Paris

LA BEAUTÉ DE PARIS

Si Paris est, comme on l'écrit, et même un peu trop, une belle ville, cela ne tient pas à des beautés particulières et frappantes, car il n'en contient presque pas; cela ne peut résulter que d'une impression d'ensemble, d'où le caractère des habitants ne doit pas être exclu, mais dont il faut même tenir le plus grand compte. II est certain, en effet, que Paris n'est pas une belle ville, à la manière, par exemple, de Pise ou de Rouen. Elle manque de pittoresque et elle manque d'unité, étant trop grande. Mais précisément parce qu'elle est vaste et diverse en ses parties, on ne voit pas bien ce qui pourrait la gâter. On s'est récrié contre le trolley, on l'a évité aux rues les plus connues, mais on l'a établi, à la suite des inondations, sur la plus agréable, peut-être, des promenades, les quais de la rive gauche et personne ne s'en est aperçu : le trolley n'a rien gâté du tout. La beauté de Paris est tout à fait indépendante d'un fil de fer. Voici que l'on clame contre les abus de l'affichage et ici, c'est une autre question. Il s'agit de savoir si une ville est ou non enlaidie parce qu'elle se soumet aux coutumes modernes qui sont que les industriels annoncent leurs produits par des réclames oculaires ? Paris serait-il embelli s'il prenait tout d'un coup l'aspect d'une ville figée à la norme du second Empire ? Laissez donc s'épanouir les affiches de couleur, et de paysages et de personnages. C'est vraiment le seul attrait des rues où l'on construit des maisons neuves. La partie récente du boulevard Raspail n'est tolérable que par ses longues palissades couvertes d'affiches illustrées. Peut-être que le même système rendrait de grands services à l'esthétique de certains palais aussi nouveaux qu'ils sont monstrueux ? En quoi des taches multicolores sur les murs gâtent-elles une rue ? Et quand une rue en serait au sens de quelques-uns, enlaidie, est-ce que l'ensemble en est atteint ? La beauté de Paris, bien plus qu'un fait, est un sentiment. (Dissociations)

La beauté de Paris (Petits Crayons).

PARIS FUTUR

Je n'aime pas beaucoup qu'on se préoccupe à l'excès du futur. Notre manière de le voir n'est pas la manière qui plaira le mieux aux générations à venir, dont l'idéal sera sans doute assez différent du nôtre. C'est pourquoi, j'entre avec une certaine réserve dans les plans de M. Delanney touchant le Paris de l'an 1980. Il sera peut-être plus grand, peut-être moins grand que le Paris actuel. La facilité de demeurer aux champs et de rester tout de même en communication constante avec la civilisation s'opposera peut-être à la tendance au rassemblement des hommes sur un même point. Mais si c'est cette dernière tendance qui l'emporte, je crois qu'il serait sage de laisser aux hommes de demain le soin d'organiser à leur gré la cité agrandie. M. Delanney semble surtout préoccupé de ménager dans la banlieue, telle que destinée à une plus ou moins prochaine incorporation, des parcs, des jardins, des espaces libres, en un mot. Les trois quarts de cette région étant encore à bâtir, le souci semblera un peu prématuré. Le jardin public est une heureuse conception, mais ce n'est qu'un pis aller : combien plus heureuse est la conception du jardin privé ! Peut-être que l'édilité future reposera sur ce principe que la construction des maisons ne sera autorisée que sur un tiers ou sur un quart de la place disponible, je n'ose dire davantage. Les villes seront conçues en forme de parcs où s'élèveront de place en place des maisons pas trop hautes, ce qui sera charmant et très sain. Des villes américaines sont déjà ainsi comprises. Le jardin public sera la ville au lieu d'être dans la ville. Peut-être même les maisons n'auront-elles plus qu'un seul, rarement deux étages. Les rues ou allées auront cent mètres de large. C'est le moins, d'ailleurs que puissent demander les aéroplanes. Au reste, ne faisons pas de mal à l'avenir, mais ne lui faisons pas de bien, non plus : c'est lui qui choisira. (Dissociations)

