LES REVUES

La Revue dorée : Enquête sur la courtisane. Quelques réponses. — Nouvelle Revue : Le Debussysme et l'évolution musicale, par M. Raymond Bouyer. — Revue des Deux-Mondes : à propos d'un article de M. René Doumic sur Barbey d'Aurevilly. — Memento.

La rédaction de la Revue dorée a posé à quelques personnes les trois graves questions ci-dessous :

I. Pensez vous que l'influence des courtisanes soit favorable au développement des civilisations et que cette influence ait été réelle et efficace sur les civilisations qui nous précédèrent ?

II. Croyez-vous que la présence des courtisanes dans la cité soit conforme à l'évolution des sociétés modernes ?

III.Etes-vous partisan de l'ingérence de l'Etat dans la vie des courtisanes ?

« Courtisane », cela est aussi suranné que pourrait le sembler le mot « lorette ». Le terme ne répond plus exactement à une fonction sociale. Un président de tribunal ne l'emploiera pas, encore que la magistrature soit conservatrice. Il dira « fille » aux assises et en correctionnelle. Au civil, il nuancera le « Madame » conventionnel. L'esprit géométrique d'Aurélien Scholl inventa : « horizontale ». De la plume poisseuse des échotiers du boulevard sortit une foule de synonymes adoptés par la province où l'on dira longtemps encore : « dégrafée », — « belle de nuit » ou « momentanée ». « Demi-mondaine », cela situe exactement une femme, évoque un tarif, des toilettes luxueuses et tous les âges. A Pithiviers, ceux qui connaissent la grande vie emploient volontiers un collectif : « le bataillon de Cythère » et le pharmacien de l'endroit sait les ravages causés par cette armée d'immatriculées et d'irrégulières.

Le temps a supprimé des détails qui seraient indispensables à une parfaite compréhension de la vie antique. C'est pourquoi la simple putain de l'ancienne Rome, d'Athènes, de Babylone, d'Alexandrie, peut sembler avoir agi sur les civilisations. Or, son souvenir nous est transmis par un mot d'historien, les témoignages poétiques de la rancune et de la gratitude. Son influence fut strictement périssable, car la plus active ne l'a point exercée sur un si grand nombre d'hommes qu'on le puisse apprécier au milieu d'une population.

Vraiment, la courtisane importe à ses amants surtout : les idées générales émises à son sujet risquent d'équivaloir, en vérité, à la justesse de l'expression sinistre : « fille de joie » pour désigner de malheureuses filles sans goût ni dégoût.

La réponse de M. Paul Adam à l'enquête se résume dans cette formule : « Toutes libertés aux courtisanes. Tous honneurs aux mères. »

Et M. Maurice Barrès, qui a écrit une plaquette délicieuse sous le titre : Toute licence sauf contre l'amour, — dit, ne retenant que la troisième des questions posées : « Oui, la visite me paraît une bonne mesure. »

Il faudrait au moins « dix années d'études » à M. Marcel Boulenger pour réunir les documents qui lui permettraient de traiter la première question. Toutefois, il ose se prononcer sur les autres et, par exemple :

« J'ai seulement vu à Paris les niais les plus avérés tomber dans la neurasthénie s'ils aimaient des jeunes filles, dans le romantisme ou le désespoir s'ils s'adonnaient aux adultères, tandis qu'ils s'accommodaient d'une liaison avec une courtisane. Ils y sont plus grossiers, mais plus virils ; plus spirituels, plus gais au moins. C'est encore le temps le moins bête de leur vie. Qui niera en outre que la nécessité de mentir n'abrutisse à la longue ? Avec les courtisanes, on vit en général plus librement, et par conséquent avec une tendance à sourire. Le sourire doit être un bien pour la cité. »

M. Félicien Champsaur, notre sur-Balzac, voit là une bonne occasion d'annoncer son prochain roman, après quoi il affirme : « Oui, la Femme est l'incitatrice, comme elle est aussi parfois, dans les familles et dans les Etats, la Dévastatrice. »

« Incitatrice » et « objet d'hygiène » voilà, d'après M. René Jean, ce que doit être la courtisane et, dans un bel élan juvénile, il conclut : « il est réconfortant de pouvoir constater que beaucoup d'épouses honnêtes jouent, elles aussi, le rôle bienfaisant des courtisanes. Quant à l'Etat, partout où son ingérence s'est manifestée, elle n'a été que malfaisante. Souhaitons que nos législateurs laissent en paix les dispensatrices de volupté qui, plus qu'eux, travaillent à la grandeur, à la prospérité de leur pays et, par conséquent, de l'humanité. »

On n'a pas assez souvent le régal de lire la prose M. Charles Léandre. Quelque jour, il illustrera ce texte un peu solennel et c'est un autre sourire que provoqueront ses dessins :

« J'avoue que je n'ai jamais réfléchi bien longuement sur la question intéressante des courtisanes.

