel conceptuel à Schopenhauer lorsqu'il réduit le libre arbitre à " la faculté d'être déterminé successivement par un nombre très grand de motifs et très différents " (26). La théorie du motif est la clé de voûte du système schopenhauérien. C'est d'ailleurs en partie sur ce point que Hegel, membre du jury de thèse du jeune Schopenhauer, construira son attaque : que sont ces motifs qui dispensent du libre arbitre  ? Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer précise ce qu'il faut entendre par là : " l'encéphale est le lieu des motifs, par eux la volonté s'y transforme en faculté de choisir, c'est-à-dire qu'elle est déterminée de plus près par des motifs. Les motifs sont des représentations qui naissent à l'occasion d'excitations externes des organes des sens, par l'intermédiaire des fonctions encéphaliques, et qui se transforment en concepts puis en résolutions " (27). Ce qui nous détermine est le motif le plus puissant. Dans l'ignorance où nous sommes de cette logique, nous avons forgé de toute pièce l'argument du libre arbitre.

Pour résoudre ce problème, Schopenhauer a eu recours à la physiologie. Faire référence au cerveau et aux organes des sens, c'est renouer peu ou prou avec la vieille logique sensualiste qui restaure le corps dans ses prérogatives. La chair est incontournable, c'est en elle que s'effectuent les opérations vitales. Remy de Gourmont croit lui aussi à la toute puissance de l'énergie des corps : " le système nerveux [...] reste le maître et gouverne même au péril de sa vie " (28) ; il parle même de " la volonté des ganglions cérébraux " (29). Bien avant que Laborit et Changeux n'aient démontré la pertinence de pareilles analyses (30), Gourmont écrit : dans la nature " il n'y a ni vices, ni vertus, mais seulement des mouvements et des réactions chimiques " (31), " il n'y a pas de lois générales [...] si ce n'est celles qui régissent à la fois toute la matière " (32). Avancer l'hypothèse d'un homme moléculaire, atomique, neuronal, c'est congédier la métaphysique, se faire le contempteur des croyances de l'occident si fanatique à défendre le spiritualisme, le dualisme. L'immanence est la loi, la transcendance n'a plus lieu d'être, si ce n'est comme surgeon d'une époque révolue. Gourmont pose les jalons d'une transmutation des valeurs, il se fait, selon le désir de Nietzsche, philosophe au marteau, négateur du christianisme et de ses attributs métaphysiques, la philosophie idéaliste. Le réalisme gourmontien s'appuie sur le souhait nietzschéen : " deviens ce que tu es " (33), qui est principe d'autonomie, car " on récompense mal un maître en restant toujours un élève " (34).

Dans la logique de Zarathoustra, Gourmont se donne le droit de créer des valeurs nouvelles, de contester les lois anciennes ; il se fait familier des abîmes et des cimes, il est alcyonien, esprit libre et nouveau philosophe. Aussi analyse-t-il la morale de son époque pour mieux en stigmatiser la naïveté, l'inadaptation au réel : " il n'y a pas dans la volonté de vivre la moindre trace de notre pauvre petite morale humaine ", de même " la nature [est] profondément ignorante de nos mesquines idées de justice et d'égalité " (35) ¾ dans Aurore Nietzsche avait déjà dit toute " l'immoralité foncière de la nature " (36). La morale sous laquelle Remy de Gourmont vit est celle que le christianisme a instillée dans les siècles à force de ruse, d'hypocrisie, de violences ou de partis pris. Morale d'esclaves, du ressentiment, morale d'ascètes, de négateurs de la vie, de renonçants. Les principes chrétiens sont mortifères pour la vie, ils étouffent l'énergie, brisent la puissance, matent les instincts. " Nous vivons sous le joug d'une morale ennemie des instincts de notre race " (37). Gourmont a retenu la leçon de Diogène qui veut que la nature soit le gnomon sur lequel les actes s'alignent. La morale ne doit pas être une anti-nature, elle doit s'appuyer sur les leçons données par l'instinct, le vouloir. Souvent, écrit le penseur normand, " l'ordre humain est un désordre pire que le désordre spontané, parce que c'est une finalité forcée et prématurée, une dérivation inopportune du fleuve vital " (38).

