Eté : rencontre Lucien Corpechot .

J'ai rencontré peu de personnages aussi secrets, aussi énigmatiques, aussi attachants que Rémy de Gourmont. Quand je l'ai vu pour la première fois dans l'été de 1902, il pouvait avoir quarante-cinq ans, mais déjà il n'avait plus d'âge. Un lupus lui avait rongé le visage et cette disgrâce semblait l'avoir à tout jamais écarté du monde, enfermé en lui-même. Il vivait sous les toits, rue des Saints-Pères, dans un appartement auquel d'innombrables livres faisaient la plus noble tapisserie. Est-ce parce que Gourmont ne se tenait dans ces pièces que pour travailler, lire ou rêver, mais ces modestes chambres au plafond bas, au carrelage inégal, dépourvues de tout luxe, de tout confort, donnaient l'impression d'un raffinement, d'une délicatesse particulière.

Vêtu d'une houppelande de velours noir ou d'une robe de bure, coiffé d'une calotte de moine, assis dans un fauteuil d'osier, derrière une table chargée de paperasses et de livres, Gourmont, malgré sa laideur, sa parole hésitante et embrouillée, laissait paraître une distinction qu'il tenait à la fois de sa lignée qui était ancienne, de sa sensibilité qui était fine, et du beau commerce qu'il entretenait avec les représentants les plus subtils de la haute humanité.

Cet homme condamné à demeurer dans la poussière des livres n'avait rien du rat de bibliothèque, ni du pédant, ni aucun des travers qui poussent aisément les idéologues aux extrémités de la sottise. Il était dans ses mansardes le grand seigneur des vastes domaines intellectuels, au milieu desquels il promenait librement son imagination agile.

Par goût de l'évasion, et aussi pour que ses chats pussent commodérnent sauter de la gouttière sur sa table, il laissait le plus souvent ouverte la petite fenêtre qui éclairait son bureau et son œil pouvait suivre entre les toits, sur le ciel fin de Paris, les nuages que le vent emportait au loin.

De ces hautes solitudes Gourmont s'efforçait de maintenir son esprit « au delà du vrai et du faux », dans la région où l'on peut observer les actes des hommes, non sans passion, ce qui serait, disait-il, fort ennuyeux, mais sans parti pris, ce que Flaubert appelait : « Du point de vue d'une blague, supérieure. » (Lucien Corpechot, Souvenirs d'un journaliste, t. I, Librairie Plon, 1936, p. 211)