» On dit que la courtisane est indispensable à la société telle qu'elle est organisée — il faudrait, sans doute, pour qu'elle devînt inutile, changer le caractère et le tempérament des hommes ? En effet, voyez passer cet élégant Monsieur, grave ou satisfait, les joues rasées ou la moustache victorieuse. C'est un magistrat, un fonctionnaire, marié, père de famille, honoré et sévère pour autrui,... suivez-le, quelques minutes encore... tout à coup tomberont son élégance et sa dignité pour faire place à l'instinct de la bête. Changez cela ?...

» La vérité est dans l'Idéal ! Si je m'élève un peu au-dessus de notre monde si étrange, si corrompu et si grand à la fois, je vois une société meilleure où l'union générale des corps et des cœurs existerait sans marchandage. Je vois une race superbe exempte des maux et des vices qui tuent la nôtre...»

M. André Lebey voit dans Phryné un modèle inaccessible à Mme L... de P... Ensuite, il accuse le régime républicain...

Selon M. Georges Lecomte, Dumas fils disait que, « après la guerre de 1870, tous nos maux venaient de la prostitution ». Ainsi armé d'une opinion de bonne marque, M. Georges Lecomte part en guerre au cri de « Chassons de la République la courtisane, ou plutôt les mœurs de courtisanes ! »

Ci, un billet de M. Jean Lorrain :

« C'est comme si vous me demandiez si le luxe est favorable au développement des civilisations.

» Il n'existe que dans les civilisations développées et son influence est à la fois utile et néfaste.

» Il corrompt le peuple et favorise les arts. Sortez de là.

» Quant à l'ingérence de l'Etat dans quoi que ce soit, je la trouve toujours arbitraire, maladroite, injuste et même odieuse. »

M. le comte Robert de Montesquiou reproche à la courtisane contemporaine de « manquer de transcendance ». Hein ? mon Dieu, oui ! Il voudrait une Pompadour protectrice des arts, vante tout de même un peu Cora Pearl et, nul ne saura jamais pourquoi, menace : « Il ferait beau voir, sitôt après avoir expulsé les douces servantes du Seigneur, que les mêmes proscripteurs s'en prissent aux prêtresses d'Eros ! »

Pour M. Edmond Pilon, la courtisane est le préservatif de la respectabilité des femmes honnêtes contre les désirs mâles, — et M. Pilon songe avec mélancolie au temps du Directoire.

Mme Rachilde répond que les courtisanes eurent la meilleure influence sur la civilisation des Egyptiens, des Grecs et des Romains. Elle défend de confondre le « titre de courtisane » et la « profession de fille » — ce qui « serait commettre, au nom de la pudeur, une faute de goût sinon de français », — puis termine :

« Les courtisanes devraient, sous tous les régimes, représenter des femmes supérieures aux autres dans le sens de la liberté d'esprit. On aurait besoin, en France, d'un collège spécial (féministe, bien certainement) où l'on dresserait des jeunes filles, parfaites sous tous les rapports, à savoir aimer, c'est-à-dire à savoir régner sur les hommes, à les élever aussi bien pour leur propre joie que pour le bonheur de leur foyer futur.

» Les hommes sont à élever, de dix-huit à trente ans.

» La démocratie vulgaire du temps présent ne leur apprenant plus que le besoin de l'argent quotidien, ces femmes pourraient peut-être, en leur passant délicatement la main sous le menton, leur lever la tête vers l'idéal du faste éternel qui est la gloire de la beauté sous toutes ses formes.

» Je ne suis pas pour l'ingérence de l'Etat dans la vie des courtisanes, mais plutôt pour le contraire.

»... Seulement il y a les catholiques avec leur amour du laid, les protestants avec leur passion du froid, et les juifs avec leur délire social...

» Alors nous pouvons attendre longtemps l'heure de Périclès. La vraie sagesse est morte avec Aspasie. »

Ayant rappelé un de ses livres parus et dûment annoncé le titre d'un prochain ouvrage, M. Jules Bois certifie la bonne influence de la courtisane sur les civilisations passées et l'hospitalité des bayadères dans l'Inde moderne. Il voit dans la prostitution « un mal inévitable, mais bien moindre que les maux qu'elle permet d'éviter » ; et, pour lui, « si l'Etat intervient dans la vie des courtisanes — en a-t-il le droit, ceci est une autre question ? — ce ne doit pas être seulement pour protéger ceux qui les fréquentent, mais aussi celles qui deviennent, en quelque sorte, des fonctionnaires publics ».