LE VIEUX PARIS

Il y a un vieux Paris que j'ai connu, je m'en suis aperçu hier en confrontant mes souvenirs avec la présente vision de l'avenue de l'Opéra. Jusque vers 1880 et encore bien après, c'était une voie maudite. Les commerçants hésitaient à s'établir dans ce désert d'où se détournaient les passants ; il y avait tout le long un tas de boutiques à louer. Cela semble à cette heure à peine vraisemblable et c'est l'exacte vérité. Les voitures même ne la prenaient pas volontiers. Ce n'est que vers 1889 qu'elle commença à devenir à la fois une voie commerçante et une voie commerciale et cela fut dû principalement aux étrangers et aux provinciaux qui affluèrent cette année-là, et qui venaient admirer l'Opéra de Garnier, auquel les Parisiens furent très longtemps à s'habituer. Mon interlocuteur me fit remarquer que la vie intense des grands boulevards ne descendait pas alors jusqu'à l'Opéra, et c'est exact. Le mouvement avait encore son centre entre la rue Drouot et la rue Lepeletier, finissait à la chaussée d'Antin. On pouvait traverser la place de l'Opéra en flânant et, au delà, c'était d'un calme presque champêtre. La rue Basse-du-Rempart existait encore avec ses escaliers et sa balustrade en bois, le long de l'actuel Olympia, à ce que je crois, où il y avait un dépôt de voitures ou d'omnibus. Les boulevards, en leur partie la plus brillante, étaient petitement éclairés et surtout par les boutiques, où l'on veillait tard. Rien des rutilances américaines qui éclatent si bêtement un peu partout. Il y avait encore de la discrétion et du goût. Les passages étaient très fréquentés et en cas de pluie soudaine on était sûr d'y rencontrer quelqu'un de connaissance. C'était en tout temps un lieu de rendez-vous. En trente ans cet aspect ancien de Paris s'est évanoui. Ces temps semblent archaïques. Quand on se les rappelle, il semble qu'on commence à être très vieux, beaucoup plus vieux que la réalité. (Dissociations)

LE VANDALISME

II vient un jour où les villes qui ont prospéré, qui se sont étendues démesurément sont atteintes à leur centre de congestion. Qu'il y ait quelques milliers ou quelques millions d'habitants autour de ce centre, le même phénomène se produit, à des proportions diverses: tous ces habitants, à certaines heures de la journée, affluent vers la partie centrale et les rues deviennent insuffisantes. Cette insuffisance a pris à Paris des proportions telles qu'aucun remède n'a été propice. On a doublé souterrainement les grandes artères, on y a mis un chemin de fer et cela n'a fait qu'augmenter le mal, en donnant aux multitudes le moyen d'affluer plus rapidement aux endroits de leur choix ou de leurs affaires. Alors il faut bien se résigner à élargir les rues, donc à abattre des maisons, et cela ne se fait pas sans dommage pour l'ancienne esthétique. Toute vieille rue menacée crie contre les vandales. Ce n'est pas toujours juste. Les vandales ne font souvent qu'obéir à la nécessité, et ceux mêmes qui ont crié le plus fort, sont contents, un jour, que les vandales aient passé par là. D'autres fois, l'?uvre de démolition, où le vandale prend toujours du plaisir, n'apparaît pas d'une très claire utilité. Ainsi, en ce moment, il est question d'élargir une rue qui fait communiquer les deux rives à travers l'île Saint-Louis et des habitants de ce quartier insulaire s'insurgent contre ce que l'administration appelle, en son langage malséant, une opération de voirie, et ce qu'ils nomment, eux, une opération de vandalisme. Je ne fréquente pas assez l'île Saint-Louis pour me rendre compte de ses besoins, mais je l'ai toujours traversée avec une telle facilité qu'il me semble que la nécessité de lui agrandir ses rues pourrait bien n'être qu'illusoire. Il circule à ce sujet une pétition qui parle de son charme, de son parfum d'histoire française: est-ce un argument qui puisse toucher les ravageurs du calme et antique quartier Saint-Séverin ? J'en doute, mais je souhaite qu'il ait de la valeur. (Dissociations)

