Edouard

LE DESESPOIR DES BIBLIOPHILES

« Les amis d'Edouard. »

SOUVENIRS LITTÉRAIRES


Au cœur de Paris, sur les bords de la Seine, un magasin connu de librairie savante, une Babel où toutes les langues se parlent sans confusion, ou le téléphone appelle sans répit... une ruche où évolue rapide entre des piles de livres un homme de taille moyenne, jeune, au teint frais et coloré, cheveux abondants, figure rasée. D'allure militaire, il donne des instructions d'un mot bref et doux... on l'appelle Edouard : écrivain, érudit, en relations avec tous les savants du monde, artiste et lettré en rapports avec le Tout-Paris des lettres et des arts, esprit sans cesse en travail, cerveau organisé, type de l'homme moderne complet, adonné aux affaires et voué cependant à toutes les beautés qui fleurissent sur notre monde méchant.

Edouard a beaucoup d'amis : mais l'amitié est une douceur dont l'existence affairée d'aujourd'hui nous laisse peu la jouissance... Edouard l'a senti et pour maintenir des rapports fréquents avec ceux qu'il aime, il a imaginé l'agent de liaison le plus noble et le plus délicat, le plus sympathique et le plus fidèle : le livre. — Il choisit des textes d'amis, les imprime à ses frais, toujours chez le même imprimeur : Paillart d'Abbeville, ce qui est peut-être le secret de l'unité de tous ces volumes, et les répartit entre ses meilleurs amis. Tout son programme tient dans cette phrase qui se lisait à la fin des premiers numéros : « Edouard publiera de ses amis, et pour eux, des pages de... » Plus de 70 volumes ont ainsi paru depuis treize ans, et leur collection, privée et rigoureusement hors commerce, fait courir les bibliophiles de la ville et des champs.

— Edouard, ... réveillez un instant quelques souvenirs de cette collection, voulez-vous ?

— Vous tombez mal, cher ami... c'est jeudi, jour de l'Académie française, M. Bourget m'attend, Vaudoyer me téléphone qu'il vient... et voici tout mon courrier à signer.

— Allons, je vous tiens... faisons vite... Comment est née votre collection ?

— D'un geste d'amitié. J'étais très lié avec les secrétaires de Barrès, les frères Tharaud qui malgré leur prix Goncourt en 1906 n'avaient pas la réputation qu'ils méritaient. En 1911, à l'occasion de leur Maîtresse servante, Barrès donna sur eux à L'Écho de Paris une étude remarquable. Je demandai à l'imprimer hors commerce pour mes amis, ce fut le premier numéro des amis d'Edouard. J'en tirai une cinquantaine d'exemplaires de ce petit format que vous connaissez et que je choisis en souvenir de celui de La Croisade des enfants et des Mimes de Marcel Schwob, qui m'avait séduit.

Treize ans plus tard, les Tharaud, justement célèbres, ont répondu au geste de Barrès. Ils m'ont donné un éloge ému de leur ami lorrain : Un grand maître n'est plus qui forme — voyons, soyons précis — le n° 60 de la collection.

Vous retrouverez aussi dans le numéro suivant, le 61, un écho de l'affection que Barrès mettait au cœur de ses amis... Quand, au lendemain de la mort de son confrère, Bourget évoqua dans son discours de la maison de Balzac le souvenir de « ce compagnon de quarante années », vous souvenez-vous du sanglot qui lui monta à la gorge et l'empêcha de terminer...

Barrès ! son souvenir s'attache aussi pour moi au n° 15 : Ernest Renan en Basse-Bretagne. Vous savez que Renan avait une petite manie, celle de répondre à toutes les interviews qu'il plaisait aux indiscrets de lui demander même sur les sujets les plus baroques. Il existe ainsi de lui une interview « sur l'utilité de la lance dans la cavalerie » ...parfaitement ! Barrès, qui était facétieux, s'était mis en tête de me faire rechercher à la Bibliothèque nationale tous les entretiens du Maître qui avaient paru dans la presse. Il voulait accommoder ces restes variés à une de ces sauces malicieuses dont il avait le secret. Cette idée nous aurait valu un recueil bien amusant si je n'avais été finalement découragé par la multitude des recherches. Cependant, j'avais noté dans L'Éclair un curieux entretien de Renan avec Le Goffic. Je l'ai publié sous mon n° 15.

J'ai donné aussi (18) le premier écrit de Renan qui avait paru dans Le Journal des Demoiselles ; il y étudiait deux énigmes historiques : Valentine de Milan et Christine de Suède. J.-J. Brousson prit plaisir à démontrer dans Excelsior que Renan avait recopié des phrases entières de la biographie de Michaut.