Partant du principe nietzschéen que " la vertu est mutilation de la force " (39), Gourmont attaque tous les lieux communs de la morale classique concernant l'amour. Il fait d'ailleurs de ce dernier " une des formes innombrables, et peut-être pas la plus curieuse, que revêt l'instinct universel de reproduction " (40). La thèse est on ne peut plus schopenhauérienne. On trouve dans l'ouvrage majeur du philosophe allemand une réduction de l'amour à l'illusion. Ce qui se cache sous cette fable métaphysique est la tyrannie du vouloir qui soumet les individus à la loi de l'espèce : la procréation, la durée du réel sous sa forme sont les raisons d'être de ce travestissement. Là où l'homme croit agir sous l'emprise de la passion amoureuse, il ne fait que succomber à la loi naturelle. En fait, l'homme choisit sa partenaire comme l'insecte sa viande ou son fumier ¾ l'image est de Schopenhauer (41).

Il en va de même pour l'érotisme. Loin de distinguer l'homme de l'animal, les caresses ¾ écrit Gourmont ¾ " ne sont perçues comme volupté que parce qu'elles sont utiles à l'espèce " (42). En fait, la procréation est le fin mot : " le but de la vie humaine est le maintien de la vie humaine " (43). Tout l'édifice que les hommes ont élaboré sur cette illusion qu'est l'amour se trouve caduc. Ainsi de ce que Nietzsche appelle " le préjugé monogamique " (43) : " dans la plupart des espèces humaines, il y a une polygamie foncière dissimulée sous une monogamie d'apparence " (44). De même, le couple, s'il est naturel lorsqu'il est contractuel et résiliable à souhait, est artificiel et entravant lorsqu'il est appelé à durer : " l'homme civilisé est voué au couple, mais [...] il ne le supporte qu'à condition d'en sortir et d'y rentrer à son gré " (45). La virginité n'a pas plus de sens. Gourmont démontre que l'hymen préservé ou perforé est commun à certains mammifères et aux humains et qu'il ne saurait être question d'en faire plus de cas : " il n'y a nulle gloire à un privilège que l'on partage avec les ouistitis " (46). A cet égard, la chasteté semble au penseur " de toutes les aberrations sexuelles la plus singulière " (47). Enfin, à quoi servirait la pudeur, car " en amour, tout est vrai, tout est juste, tout est noble, dès que, comme chez les animaux les plus fous, il s'agit d'un jeu inspiré par le désir créateur " (48).

Fidèle à la méthode qu'il a développée dans La dissociation des idées, Gourmont propose de dissocier " l'idée de volupté et l'idée d'amour " (49) afin de promouvoir une éthique nouvelle consciente de la certitude que " nos vertus ne sont jamais que des tendances physiologiques " (50). Une morale pragmatique de l'amour affirmera que ce dernier " a tous les droits, précisément parce qu'il est un instinct, et l'instinct par excellence " (51). Il faudrait élaborer une spontanéité sexuelle, un nouvel ordre amoureux afin de rendre impossible à la base les perversions qu'avant Freud on appelait les aberrations. " Il y aurait très peu d'hommes et de femmes aberrés, si les habitudes morales permettaient la satisfaction toute simple des besoins sexuels, si les deux sexes avaient la possibilité de se joindre toujours au moment opportun " (52). A défaut de consensus sur la nature de la modernité, on pourrait méditer le Remy de Gourmont qui écrit : " toute atteinte à la liberté de l'amour est une protection accordée au vice " (53).


(1) Remy de Gourmont, "Nietzsche et l'amour", Revue du nouveau siècle, mars 1902. "Nietzsche sur la montagne", in Promenades littéraires, volume 1, 1904.
(2) Remy de Gourmont, Promenades littéraires, 4e série, Mercure de France, 1920, p. 71.
(3) Jean Bourdeau, Pensées et fragments d'A. Schopenhauer, Alcan, 29e édition, 1929, p. 15.
(4) Sur ce sujet, voir René-Pierre Colin, Schopenhauer en France. Un mythe naturaliste, Presses universitaires de Lyon, 1979, 230 p.
(5) Remy de Gourmont, "La morale de l'amour", in La Culture des idées, 10/1 8, p. 220.
(6) Remy de Gourmont, Physique de l'amour, Mercure de France, 1903, p. 242.
(7) Ibidem, p. 243.
(8) Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, trad. Ross, p. 282.
(9) Ibidem, p. 457.
(10) Ibidem, p. 896.
(11) Ibidem, p. 942.
(12) Ibidem, p. 1379.
(13) Ibidem, p. 25.

[Ce texte, paru dans le numéro 12 de l'Orne littéraire, 1988, est reproduit ici avec l'aimable autorisation de Michel Onfray.]