Passé

[...] Un homme, quel qu'il soit, et aussi un animal, et aussi une plante, tout ce qui vit et même tout ce qui ne vit pas, tout ce qui est procède de ce qui fut. Ou plutôt, il n'y a ni générateurs ni produits ; il y a une ligne de force qui se continue, affaiblie ou renforcée, calme ou sinueuse, le long des siècles. Être, c'est continuer. L'individu est le chapitre d'un livre qui aura sans doute une fin, mais qui n'a pas eu de commencement.

Cette solidarité dans le temps est plus absolue encore que la solidarité dans l'espace, c'est-à-dire dans la vie présente ; l'une, après tout, se peut répudier, l'autre est invincible, puisqu'elle est le principe même de notre existence. Ils sont bien naïfs, ceux qui parlent de répudier le passé. Qu'est-ce que le passé, sinon la matière même dont nous sommes formés ? Notre passé dont nous sommes les fils, doit nous être sacré, même s'il nous paraît affreux, du moment que nous nous aimons, que nous nous estimons. Seul un pessimiste furieux pourrait maudire ou renier les générations dont il est né : mais sa malédiction ou son reniement seraient impuissants à user un seul des fils qui le relient à la chaîne des temps.

Ces notions, quand elles sont exposées en langage simple et clair, semblent irréfutables. Elles le sont, et cependant il ne faut pas les accepter dans leur nudité. Prises à la lettre, rédigées en articles de foi, elles pourraient engendrer un fatalisme destructeur de la vie même qu'elles prétendent glorifier. Elles ont un côté faible par où on peut les attaquer. Cherchons-le. C'est le côté sentimental. Le culte des morts et la philosophie qui s'en déduit naissent généralement dans un esprit à la suite de quelque déception grave. Ce que la vie refuse, ce qu'elle reprend, on le demande à la mort. Quand il rentre dans le passé, on descend aux enfers chercher le présent qui a fui de nos mains, et on s'enfonce dans les ténèbres à la poursuite de la lumière, on court dans les cimetières en quête de la vie.

Toute vérité n'est pas bonne à subir. Nous sommes les enfants du passé. C'est vrai, mais il vaut peut-être mieux l'oublier que de s'en souvenir trop. Quoi que nous fassions, nous répéterons jusqu'à notre dernier mouvement les gestes de nos ancêtres capitalisés en nous, dans notre système nerveux, cet accumulateur des énergies anciennes ; est-il bien nécessaire de nous pénétrer de cette fatalité, de charger nos épaules de ce fardeau ?

[...] Il ne faut pas assurément suggérer aux hommes ce devoir insensé de faire le contraire de ce qu'ont fait leurs parents ; mais il est pareillement mauvais de les décourager en leur assurant qu'ils ne feront pas mieux. A quoi bon vivre, si c'est pour n'être qu'un imitateur borné ? La plupart des hommes ne sont pas autre chose, c'est vrai, et il vaut mieux qu'ils imitent leurs parents que des étrangers. Leurs gestes seront moins gauches, ayant été dessinés avec une lente certitude par l'hérédité. Cela ne signifie pas qu'ils soient obligatoires. L'initiative personnelle doit avoir sa place même dans la plus humble vie. Ce qui caractérise l'homme, c'est précisément cette faculté de modifier, en le répétant à l'infini, le geste héréditaire. [...] (« Le sentimentalisme de M. Barrès », Promenades littéraires, 1904)