— Si bien que vous avez joué quelques tours à Renan... à d'autres aussi : vous rappelez-vous ce conte Les Œufs que la Bibliothèque Nationale prit gravement pour un inédit de Charles Perrault...

— Ce bon tour est à l'actif de Marcel Boulenger.

— Y gagna-t-il des droits d'auteur sur la magnifique édition illustrée par Drian ? Les bibliophiles, en tous cas, y ont gagné une eau-forte assez gaillarde qui les fait bénir deux fois la galante facétie de Marcel Boulenger.

— J'ai d'autres inédits authentiques. Ainsi Les Amazones du délicieux Eugène Marsan ; Sur le Nil, l'œuvre préférée de Louis Bertrand ; Le Cœur parmi les choses, les seuls vers de Georges Grappe ; A travers les villes en flammes de Paul Claudel, le récit désormais historique de la catastrophe du Japon vue par notre ambassadeur rescapé. — J'ai aussi une nouvelle, la seule que vous puissiez trouver dans mon fonds d'éditeur, mais la plus belle peut-être que nous ayons eue depuis Matteo Falcone de Mérimée : Tartine de Jean Pellerin, un chef-d'œuvre dont j'ai tiré 200 exemplaires pour le commerce ; de telles pages sont trop belles pour qu'on en soit égoïste.

Les Trois Fils de Mme de Chasans de H. de Régnier ne sont pas une nouvelle, mais une étude généalogique.

— Est-ce une étude dramatique que Ma Pièce préférée de Maurice Boissard ?

— Non, il ne pouvait manquer de mettre une pointe d'esprit dans son titre... La pièce préférée de ce critique dramatique n'est pas une pièce de théâtre : c'est sa chambre à coucher et à écrire.

La Belle de Haguenau est un inédit ?

— Parfaitement, un inédit de mon camarade du lycée Montaigne, Jean Variot... camarade d'un temps où nous ne promettions guère : lui ou moi, c'était à qui serait le dernier de la classe ; nous alternions assez régulièrement.

— D'autres volumes doivent réveiller en vous certains souvenirs ?

— Oui... Remy de Gourmont : Je sors d'un bal paré... évoque toute une phase de sa vie sentimentale que je suscitai sans le vouloir. Cela se place en 1912 : miss Nathalie Clifford Barney qui habitait 30, rue Jacob, était une grande amie de Renée Vivien, qui est une de mes admirations, à moi. Elle avait envoyé au Mercure de France un article sur Renée, mais il ne passait pas. Un jour, elle me dit : « Vous qui connaissez Gourmont, vous devriez bien faire quelque chose. » Nous voilà partis... rue des Saints-Pères, nous grimpons au 7e et nous sonnons. Remy nous ouvre, tout renfrogné. — Miss Barney avait trop d'esprit pour se démonter : elle se met en frais, sort tous ses dons, se montre ingénieuse, paradoxale, étonnante. Insensiblement, je voyais le visage de Remy s'éclairer... elle lui plut infiniment. — L'article passa et ils se revirent de plus en plus. Remy était sérieusement ébloui : il la suivait partout et quand il ne la voyait pas, il lui écrivait ; c'est à elle, vous le savez, que furent adressées les Lettres à l'Amazone. Miss Barney l'invitait souvent et vous pensez s'il était assidu à ces réceptions : avec elle il rencontra Sixtine, cette figure de femme que son imagination avait créée et qu'il retrouva dans L'Amazone, sous la forme la plus séduisante...

Un jour, celle-ci convia Remy à un bal travesti : qu'allait-il faire ?... Il vint en cardinal, tout en rouge, chaussé d'escarpins vernis. Il conta la chose dans un billet à La France que j'ai recueilli avec quelques autres sous le titre du premier : Je sors d'un bal paré ; c'est avec La Comédie de la femme muette un des numéros les plus recherchés. — La brochure de son frère Jean, Souvenirs sur Remy que je viens de publier, m'est aussi des plus demandées, tant elle est de noble accent, et tant grandit la renommée du philosophe des Épilogues.

— Vous parliez des vers de Georges Grappe : vous accueillez donc la poésie ?

— Parfaitement. — Parmi beaucoup d'autres j'ai les Dédicaces de Paul Adam, seuls vers connus de l'auteur du Mystère des Foules.

— Dont quelques-uns, je crois, ont été remis sur pied par Paul Valéry...

