Quand on est écolier — fût-on bon écolier, —
Il arrive parfois que, pris de lassitude
A toujours repasser de la classe à l'étude,
On regimbe irrité contre ce dur collier
Du travail, dont il faut contracter l'habitude ;
Et l'on aspire au jour où, récent bachelier,
Quitte à jamais d'un long et lent apprentissage,
On pourra dans la vie essayer son courage,
Et marcher au soleil sans maître et sans geôlier.
— De savoir si vraiment la vie est ainsi faite
Qu'on puisse y figurer, ainsi qu'en une fête,
Libre de tout devoir, exempt de tout souci,
Je n'ai pas sur ce point à m'expliquer ici. —
Mais, heureux ou déçu (car la vie a ses chances,
Et ne voit pas qui veut fleurir ses espérances),
D'où vient que cet enfant mécontent et boudeur ,
Qui du joug de l'étude accusait la lourdeur,
Se retourne, homme fait et mûri par la vie,
Toujours avec douceur, parfois avec envie,
Vers ces jours qu'autrefois, indolent écolier,
Il rayait un par un sur son calendrier ?
De ce passé, souvent assombri d'un nuage,
D'où vient qu'un souvenir lumineux se dégage,
Et que ce temps, maussade à notre jeune ennui,
Brille dans un mirage et nous charme aujourd'hui ?

C'est qu'au prix des soucis que l'âge mûr amène,
Les soucis de l'enfant, qui l'effleurent à peine,
Ses pleurs prompts à sécher, ses chagrins passagers,
Orages de printemps, nous semblent bien légers ;
C'est enfin que le mal s'oublie, — et qu'en revanche
Les élans de bonheur, la joie ardente et franche
De ces c̹urs pleins d'aurore, innocents et joyeux,
Prennent, vus à distance, un éclat merveilleux.
Mais — surtout — c'est qu'alors, sur les bancs du Lycée
Notre âme adolescente, où dormait la pensée,
S'est aux fiers sentiments de devoir et d'honneur,
Papillon qui s'éveille, ouverte avec bonheur ;
Et que — sol fécondé par de tièdes ondées —
Notre esprit a germé sous les nobles idées
Que sèment à travers les générations
Les antiques penseurs, aux fronts ceints de rayons.
Oui, c'est dans le Lycée, entre ces murs austères,
Que notre âme a connu, pour la première fois,
Du Vrai, du Beau, du Bien, les radieux mystères,
Et que, pour les traduire, elle a pris une voix !
C'est là qu'elle a rêvé de s'adjoindre une autre âme
Qui marchât avec elle au but qui la réclame,
Et dans tous ses espoirs fut toujours de moitié ;
C'est là qu'elle a conçu, — réalisé peut-être —
L'échange mutuel de deux c̹urs que pénètre,
Et fond en un seul c̹ur l'immortelle amitié !

Eclosion du c̹ur, floraison successive
De l'esprit curieux que le travail active :
Voilà l'attrait profond, le charme sûr et doux
Qui rend ces souvenirs si précieux pour nous.
Ce charme persistant, c'est lui qui tous ensemble
A ce banquet d'amis aujourd'hui nous rassemble ;
Lui, qui nous met la main dans la main, sans façon,
Et fait battre gaiement nos c̹urs à l'unisson.
L'un de l'autre éloignés par quelque circonstance
(Ceux-ci par leur emploi, ceux-là par la distance),
Il subsiste entre nous — élèves florissants
Et vieux maîtres déjà sous l'âge fléchissants —
Un lien que le temps, qui vient tout interrompre,
N'a pu, malgré ses dents, ni relâcher, ni rompre :
C'est la libre amitié formée entre écoliers,
L'amitié confiante, aux appels familiers,
Qui fait que c̹ur à c̹ur on marche et l'on s'appuie,
En s'allégeant parfois le fardeau de la vie...
Ce sentiment pieux, sachons l'entretenir
Dans nos c̹urs tout vibrants à son doux souvenir ;
Et que l'amitié sainte, aux douceurs fraternelles,
Dont s'échauffaient, enfants, nos c̹urs et nos regards,
Fleurisse encor pour nous, hommes mûrs et vieillards,
Et couronne nos fronts de ses fleurs immortelles !

P. BLIER,
Professeur de Seconde au Lycée

J'AIME COUTANCES !