Lisez cette fine réponse de M. Henri de Régnier :

« Si vous voulez bien entendre par courtisane, non celles qui, humbles catins ou grues serviables, vivent, comme on dit, de leur corps, mais une personne qui, par un ingénieux usage de sa beauté, en tire du luxe et de la puissance, je crois bien que vous n'en trouverez guère aujourd'hui surtout si vous y ajoutez que la courtisane doive joindre à l'attrait de ces charmes naturels celui de l'esprit et unir en elle l'intelligence à la volupté.

» La courtisane, ainsi définie, a sinon cessé d'exister, au moins changé d'existence. C'est dans le mariage qu'elle, a trouvé la liberté et la sécurité de son métier et c'est sous la nouvelle figure de femme du monde que nous la rencontrons le plus souvent. Elle y a conservé les mêmes qualités qu'autrefois, mais là, elle est à l'abri de « l'ingérence de l'Etat » qui ferait bien mieux de s'occuper de ses finances, de son commerce et de son armée que de nos plaisirs et de nos sens. »

M. Péladan écrit :

« Courtisane, féminin de courtisan, suppose une cour et partant une aristocratie : or, la restauration de la monarchie me semble improbable et la courtisane éprouverait une concurrence victorieuse en la mondaine actuelle qui parle, pense, rit et aime en argot. »

Et ce paradoxe de M. Gaston Salandri :

« L'Etat doit-il s'ingérer dans la vie des courtisanes ? Oui, si l'Etat, qui actuellement les tolère, voulait en faire des prêtresses et aiguiller décidément notre civilisation dans le sens de la beauté et de la grâce. Alors une des plus importantes fonctions de l'Etat consisterait dans le choix et l'éducation des formes pures qui seraient appelées à donner au peuple l'émoi sacré de la perfection. Mais il faudrait que le geste et le langage fussent beaux comme le corps. Les courtisanes seraient payées par le budget afin qu'elles n'eussent point de bas soucis et que leur front fût toujours souriant. Et nous aurions ainsi, au sein de la ville, une Cythère officielle, délicate et charmante au lieu du Moulin-Rouge, qui nous désohonore. A cet arrangement, la Cité gagnerait en grâce, et nous aurions une civilisation originale orientée vers la beauté terrestre. »

M. Remy de Gourmont, qui, le mois dernier, parlait ici même de l'enquête sur la courtisane, a envoyé les lignes suivantes à la Revue dorée :

« I. L'influence des courtisanes sur la civilisation a toujours été très grande, elle a été particulièrement heureuse depuis le christianisme, correctif excellent à l'esprit ascétique. Sans les courtisanes, qui gardent la tradition des voluptés et des raffinements, l'amour ne saurait être que sentimental ou bestial. Joli thème d'article à faire dresser les cheveux sur la tête aux néo-chrétiens de tout poil.

» II. Je crois bien que la présence des courtisanes dans la cité est conforme à l'évolution, etc. La preuve c'est qu'elles ne furent jamais si nombreuses. Ce n'est pas une institution qui s'en va.

» III. L'ingérence de l'Etat est mauvaise partout, qu'il s'agisse de l'enseignement ou du commerce, des religieuses ou des courtisanes. Mais la liberté des mœurs est peut-être encore de toutes les libertés sans aucune exception la plus précieuse. »

Familier et concis, M. Pierre de Querlon écrit :

« C'est comme pour les bonnes sœurs, mon cher ami. Je voudrais que l'Etat respectât toutes les femmes de bien et de joie.

» Certainement, il serait plus pratique, au point de vue social, qu'il n'y eût que des maisons mères ; mais il est inhumain d'empêcher une femme libre (c'est-à-dire sans autorisation ou carte), de faire la charité ou l'amour. »

Willy sera partisan de l'ingérence de l'Etat dans la vie des courtisanes, le jour où il pourra dire : « L'Etat c'est moi ! », et M. Marcel Batilliat fait des souhaits... Mais, soupire-t-il, « il faudrait que toutes les jeunes femmes nouvelles fussent pareilles à Laïs, à Phryné, à Glycère... ».