PHILOSOPHIE

Le public, en France, et en d'autres pays sans doute, a des préjugés contre la philosophie. Il la croit ennuyeuse, rébarbative, impossible à comprendre. Cela est vrai de la mauvaise philosophie, de celle qui dissimule sa nullité sous le pédantisme des mots abstraits et des formules scolastiques : mais c'est vrai aussi de la mauvaise littérature. Le plus enragé lecteur de romans ne saurait soutenir que tous les romans sont amusants ou agréables à lire. Qu'il s'agisse des drames de la vie réelle ou des drames de la pensée, et aussi de ses comédies, le sujet est fort peu de chose et l'œuvre n'a de valeur et d'intérêt que par le talent du narrateur. Le fond des histoires les plus belles et les plus poignantes, très souvent, est identique à celui des plus sottes. Des centaines de poètes ou de conteurs, avant ou après Shakespeare, ont écrit leur Roméo et Juliette. Un amour contrarié, des scènes de tendresse et de passion, deux amants qui préfèrent la mort à la désunion, c'est un thème anecdotique que l'on peut lire presque chaque jour dans les journaux, aucun n'est plus banal, aucun, peut-être, n'est plus beau quand il est développé par le génie d'un grand poète, ¾ et aucun n'est plus fastidieux quand c'est un romancier imbécile qui a entrepris d'en tirer deux cents feuilletons pour un journal populaire.

La philosophie a ceci de commun avec la littérature, avec l'art tout entier, que les sujets dont elle traite ont un intérêt immense ou nul, selon que l'auteur a un talent original ou n'est qu'un pédant sans idées. Ces sujets, en effet, lui sont imposés de toute éternité ; leur banalité est celle de la vie elle-même. Il s'agit aussi d'essayer de comprendre un peu le mécanisme des actions humaines et de chercher quel peut bien être leur but, et si elles en ont un, ou si la vie n'est pas autre chose qu'un ensemble de gestes évoluant parmi les ténèbres du hasard. C'est autour de cela que les philosophes, depuis qu'il y a une philosophie, se promènent avec patience, comme jadis les Péripatéticiens et leur maître Aristote, sous les portiques du Lycée. Aucun sans doute n'a résolu aucune des questions, puisqu'on les pose toujours, mais cela est fort heureux, car alors il n'y aurait plus de philosophie et les hommes auraient épuisé une des sources de leurs plaisirs.

Je prétends établir, en effet, que la philosophie, non seulement n'est pas ennuyeuse, mais est délectable et beaucoup plus émouvante que tous les drames et tous les romans.

Il est très rare qu'une œuvre d'imagination raconte des événements directement comparables à ceux qui ont rempli notre vie, ou à ceux dont nous pouvons prévoir la venue dans le cours normal de nos années futures. La philosophie, au contraire, s'adresse à chacun de nous en particulier, pour lui parler du fonctionnement de son intelligence, de la genèse de ses sentiments, de l'origine même de sa vie, de sa destinée tout entière. Bacon et Descartes, Spencer et Schopenhauer disent, comme Shakespeare ou comme Racine, les aventures d'un héros ou d'un prince, mais ce prince, nous le reconnaissons aussitôt, c'est nous-même, dans notre royauté humaine, et il n'est pas un épisode de la tragédie qui ne nous touche personnellement ; il n'est pas une page où le lecteur ne s'arrête pour lever la tête et réfléchir sur son propre destin, les yeux vagues et le cœur un peu troublé.

La philosophie véritable ne s'écrit pas, comme le croit encore le vulgaire, dans une langue spéciale, obscure et prétentieuse. Il y a des traités philosophiques rédigés en jargon et d'une lecture certainement pénible, même pour les initiés ; on ne les lit plus, depuis qu'on s'est aperçu que cette obscurité de langage est un voile, choisi à dessein très épais, pour mieux masquer la nullité de la pensée. Depuis Schopenhauer, qui reprit la tradition de Montaigne, de Descartes, des Encyclopédistes, les philosophes, quand ils ont des idées et du talent, écrivent en un style simple et clair, quelquefois même spirituel. L'un d'eux, Frédéric Nietzsche, s'est même avisé d'être en même temps un grand poète et un grand philosophe et d'étonner le monde coup sur coup par deux livres d'une forme aussi différente que Par delà le Bien et le Mal et Ainsi parlait Zarathoustra.