— Ne le dites pas ! surtout... mais louez avec moi la très pure préface du poète des Charmes.

Ce sont aussi des vers que le n° 40, Ausonia Victrix : Pierre de Nolhac, l'auteur des vers pour la Patrie, en avait écrit d'autres, au cours de la guerre, en l'honneur de l'Italie fraternelle. Des cœurs fidèles, là-bas, s'en souvenaient encore en 1922 ; alors il m'a semblé qu'il n'était ni trop tard ni trop tôt pour les réunir.

Et puis, j'ai de Tristan Derème la véritable édition originale de son Enlèvement sans clair de lune, pot pourri de vers et de prose, et qui restera.

— La guerre n'a-t-elle pas été l'occasion de certaines de vos plaquettes ?

— Oui, notamment, l'admirable Franconi de Divoire... Vous savez, Franconi, ce petit gars de 20 ans, auteur d'un des plus beaux livres de guerre : Un Tel, de l'armée française, et qui, la tête emportée par un obus, resta dans la position de l'homme en marche. Le Miracle, qui compte parmi les pages les plus émouvantes de Duhamel ; et puis notamment Le Retour des drapeaux du maréchal Lyautey.

— Vous avez connu, ce grand aristocrate ?

— Après ma blessure à Verdun, gazé gravement, on m'envoya au Maroc. Le général qui connaissait bien ma librairie et son activité m'avait repéré à l'hôpital (où je restai trois mois). A la sortie, il m'adjoint au chef de son cabinet militaire... Durant des mois, j'ai vécu près de lui ; bien des fois il nous faisait veiller ou réveiller la nuit ; mon écriture, d'ailleurs bien mauvaise, s'apparentait assez à la sienne, et même bien des pièces signées Lyautey... mais passons ! — Resté là-bas j'ai entendu ses discours quand les drapeaux marocains sont rentrés en France : ce sont ces belles pages que j'ai réunies pour une élite, comme un peu plus tard l'hommage de Claude Farrère à L'Africain.

De Farrère, j'ai aussi le récit de sa Dernière Visite à Loti. Le texte parut à la Revue des Deux Mondes, mais amputé d'anecdotes que la direction jugea trop intimes : mes amis auront eu le texte intégral.

— Vous les servez bien.

— Ma collection n'a pas d'autre but : c'est le moins que je l'atteigne en faisant de mon mieux.

— Je vois Maurras en bonne place.

— C'est un si vieil ami... et si cher ! Mon père, qui édita les fameuses Trois Idées politiques du rédacteur de La Gazette de France dont il était un fidèle abonné, m'avait appris à l'aimer, et je ne me souviens pas de notre première rencontre, tellement c'est loin ! Et dans L'Enquête sur la monarchie vous trouverez au début de l'entretien avec Sully-Prudhomme que j'avais recueilli, certain adolescent « aux grappes de cheveux clairs qui s'échappent d'un feutre pointu » qui me ressemble comme un frère !

Dès septembre 1911, j'ai sorti ses vers désormais classiques Pour Psyché, qui dormaient dans La Revue hebdomadaire ; et dernièrement, j'ai donné, après d'abondantes corrections et d'innombrables épreuves, l'interview publiée par Frédéric Lefèvre dans Les Nouvelles littéraires.

— André Gide ?

— Le n° 51 Les Livres d'André Gide est une bibliographie augmentée de quelques extraits de l'auteur, textes qu'on peut dire secrets, tellement est minime le chiffre auquel ils furent tirés : 12 et 13 exemplaires...

— Alain Fournier ?

— Figure que j'aimais beaucoup. Rédacteur à Paris-Journal où il tenait une rubrique d'informations littéraires, il venait souvent ici m'interroger sur mes projets... timide, rougissant d'un rien, délicat... figure charmante qu'évoquent pour moi les pages sensibles d'Edmond Pilon.

— Ce n'est pas la timidité qui vous a rendu sympathique Stendhal, votre grand ami intellectuel.

— Il a d'autres attraits et je ne pouvais l'oublier ! J'ai de Paul Bourget qui affectionne spécialement ma collection amicale : Stendhal par un des quarante, réplique de la célèbre brochure de Mérimée. — J'ai aussi Stendhal d'Anatole France, seul écrit du Maître sur l'auteur de La Chartreuse de Parme. Il fallut mon édition des Œuvres complètes (je sais qu'il eût aimé pour ses œuvres à lui une édition de ce genre), et l'inauguration du monument, que je présidai, pour le décider à considérer un instant Stendhal et à donner un article à La Revue de Paris : c'est cet article très corrigé et plein de repentirs que j'ai publié pour mes amis. Il m'est dédié et c'est mon plus beau titre de gloire.

