FRANCIS CARCO

Est-ce parce qu'il est né à Nouméa, cette capitale du bagne, comme chacun sait, que M. Francis Carco est devenu le romancier de la pègre ? J'incline à le croire, et que le contact des forçats, en émouvant son cœur et en exaltant son imagination d'enfant, l'a rendu curieux de connaître le passé de ces déchus, et d'approfondir le secret de leur vie...

Mais les sujets qui peuplent notre colonie pénitentiaire ne sont pas tous d'anciens souteneurs, et dans le fait que cette catégorie seule de criminels a excité l'intérêt de M. Carco, sans doute faut-il voir la preuve d'une prédestination.

Comme d'autres — M. René Bazin, par exemple, pour célébrer les vertus des bons paysans — M. Carco est venu au monde pour peindre les vices des mauvais citadins. Ces ruffians, exploiteurs et enchanteurs de femmes, lui plaisent, s'ils ne lui inspirent de l'admiration. Il y a du Villon dans M. Carco qui a mené une existence vagabonde, autour de laquelle la légende a brodé, d'ailleurs. Il y a autre chose aussi, en lui, que ses poèmes m'aident à discerner, et qui trahit une importante part de subjectivité dans ses romans les plus réalistes. Il y a un goût pervers, ou certaine prédilection pour les amours faciles, non tellement avec les filles qu'avec les bourgeoises sensuelles et un peu mûres, trop indulgentes pour les jeunes hommes vers lesquels leur faiblesse les porte...

J'avais dix-huit ans, tu en avais trente,
Et je savais déjà comment on te faisait pleurer.

Mais nous n'avons pas toujours le courage de vivre, avec ses dangers, la vie qui nous tente le plus, et les écrivains, en particulier, préfèrent la rêver, ce qui est probablement la meilleure façon d'en épuiser le charme. Villon, parce qu'il partageait les misères des Coquillards, soupirait après une « couche molle », sans autrement apprécier le pittoresque de sa destinée, quelque chère que lui fût la liberté dont il jouissait, grâce à elle. M. Carco a vu, en Nouvelle-Calédonie, ce qu'il en coûte, neuf fois sur dix, de s'offrir le luxe d'enfreindre les lois, et s'il a fréquenté, en amateur, les guinguettes et les bouges « de Montmartre au Quartier Latin », il a eu bien soin de ne pas pratiquer les mœurs de Flippe, de Mille-Pattes, de Bébert ou de Jésus-la-CaiIle. Il les a observées, moins qu'on ne le pourrait croire, peut-être, mais surtout grâce aux détails qu'il en a recueillis ou surpris, il est parvenu à nous présenter un aspect très acceptable de la réalité, stylisé, certes, à la manière de Toulouse-Lautrec, halluciné, cependant, mais juste avec la sobriété qu'il faut pour lui conférer un caractère classique.

Car à mesure que se développe l'œuvre de M. Carco, on est frappé comme elle se dépouille. Semblable à maints créoles par son goût de la pureté de la forme, celui-ci est venu du pays où l'on relègue les mauvais garçons pour apporter un souci d'ordre et de clarté à l'étude de leurs âmes impatientes de toute règle.

Aussi bien, fait-il plus œuvre de psychologue que d'évocateur pittoresque quand il raconte l'histoire d'un misérable qui n'a pas le courage de commettre un crime, dans l'Equipe ; ou qu'il décrit les transes d'un assassin poursuivi, dans L'homme traqué ; celles de douloureux masochistes dans Rien qu'une femme et Perversité... En s'appuyant sur trois ou quatre vérités dont la principale est l'antagonisme des sexes, la haine qui intensifie l'ardeur voluptueuse, en particulier le mépris qu'inspire au mâle la lâcheté de la femelle qui chérit son esclavage, M. Carco a entrepris de nous initier aux passions et de nous faire partager les inquiétudes de consciences primitives, plus proches des nôtres qu'il ne nous semble. Il se garde bien de reprendre l'appareil romantique abandonné par ses prédécesseurs, dans la voie où il s'est résolument engagé. S'il décrit, c'est à traits larges, mais soigneusement choisis, et toujours doués du plus grand pouvoir de suggestion possible. La simplicité, voilà son objet. Aussi, rien de superflu, pas le moindre effet, pas même la plus petite recherche musicale dans sa phrase — et notez qu'il a écrit des vers qui sont probablement parmi les plus chantants qu'il nous ait été donné d'entendre depuis ceux de Verlaine, parmi les plus sensibles aussi, avec une grâce légère hésitant entre Henri Heine, Banville et Laforgue, comme une main entre des fleurs également tentantes :

Ce lent et cher frémissement,
C'est la pluie sous les feuilles ;
Elle m'afflige et tu l'accueilles
Dans un muet enchantement.
Le vent s'embrouille avec la pluie.
Tu t'exaltes. Moi, je voudrais
Mourir dans ce murmure frais
D'eau molle que le vent essuie.

Quand il a composé autour de ses personnages l'atmosphère qui nous aide à comprendre les réactions de leur sensibilité ou les mouvements de leurs instincts, il a achevé sa tâche. Et c'est en peintre qu'il la remplit ; en peintre épris des effets de nuit, de brouillard et d'eau ; trop complaisant, certes, au spectacle de la débauche; trop appliqué à mettre en relief les détails les plus obscènes et les plus répugnants...

M. Carco est un artiste à qui nuisent, je crois, les thèmes qu'il a choisis, et l'argot dont il use (rien ne vieillissant plus vite que le langage faisandé de la pègre) et qui ne sera, peut-être, pour cette raison, qu'une curiosité littéraire dans l'avenir...

JOHN CHARPENTIER.

(John Charpentier, « Figures : Francis Carco », Mercure de France, 15 mars 1930, p. 60-605.)