Il y a un ouvrage de Schopenhauer que presque personne n'a lu. Les plus curieux ou les plus courageux reculent généralement devant le titre, véritable épouvantail. Cet ouvrage porte, en effet, écrit à son fronton ces mots redoutables : De la quadruple racine de la raison suffisante. Soyez braves, ouvrez-le. Quelle récompense ! C'est un enchantement : un homme d'esprit à la fois et de raison profonde nous passionne pour l'idée de cause, sans laquelle le monde ne peut être conçu que comme un chaos, et nous fait rire, vraiment rire, aux dépens de ceux qui essaient de briser la chaîne invincible des faits, pour y insérer modestement leur petite volonté. [...] ("Un nouveau philosophe. Jules de Gaultier", Promenades littéraires, 1904)

PLUIE

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La Pluie. – La douceur de la pluie d'été est sans pareille. A travers ce rideau mouvant, où les fils courent éperdument après les perles, les choses prennent un aspect incertain, sans contours précis, qui convient au songe : on rêve, quand le rideau aura fini de tomber, que la terre va être plus belle. Et, en effet, voici que son sourire s'épanouit d'une fraîcheur toute nouvelle. J'ai une girouette qui m'annonce la pluie et le beau temps par sa position comme toutes les girouettes, et mon âme, comme elle, s'incline selon la rose des vents. Arbre, quand il va pleuvoir, je penche mes feuilles pour que l'onde glisse sans les froisser, je me tasse, je me masse sous la bonne pluie qui va me guérir des blessures du soleil, ce barbare.

PROPRIETE LITTERAIRE

Juin [1896]

21

Propriété littéraire. ¾ Ayant mis hors la loi les gens dont ils convoitaient l'héritage, et ces héritages acquis par la fraude d'assignats vils, les bourgeois révolutionnaires émirent un Code, commentaire de ceci : La propriété est sacrée. La propriété n'est pas sacrée ; elle n'est qu'un fait, acceptable comme nécessaire au développement de la liberté individuelle. Les grandes propriétés de jadis, latifundia romains ou domaines féodaux, n'étaient guère que nominales et, prélevés les plaisirs du maître, appartenaient un peu à tous. Déjà, vers le XVIe siècle, elles s'étaient morcelées en une infinité de petites possessions personnelles, liées encore à leurs principes par des redevances que la diminution du pouvoir de l'argent avaient d'ailleurs rendues d'importance presque nulle. En coupant ces liens, la Révolution affirma le caractère inviolable et absolu de la propriété et, ses enfants bien pourvus, forgea les portes de fer du célèbre Code. C'est de ce moment que la propriété est devenue si vilaine, si égoïste et si hargneuse. Il n'y eut plus de Bien des Pauvres, plus de Domaine public, plus de Tout à tous ; la République a récemment achevé cette œuvre en supprimant les derniers vestiges du droit de vaine pâture (1) : maintenant il s'agit de supprimer jusqu'au droit de vaine pâture intellectuelle, et l'on n'entend plus parler, en guise d'art, que des droits des auteurs, des droits des éditeurs, ¾ des droits des fabricants de cartons perforés. Quant au droit qu'a toute créature de Dieu d'entrer dans la maison du génie, cela paraît subsidiaire. Avec les lois actuelles, les œuvres de Taine ou de Villiers, appartiennent pour jusque vers 1940 à des ayants-droit qui les peuvent boucler, si tel est leur plaisir. Enivré par l'odeur de l'argent, M. Zola a lâché sur ce sujet de singulières incohérences, et de matière peu louable : « Je bâtis des maisons, je fabrique des meubles, je ciselle (sic) des bijoux, je crée là des propriétés qui m'appartiennent et qui appartiendront à mes descendants? » L'allusion aux bijoux et aux meubles est parfaitement absurde, puisque, là, la matière première et la main d'œuvre l'emportent sur le travail intellectuel en des proportions souvent totales et que, s'il s'agit d'un livre, c'est tout le contraire : quant à la maison, œuvre complexe, quels en sont les auteurs ? L'architecte, l'entrepreneur, les maçons, les charpentiers, les menuisiers, etc. C'est donc à ceux-là que la maison appartient et à leurs descendants ? Nullement, mais au propriétaire du sol et au capitaliste qui aura payé les travaux. Et M. Zola, médiocre logicien, ne s'aperçoit pas qu'il en est précisément de même du livre : le livre, à l'ordinaire, appartient non à celui qui l'a conçu et créé, non aux ouvriers de sa matière nécessaire, mais au capitaliste, à l'éditeur.