Comme une mère aime son fils,
Un fiancé sa fiancée ;
Le laboureur ses blonds épis,
Le guerrier sa fidèle épée ;
Comme à l'âge des rêves d'or
On aime folles espérances
Qui, trompant, séduisent encor...

J'aime Coutances ! [...]

Marc THÉZELOUP,
Professeur au Lycée de Caen.


M. BLIER nous réservait encore une surprise. Par un rapprochement très ingénieux et finement traité avec un charmant passage d'Horace, le poète porta un toast à l'Amitié ! avec une chaleur qu'il sut communiquer à tous, comme les bravos le lui ont prouvé. (Voir p. 14 de la feuille annexe.)

M. le Président en prit occasion pour porter à son tour un toast à l'Union et à la Concorde. Avec l'élévation de pensées et de sentiments qui le distingue, le vénérable M. l'abbé LAIR rappela l'esprit et le caractère de l'Association, auxquels elle doit depuis sa fondation sa vitalité et son charme. Nous sommes heureux de reproduire ses paroles :

MESSIEURS,

Je vous dénonce M. Blier : II m'a volé mon idée. Je voulais, moi aussi, boire à l'union des esprits et des cœurs et rappeler que c'est là le but, le cachet et tout le secret de notre Association.

Que seront maintenant mes froides et prosaïques périodes devant les chaudes inspirations, les accents délicats et l'atticisme d'une muse à laquelle nous avons souvent applaudi.

Eh ! bien, c'est égal ; ne fût-ce que pour mieux faire ressortir le mérite de mon cher et bien-aimè collègue, en me sacrifiant bravement, je lui demande la permission de corroborer sa thèse par une anecdote qui ne sera peut-être pas jugée hors d'à-propos.

Le but de notre Association, Messieurs, c'est bien en effet d'avoir un terrain neutretous les anciens amis, maîtres et élèves du Lycée, puissent se serrer cordialement la main. (Applaudissements).

Quant à notre programme, je veux le résumer en trois mots : Bienfaisance, Honneur et Patrie... et quel est celui d'entre nous qui ne pourrait accepter ce programme ? [...]

M. BLIER

28 juillet 1886.

MESSIEURS ET CHERS AMIS,

Vous souvient-il d'Horace,

Et de ce petit coin du terroir Tarentin,
Où la vigne aux rameaux de l'olivier s'enlace,
Où l'abeille bourdonne en picorant le thym ?
Cet étroit horizon que son regard embrasse,
Rit au cœur apaisé du poète latin,
Le charme à sa beauté, le captive à sa grâce,
Et dans un long oubli le berce — et le délasse
Des rumeurs du forum et du mont Aventin.
Eh bien ! du bon Horace imitons la sagesse.

Réservons-nous un coin paisible où — tout entiers
Au culte rajeuni des vieilles amitiés, —
Nous laissions de côté le souci qui nous blesse,
Pour rapprocher nos cœurs, et pour donner l'essor
Aux élans d'autrefois qui survivent encor !

Mais ce vœu que je forme est exaucé d'avance.
Cet asile de paix exempt de tout souci,
Où l'accord fraternel, la joie et l'indulgence
Forment, pour nous charmer, un concert réussi,
— Messieurs, à le nommer votre voix me devance, —
Ce coin riant et cher à nos cœurs — c'est ici.

Oui, cette salle — avec un peu de complaisance —
Peut figurer le site où, de fleurs couronné,
Horace d'un ami réclamait la présence,
En lui vantant l'attrait de ce coin fortuné.
Ici, comme là-bas, l'horizon est borné ;
Nos conversations y font un bruit d'abeilles ;
La vigne et l'olivier nous versent leurs produits ;
Les moutons du Galèse en gigots sont traduits ;
Et Pomone, emplissant d'élégantes corbeilles,
Nous prodigue en riant le trésor de ses fruits.
Mais — sans trop appuyer sur cette ressemblance
Que pourraient contester de pointilleux esprits. —
Nous avons mieux ici qu'un séjour de plaisance ;
Nous avons ce qu'Horace implorait à grands cris :
Un ami, dix amis ! qui, chers à notre enfance,
Nous restent toujours chers, eût-on des cheveux gris.
Mais c'est trop discourir, en brodant un vieux thème ;
Voici mon toast :

Je bois à l'amitié — quand même !