Seine

LA SEINE

A bord du Druide.

On ne célèbre pas assez la Seine. Il semble vraiment qu'elle ne soit aimée et admirée que par des muets ou par de ces gens qui gardent farouchement pour eux-mêmes leurs impressions égoïstes. Ce qu'on pourrait appeler la « littérature de la Seine » est, en effet, assez pauvre, depuis les fadeurs de Mme Deshoulières aux terribles philosophies de Jean Revel. Flaubert, qui passa presque toute sa vie les yeux fixés sur elle, ne semble pas l'avoir vue comme il eût dû la voir, selon toutes ses grâces et toutes ses fraîcheurs. Seul, Maupassant l'a un peu sentie, mais ce sont des impressions de canotier. Il y a toujours du canotier dans les impressions de Maupassant et dans sa littérature. La Seine est agréable à contempler de la rive ou du haut d'une des collines de verdure ou de craie, mais pour en jouir pleinement, il faut en suivre sur un bateau tous les détours, pénétrer successivement dans tous ses paysages. La solitude d'un yacht (où on n'entend pas le gramophone !) convient admirablement. Le léger bruit de la machine n'empêche pas la pensée de suivre ou de remonter le courant, d'accompagner les légères barques qui traversent le fleuve ou de s'accrocher aux lourds bateaux qui le remontent ou qui le descendent. On s'attarde au milieu des larges nappes d'argent ridées d'un petit friselis et où on a, si on regarde l'eau, uniformément d'un bleu d'acier, la sensation de stationner au milieu d'un lac. Plus loin, des reflets verts la traversent en fonçant sa teinte : on longe des forêts ou de hauts coteaux de bruyères. Aujourd'hui, il y a peu de trains de bateaux, le silence est vaste, doux et profond. Qu'il fait bon vivre sur la Seine et qu'elle a de douceurs ! Au delà de Rouen, elle bouillonne tout à coup, se gonfle et le courant comme un beau serpent se retourne tête à queue et fuit en sens inverse : c'est le flot, comme on dit ici. Ce n'est qu'un moment de trouble. Le silence redevient le maître, les ombres s'allongent. Le fleuve vit d'une vie encore plus lente, plus profonde, plus intérieure. Allez sur la Seine et soyez ses amis (Petits crayons).

Au pays de Flaubert

Siècle

Le nouveau siècle. ¾ Les journaux furent pleins, tout ce mois, de dissertations sur le nouveau siècle. Je voudrais prendre part à ce concert. Mais comment, puisque je ne veux et je ne peux écrire que ce que je sens, puisque je honnis toute rhétorique, toute construction purement intellectuelle ? Comment, puisque ce nouveau siècle je ne le sens pas. Un bon journaliste, ancien premier prix de discours français, plus avancé que moi en sensibilité, nous confia : « Les fins de siècle sont mélancoliques comme les fins de bal. » Cependant, ne lui demandez pas pourquoi. Il n'en sait rien. L'idée de tristesse étant communément associée à l'idée de fin, ¾ d'une fête, d'un jour, d'un amour, d'un règne, d'une vie, etc., il la joint au mot siècle d'un geste tout machinal. Mais l'idée de joie est aussi fort souvent associée à l'idée de fin ; et l'on ne voit pas, en l'occurrence, pourquoi le journaliste et la plupart de ses frères ont conféré l'idée du siècle finissant à l'image de la fin d'un bal, plutôt qu'à l'image de la fin d'un siège, d'une fièvre on d'une longue navigation. Leur choix est d'autant plus surprenant que le monde moyen est devenu optimiste et qu'il n'y a plus pour les pauvres hommes abrutis par les leurres de l'espérance, que des aurores, à droite, à gauche, devant et derrière ; le soleil va se lever aux quatre coins de l'horizon : l'attente du miracle fait battre le cœur des sociétés coopératives de consommation. Il faut donc chercher l'explication de cette alliance de mots, non dans un mode de sentir, mais dans le mécanisme même de la machine verbale. Ici, c'est une question peut-être de statistique. Si l'idée de fin est, dans la majorité des cas, associée à l'idée de tristesse, on peut parier qu'ayant à caractériser une idée neutre comme celle de la fin d'un siècle l'écrivain purement intellectuel penchera du côté du nombre. Comme il ne sent pas, comme son raisonnement est de pure logique, il conclut que la fin d'un siècle doit être triste, puisque, dans la majorité des cas, la fin des choses est triste.