Toutes les lois sur la propriété littéraire ont été faites au bénéfice de l'éditeur, qui en ces questions ne se sert de l'auteur que comme une mendiante se sert d'un enfant loué ; il s'agit d'attendrir les législateurs.

Tout cela étant fort compliqué, qu'un seul cas soit retenu : celui où un auteur meurt, ayant vendu son œuvre. A quel titre l'éditeur, même muni d'un contrat d'achat, vient-il affirmer sa prétention à un monopole de cinquante ans ? Ne suffirait-il pas pour sauvegarder les droits des héritiers (ceci provisoirement et avec réserve) d'un tant pour cent sur l'œuvre fabriquée et vendue par qui voudrait la fabriquer et la vendre ? En somme, tout traité d'éditeur à auteur devrait être tenu pour caduc à la mort de celui-ci, et l'œuvre littéraire devrait entrer immédiatement dans le domaine public, avec cette restriction que, tant qu'il y aurait des héritiers directs, chacun ne pourrait exploiter cette œuvre qu'en payant aux héritiers un droit analogue aux droits que paient les directeurs de théâtre.

La volonté d'un auteur et ses droits doivent être ici, on peut le dire, sacrés, tant qu'il vit, mais la mort qui tarit la volonté doit diminuer l'absolu des droits.

Une brochure très curieuse publiée en 1866 formule à peu près de telles conclusions, en se basant sur cette définition : l'œuvre littéraire n'est pas une propriété, mais un produit. Ce produit se matérialise sous la forme du livre et le véritable opérateur de cette matérialisation c'est le public qui demande et achète le livre, les manipulations intermédiaires n'étant, en l'espèce, que secondaires, quoique physiquement nécessaires. Il reste donc deux termes au problème : l'auteur, l'acheteur, l'un ayant le droit de toujours vendre, l'autre le droit de toujours acheter.

Et c'est pour cela que l'on devrait considérer comme immoral, et partant nul, tout contrat d'auteur à éditeur qui ne serait pas formulé en termes tels que l'auteur n'aliène son œuvre que pour un temps déterminé ; qu'il la loue, même par bail, il ne peut la vendre, parce qu'elle appartient par moitié et pour toujours au public, sans lequel son produit est matériellement improductif. L'éditeur en tout cela n'est qu'un moyen de transport.

Songez que pendant cinquante ans un éditeur nous aura obligés de lire Balzac en des tomes honteux et qui ne se peuvent insérer en aucune bibliothèque, sinon comme témoignages de la rapacité judaïque ! Est-ce qu'à cette heure Balzac ne devrait pas appartenir à tous, et depuis longtemps ? Et quels droits naturels ont-ils sur Flaubert les vagues héritiers qui détiennent la Tentation, quels droits que nous n'ayons, nous qui avons besoin de cette œuvre pour vivre, et de telles autres, et de toutes les œuvres, aussi bien que de lumière et de pain ? Est-ce que vraiment le souci de doter quelque pucelette engagea Gœthe à écrire Faust ? Avec la loi actuelle, si elle eût été en vigueur, Faust viendrait à peine de sortir des mains des héritiers. Avec cette loi, les œuvres n'arriveront au public qu'à l'heure où leur influence sera devenue inutile ou impossible. (21e épilogue)

(1) Analogue, en certaines conditions, au droit de glane.