D'un véritable article de M. Maurice Maindron, — nous extrayons ce qui suit pour en faire apprécier sinon la bonne humeur, l'esprit :

« ... A la vérité, le mot de courtisane ne signifie rien ; et, pour tout dire, n'est même plus employé dans le langage courant. On appelle ordinairement « fille » toute femme qui exerce plus ou moins ostensiblement le métier de « traire les hommes » et qui en vit. Ces femmes ne sont pas réunies en corps de métier — quoique leur bannière ait flotté aux obsèques de Victor Hugo — sans quoi l'Etat les frapperait immédiatement d'un impôt. J'entends par l'Etat l'assemblée de déclassés qui prend notre argent dans nos poches sous divers prétextes et expulse les religieuses des hôpitaux pour complaire aux protestants et aux francs-maçons unis pour cette épuration confraternelle. La courtisane, au sens qu'on donne à ce mot, n'existe que dans la littérature et suivant le génie ou l'esprit de l'auteur, s'appelle Leontium, Laïs, Phryné, Aspasie, Frédégonde, Agnès Sorel, La Truie, Gabrielle d'Estrées, Mme de Montespan,Théroigne de Méricourt, Mme Tallien, Joséphine de Beauharnais, Mlle Duchesnoir, Mme George Sand, ou telle dame qui nous accorde ou nous refuse ce que nous lui demandons, sont nommées drôlesses, grandes dames, belles âmes ou esprits affranchis de vains préjugés. Je ne parle pas des actrices, car il est des immunités pour les coulisses et foyers subventionnés où fréquentent les abonnés et les ministres.

» Quant à l'utilité sociale des filles, elle se ramène à cette fonction de faire passer l'argent des mains des imbéciles entre les mains des aigrefins. Mais elles n'ont pas le monopole de l'industrie. On parle aussi quelquefois de leurs qualités éducatrices. Pour se convaincre de ces qualités, il suffit de voir ce que les filles font des hommes qui séjournent autour de leurs jupons. Elles forment l'homme à la sécheresse de cœur, à la prudence humaine, à la servilité qui en découle, à la bassesse d'âme, en un mot elles le modèlent sur leur image. Car, ennemies des supériorités véritables, et surtout de l'indépendance, les filles emploient pour abêtir l'homme des procédés de dompteur. Quand elles ne peuvent s'en prendre à la bourse, elles s'en prennent au cerveau...

» En somme, dans notre société qui s'en va dans l'abjection, le pharisaïsme et la lâcheté, sous le masque de l'hypocrisie saxonne, la femme est maîtresse de son corps. Et je ne vois pas pourquoi l'on se livre à tant de déclamations sur l'usage ou l'abus qu'elle en fait. L'Etat n'a d'autre devoir et d'autre droit, en la matière, que d'assurer l'ordre de la rue. Mais, comme le prouvent tant de prouesses actuelles des Hélènes du ruisseau et des chevaliers grecs et troyens du trottoir, il exerce mal ses devoirs et ménage par trop ses bataillons électoraux. Il n'use de son droit que pour nous accabler d'impôts dont la répartition est basée sur le seul bon plaisir, et dont les fruits ne servent que peu à réprimer les essaims nocturnes qui travaillent le coup du père François. Et ce n'est là que le commencement. Je vous le dis en vérité : Quand on aura démoli les fortifications, Paris sera plus dangereux la nuit que les carrières de Montrouge sous Louis XV. Il appartiendra complètement aux « courtisanes » et aux bergers Pâris. »

Enfin, le grave Helvétius décrétait d'utilité publique la femme galante, en ce qu'elle fait de ses richesses « un usage communément plus avantageux à l'Etat que les femmes les plus sages. »

Au début de Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac prête à Blondet, ce « condottiere de plume », un discours dont on peut détacher quelques lignes en manière de conclusion à l'enquête divertissante de la Revue dorée :

« La Torpille est la seule fille de joie en qui s'est rencontrée l'étoffe d'une belle courtisane ; l'instruction ne l'avait pas gantée, elle ne savait ni lire ni écrire : elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d'une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n'y a pas de grand siècle. Voyez comme la Dubarry va bien au XVIIIe siècle, Ninon de Lenclos au XVIIe, Marion de Lorme au seizième (?), Imperia au XVe, Flora à la République romaine qu'elle fit son héritière et qui put payer la dette publique avec cette succession! Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans Délie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie, Démétrius sans Lamie, qui fait aujourd'hui sa gloire ? »

CH.-H. HIRSCH.

(Mercure de France, novembre 1902, p 507-514.)