Les intellectuels purs sont nécessairement moutonniers. C'est par la sensibilité que se différencient les hommes. Il y a mille manières de sentir, là où il n'y a qu'une manière de comprendre. L'homme chez qui domine la sensibilité est indisciplinable ; quant à l'intellectualiste, il est toujours prêt à devenir l'esclave de la raison. Pour faire marcher avec ensemble un troupeau de sensibilités moyennes, il faut trouver le point commun vulnérable de chaque animal ; pour dominer un amas d'intellectualités, la logique suffit. Pour agiter les uns, il faut piquer la vie, la faire saigner ; pour entraîner les autres, on se bornera à présenter à leur raison une irréfutable figure géométrique. La sensibilité nie le syllogisme et brise les mailles du dilemme ; l'intelligence qui ne peut naturellement se défendre contre elle-même y demeure prisonnière.

Voilà une parenthèse assez déplacée, mais il faut accueillir les idées quand elles frappent à la porte ; il faut leur être courtois et hospitalier.

Il s'agissait donc du nouveau siècle et des épithètes conventionnelles qu'on lui accola. Je doute que beaucoup de personnes saines aient senti à son arrivée une émotion. Les bobèches du lustre n'ont pas craqué, ¾ et d'ailleurs il n'y a plus de bougies, mais des fleurs qui, non moins que Jéhovah, brûlent sans se consumer. Encore un cliché qui va mourir ; la tristesse des fins de bal va perdre son vieil accompagnement romantique, ce cassement fatal du cristal, signe que les mains vont cesser de s'étreindre. Villiers, qui créa l'androgyne électrique, aurait dû songer à cela en écrivant la Révolte ; il y a là un jeu de mise en scène qui va devenir archéologique.

Mais pourquoi me veut-on triste parce que les dictionnaires affirment qu'on appelle siècle une période de cent ans ? Elle aurait dû être de cent quarante-quatre ans, comme les grosses d'épingles : douze mois, douze fois douze mois, douze fois douze ans. Cela aurait espacé les explosions séculaires des grandes mélancolies obligatoires. En quel siècle serions-nous alors ? Et en lequel serions-nous, si nous comptions de la fondation de Rome ? Il faut laisser les siècles aux astronomes, si le mot leur est utile et aux chronologistes pour qui ce sont des points de repère. Les vrais siècles de vie sont de durée variable. Il n'y a pas de siècles ; il y a des époques, les unes assez longues, comme le règne de Louis XIV, les autres fort courtes comme la période qui, de 1790 ou 1791, va jusque vers 1800 ou 1801. Il y a le siècle de Louis XIV, si l'on veut ; il y a aussi le siècle de la Révolution et le siècle de Henri II, de même durée. Rien dans le monde n'indique aujourd'hui le commencement d'une nouvelle époque. Cependant nous ne savons pas si nous sommes à la fin ou au début d'une période.

On apprend cela très tard, quand l'histoire a été torturée par les historiens. Mais il viendra aussi un temps où on ne saura plus rien du tout sur nous, où ces derniers cent ans seront pour les générations quelque chose d'aussi vaste et d'aussi lumineux que peut l'être aujourd'hui pour notre ignorance le pauvre et dédaigné neuvième siècle. L'un a vu mourir Charlemagne ; l'autre a vu tomber Napoléon. N'y a-t-il pas une ironie à écrire ces dates : 814-1814 ? Le monde change trop peu. Cela ferait croire à l'existence des âmes, et qu'elles reviennent périodiquement, engendrant d'identiques corps, refaire les mêmes actes, parfois avec plus de maladresse, parfois avec une habileté scandaleuse.Quels mimes déjà vus nous réserve demain ? (182e épilogue)