Septembre [1896]

34

La Propriété littéraire. ¾ L'abominable loi des cinquante ans ¾ contre laquelle Proudhon lutta en vain si courageusement ¾ commence à faire sentir sa tyrannie. La veuve de M. Dumas a fait interdire la reprise d'Antony. Motif : son bon plaisir. Des caprices d'héritiers peuvent d'un jour à l'autre nous priver pendant cinquante ans de toute une œuvre. Déjà un M. Labiche, éminent maître des requêtes, a séquestré tout ce qui lui déplaît dans le théâtre de son père ; Madame Jeanne Hugo prohiba récemment Le Roi s'amuse ; demain les œuvres de Renan, de Taine, de Verlaine, de Villiers peuvent appartenir à un curé fanatique ou à une dévote stupide, ¾ et disparaître jusque vers 1940. Il serait temps de faire comprendre à ces hoirs que s'il s'agit de littérature ou d'art, leur privilège est grevé d'une servitude publique : il y a sur ces terres-là un droit de passage ; ¾ eux, qu'ils se contentent, suivant les conseils secrets de leur génie particulier, de passer à la caisse. (34e épilogue)

Religion

RELIGIONS

[...] La théologie sue, il n'y a d'important dans une religion que son fol-klore : ses superstitions traditionnelles, les surprises de sa liturgie, ses contes religieux, la vie légendaire de ses saints et de ses martyrs, toute la partie populaire d'une religion, tout ce qui fait qu'une religion est vivante et tenace. Ni la croyance en un seul Dieu, ni la morale ne sont les fondements vrais de la religion. Une religion, même le christianisme, n'eut jamais sur les mœurs qu'une influence dilatoire, l'influence d'un bras levé ; elle doit recommencer son prêche non pas seulement avec chaque génération humaine, mais avec chaque phase d'une vie individuelle. N'apportant pas de vérités évidentes en soi, son enseignement oublié, elle ne laisse rien dans les âmes que l'effroi du peut-être et la honte d'être asservi à une peur ou à une espérance dont les chaînes fantomales entravent non pas nos actes, mais nos désirs. Pas davantage le monothéisme n'est une conquête ¾ ou une découverte religieuse ; les religions, et surtout le catholicisme, entourent cette foi de tant d'accessoires que ces croyances adventices deviennent des objections contre le dogme même. L'essence d'une religion, c'est sa littérature. Or la littérature religieuse est morte. (1er épilogue)

SUR LA RELIGION

Le titre de cette note ne signifie rien, mais je n'ai pu trouver de mots qui synthétisent brièvement ce que je veux dire, qui indiquent clairement que, pour l'humanité presque tout entière, la religion n'est qu'une variété supérieure de la médecine et même quelque chose comme un bureau de secours universel. Ainsi considérée, une religion est quelque chose de très utile, c'est une boutique inépuisable d'espérances. Cette conception s'oppose absolument au mysticisme, qui ne se base point sur l'utilité, mais sur l'amour, ou du moins dont l'utilité, purement égoïste, ne peut avoir aucun rayonnement. Voyez ce qui se passe à Alzonne. On croirait d'abord qu'il n'y a là qu'un cas de folie contagieuse, qui ne se connaît aucun but. Des petites filles voient Jeanne d'Arc dans les nuages ou dans les arbres, je ne sais, et cela paraît purement insensé et pareillement désintéressé. Nullement. La foule réclame le miracle. Elle sait très bien ce qu'elle veut. Le miracle, c'est la guérison d'une petite paralytique. Et voilà pourquoi tout un village, toute une région sont bouleversés. On attend dans la fièvre. Le miracle se produira-t-il avant que la foule se lasse ? On verra bien. Je crois qu'ils se trompent vraiment ceux qui voudraient fermer ce bureau de secours et réduire les hommes à chercher leur appui dans la seule raison. La petite est déclarée incurable. Par qui ? Par les médecins. La belle affaire ! Au-dessus de la nature, il y a la surnature ; au-dessus du bureau de consultation, il y a le grand bureau de secours universel. Comme l'a dit un philosophe américain, la religion est avant tout une méthode que les hommes suivent pour atteindre ce qui est raisonnablement hors de leur portée. Elle aussi renverse les valeurs, et avec tant de violence que, si elle redevenait maîtresse des esprits, elle pourrait détruire toute la civilisation. (Dissociations)

