Rémy de Gourmont et la gloire

par Génold

Les Coutançais sont gens heureux. Durant deux jours de ce lourd septembre ils vont oublier leurs bestiaux et leurs beurres pour fêter le grand homme. Rémy de Gourmont eût souri en lisant le programme des divertissements dont on prétend honorer sa mémoire. Un fait pourtant demeure : Hommage est tardivement rendu à cet écrivain dont l'esprit encyclopédique et le rare talent constituent une des gloires les plus certaines de ce pays, où les honneurs sont trop souvent prodigués à des histrions, des cuistres ou des malfaiteurs. Los donc à Rémy de Gourmont ! et souhaitons que les louanges officielles lui soient décernées « avec tout le respect que la cellule musculaire doit à la cellule nerveuse ».

Une ombre pourtant au tableau : Flanqué des personnages officiels, M. Louis Dumur parlera. Déjà, en novembre 1915, lors de la mort de Gourmont, M. Dumur, nécrologue tendancieux, voulut faire de l'auteur d'Une nuit au Luxembourg, au lendemain même de ses funérailles, un ardent patriote et une dupe de la « Guerre du Droit ». Sans doute voudra-t-on, à Coutances, renouveler ce « pieux mensonge ». Une mise au point s'impose.

Rémy de Gourmont fut avant tout un esprit libre, et il convient de se souvenir qu'en 1891 on le révoqua de la Bibliothèque Nationale pour avoir publié dans le Mercure de France un article : Le joujou patriotisme, où il se montrait peu tendre pour les chauvins, la Revanche, l'Alsace-Lorraine, la Patrie et autres choses vénérées de MM. Poincaré, Louis Dumur et Cie.

Par la suite, il ne désarma pas devant la bêtise et la pourfendit à travers ses masques, qu'ils fussent patriotiques, religieux, moraux ou sociaux. Durant sa vie entière, toute de labeur intellectuel, Gourmont fut à la fois « aristocrate et anarchiste », M. Louis Dumur, lui-même a daigné jadis le reconnaître.

C'est dans ses Epilogues et surtout dans ses fameux Dialogues des amateurs sur les choses du temps que ce subtil dissociateur d'idées offrit à notre délectation sa pensée subversive. M. Maurras honora les Dialogues de son indignation patriotique et on pourrait y puiser à l'infini des citations blasphématoires. Quelques phrases, entre mille, témoigneront de son irrespect pour les mythes malfaisants. Sur la Patrie :

La Patrie ?... Qu'est-ce donc que la patrie pour un ouvrier français qui décharge des bateaux allemands dans un port cosmopolite ?...

Ou encore ceci :

Etes-vous donc de ceux dont le cœur tressaille lorsque, d'un peloton de coureurs abrutis, c'est un indigène français qui se détache et gagne ?... La patrie... Qu'est-ce que c'est ? Un cheval, une automobile, un transatlantique ?...

Et souvent, lorsque les deux imaginaires bonshommes des Dialogues, M. Delarue et M. Desmaisons discutent sur les questions sociales, leurs propos font invinciblement songer à Jean Jaurès et à Karl Liebknecht. Sous la forme ironique et légère de ces dialogues on sent une âme sensible dont le hautain sourire, s'il est souvent empreint de mépris, n'est jamais dépourvu d'une bonté sereine.

Mais il s'agit seulement aujourd'hui d'opposer un Gourmont iconoclaste à l'effigie tronquée, encensée par les pions hypocrites. Dans la Culture des idées : dans le Chemin de Velours Gourmont fut amoral, sinon immoral, et ce serait un jeu facile que de multiplier les citations, blasphèmes élégants ou négations souriantes, qui font de l'auteur de la Physique de l'amour l'un des plus terribles démolisseurs de notre temps. Mais il y a mieux.

Non seulement cet homme érudit et disert promena le flambeau de sa pensée dans les recoins sombres où dorment les préjugés, les superstitions et les vieilles croyances vermoulues ; ayant éclairé tout cela, il y mit le feu. Plus même, il se fit le théoricien de l'incendie et ce n'est pas trop dire que Gourmont fut un révolutionnaire au sens profond du mot.

Dans un chapitre des Promenades philosophiques (vol. II), intitulé L'insurrection du vertébré, on trouve la preuve de cet esprit révolutionnaire. J'en détache ces quelques phrases :

La vie dans ce qu'elle a de supérieur s'affirma dès les premiers temps du monde comme une insurrection... Il en est des individus et des peuples comme des espèces animales... ceux qui ne réagissent pas sont condamnés à la décadence : ce sont des invertébrés... On déclare volontiers dans certains milieux, que les peuples d'avenir sont les peuples sages, endormis dans la tradition d'un ordre politique, d'un ordre religieux, d'un ordre moral : ces peuples sont au contraire en déchéance... Quand les conditions sociales de l'ancien régime ont paru aux hommes insuffisantes au maintien de leur vie, ils ont agi en bons vertébrés, ils se sont insurgés. La civilisation n'est qu'une suite d'insurrections...

Au début de la guerre Gourmont, entraîné par son amour de la culture française, écrivit quelques articles regrettables, les officiels ne manqueront pas d'en abuser pour démontrer le pseudo-patriotisme d'un homme qui, en fait, fut toujours au-dessus de ces pauvretés.

D'ailleurs, il se ressaisit promptement et de sa Fable des fourmis, publiée fin 1914, Anatole France a pu dire qu'elle était ce qu'on a écrit de mieux sur la guerre. Au moment de sa mort paraissait au Mercure M. Croquant et la guerre, voltairienne satire où abonde une ironie amère et où les militaires, les chauvins et les prêtres étaient [d'] un ridicule qu[e] nous connaissons trop. Barrès feignit un instant de croire à la conversion de Gourmont au nationalisme. Sans doute était-ce pour faire oublier que dans le Livre des masques il fut écrit dès 1897 que « les gens comme M. Barrès meurent dans un fauteuil à l'Académie, un jour qu'ils sortent du Sénat ».

Gourmont est mort prématurément (à 57 ans). On peut affirmer que s'il eût vécu sa curiosité passionnée, sa clarté d'esprit et sa haute probité intellectuelle l'eussent amené à rechercher avec nous les véritables origines de la boucherie stupide qui déshonora l'Europe. Ayant trouvé la vérité il l'eût affirmée car jamais il ne fit de concession.

L'homme qui écrivit dans Une nuit au Luxembourg : « Votre état social est un spectacle de folie.. Des hommes se révoltent, et ils ont raison. Comment les empêcherez-vous de se révolter ? » ou encore : « Le sage n'a qu'une croyance : soi-même ; le sage n'a qu'une patrie : la vie » ne peut en aucun cas être assimilé à l'armée prébendée des plumitifs de la propagande nationale. Les officiels peuvent tenter d'obscurcir la divine lumière de sa pensée avec la grossière fumée d'un fallacieux encens, ils n'y parviendront point : Gourmont ne sera jamais des leurs. Il fut et demeure avec nous en pérennelle révolte contre la Bêtise et le Mensonge.

Et pendant qu'à Coutances vont déferler sur cette mémoire auguste les flots d'une insipide rhétorique, contentons-nous de répéter avec ce représentant d'un journal américain les paroles émues qu'il prononça en octobre 1915, au Père-Lachaise, devant la dépouille de Rémy de Gourmont :

« Je n'oserais pas approcher de ce tombeau si je n'avais, en ce moment solennel, l'impersonnalité d'un symbole. »

Génold

[article entoilé par Fanny Danto, juillet 2003]