Rouen

DEVASTATIONS

On accuse toujours la Révolution d'avoir démoli vieilles églises, vieux châteaux, vieux monuments de toute sorte. Certes, elle en fut la cause première, mais elle manqua d'argent pour passer des désirs aux actes. La plupart du temps, elle se contenta de confisquer et de vendre. Quand revinrent les Bourbons, tout était encore debout et ce n'est qu'à ce moment que se réalisa le grand vandalisme, celui qui à Rouen, par exemple, a remplacé par la triste caserne qu'on appelle l'Hôtel de Ville le délicieux Logis abbatial de Saint-Ouen, qui datait des premières années du seizième siècle. Cette merveille fut rasée en 1816. Tel fut un des dons de joyeux avènement de la Restauration, qui fut partout en France le contraire absolument de ce que signifie son nom. Est-ce aussi à ce moment-là que disparut la délicate porte Bouvreuil ? Je n'en sais rien, mais il n'y a aucun doute, pour la porte du Bac qui, moins élégante, avait une grande allure. Je ne cite que ces fragments des vieux remparts, mais c'en est assez pour m'attendrir et je n'ai jamais passé sur les quais sans en reconstituer la vision. Comme ce qu'on a conservé du vieux Rouen, ce qu'on a supprimé aurait très bien pu s'accommoder à la civilisation moderne. D'ailleurs, quand on le démolit avec une joie vandale, elle n'avait pas encore de bien grands besoins. On dévaste donc pour le plaisir, pour la propreté. Oui c'est ainsi qu'on qualifiait la dévastation : on nettoyait. Tout ce qui sentait le moyen âge ou le seizième siècle paraissait odieux à des yeux auxquels le dix-huitième siècle avait enseigné les délices du fronton corinthien. Ces barbares étaient des classiques raisonnables : le romantisme ne régnait encore que dans quelques cervelles choisies et c'est au romantisme que nous devons le respect et le sentiment de notre passé architectural. C'est à Notre-Dame de Paris, que l'on doit sans doute la conservation de toutes les Notre-Dame de France. (Dissociations)

LA VIE D'UNE VILLE

Il est difficile de comprendre un individu un peu complexe, de pénétrer entièrement son esprit et son caractère, de découvrir comment ses sensations présentes se relient aux sensations anciennes, quel est enfin le principe de sa vie. Mais la psychologie d'une ville est bien plus malaisée encore à établir dans sa continuité vivante, surtout quand il s'agit d'une cité qui a réussi, comme Rouen, à loger la civilisation la plus neuve et la plus active dans le cadre le plus ancien et, en apparence, le moins fait pour la vie d'aujourd'hui. Mieux on connaît cette ville et plus elle semble se dérober à l'observateur. Le présent n'y est pas juxtaposé au passé ; ils coïncident. On dirait d'un Bernard l'hermite qui s'est logé dans une coquille de hasard: il ne l'a pas appropriée à ses besoins, mais ses besoins y ont pourtant trouvé leurs aises. Voyez ce poste central d'électricité: il a trouvé sa place dans une vieille ruelle de truands dont il n'a pas modifié le caractère. Paris n'a pas su faire cela. A Paris on a dégagé les rares monuments anciens qui lui demeurent et on vient d'abattre encore de vieilles maisons autour de Saint-Séverin. Rouen n'a cédé que fort peu à cette manie et semble s'en repentir, car on n'y démolit plus rien. Malgré cela, tramways et automobiles cheminent fort bien le long des rues étroites aux vieilles maisons où s'accrochent les fils du trolley. Il y a partout une accommodation merveilleuse, et Rouen a été récompensé de son ingéniosité par la conservation de son caractère, ce qui ne l'empêche pas de s'étendre extérieurement, le long de la Seine, et de grimper aux collines voisines. (Dissociations)

Une cité.

Villes d'art.