Mon culte de Stendhal (entre nous, je suis membre de ce Stendhal-Club dont on nie l'existence et dont pourtant il existe sept publications),... mon culte m'a valu aussi le volume du comte Primoli : Une Promenade dans Rome sur les traces de Stendhal. Le comte, malgré ses 77 ans, n'avait jamais rien publié ; sa situation mondaine fit que princes et princesses de France, d'Italie et autres lieux s'arrachèrent le volume ; je fus obligé, devant les supplications du comte Primoli, de mettre dans le commerce une seconde édition à 200 exemplaires. Avec Pellerin et l'Ernest Renan de Raymond Poincaré, ce sont pour des raisons différentes les seuls 3 volumes des 71 parus dont il a été fait un tirage pour la vente, et sous une présentation, d'ailleurs, différente. — Pour en revenir au comte Primoli, savez-vous qu'il aime par-dessus tout les lettres françaises ? Il l'a prouvé en léguant, après sa mort, son palais à la France, pour que nos écrivains viennent y séjourner.

— Presque une villa Médicis... vos plaquettes ne sont pas illustrées ?

— Rarement... celle de Boissard : Ma Pièce préférée a des dessins d'André Rouveyre et la brochure de cet artiste : Regards sur le nid d'un rossignol de murailles n'est composée que d'illustrations montrant ces oiseaux dans leurs diverses attitudes.

— Et le théâtre ?

Je l'aime trop pour le négliger ! Au lendemain de La Folle Journée (vous rappelez-vous Jouvet !), j'imprimai cette pièce devenue célèbre et reprise en librairie comme sur la scène avec le succès que vous savez. — J'ai aussi l'Alfred de Musset au théâtre du grand Suarès. Je voulais de lui ses articles vengeurs, Stendhal, Verlaine, Baudelaire et autres gueux, mais il préféra me donner son Musset et voir reproduits en fac-similé ses articles qu'il me transcrivit de l'écriture inimitable bien connue. C'est même l'origine de ma collection de reproduction de manuscrits où je viens de publier Valéry et où Thaïs paraîtra ces jours-ci... Tout se tient dans la chaîne des lettres !

Et voilà !... Maintenant, sauvez-vous.

— Pas encore... Vous m'avez parlé du passé : mais l'avenir ?

— Vous me voyez fort embarrassé ; j'ai sous presse ou à la composition Ronsard et Henry Becque de Robert de Flers, retardataire puisqu'il porte le n° 65, Stendhal fêté à Civita-Vecchia d'Eugène Marsan, Campagne d'Italie de J. L. Vaudoyer, Il faut parler le premier, le proverbe de Gérard Bauer, et un Proverbe sans proverbe de André Billy ; Treize romances barbaresques de Camo ; Tropes de Jacques Dyssord ; Georges de Porto-Riche de E. Rey ; La Conquête allemande de Paul Valéry, un inédit de Marie Bashkirtseff présenté par Borel (en attendant que je publie intégralement ses carnets...) cela fait 9 textes nouveaux qui ajoutés aux 71 parus donnent 80.

De plus, j'ai en perspective un inédit retranché du Thierry Seneuse de Pol Neveux, un Marcel Schwob par Bijvanck, un Flaubert par L. Bertrand ; P. Arbelet me donnera Une Maîtresse de Stendhal ; Gérard d'Houville : Jeux de clowns ; les Tharaud, Anatole France ; Colette, Renée Vivien ; Levaillant, des vers sur l'aviation... J'aurai aussi Boylesve, Carco, de Chateaubriant, Cocteau, Dorgelès, P. Drieu La Rochelle, Sacha Guitry, Jaloux, Valéry Larbaud, Mauriac, Morand, Ripert... et j'en oublie... Enfin n'est-il pas temps que je fasse une petite place à l'auteur de Françoise au calvaire et de L'Histoire poétique du XVe siècle... A quel chiffre arrivons-nous ?

— Nous dépassons cent !

— Or la phrase de France est limitative... Vous savez, cette phrase dont une lettre figure au dos de chaque volume et qu'on ne peut lire qu'avec la collection complète.

— Oui : Les Amis d'Edouard...

— Ça été le point de départ de la collection ; j'ai ajouté : sont les plus aimables amis du monde (1). Anatole France à Edouard... ici, j'imprime mon nom propre et je puis bien continuer, n'est-ce pas..., ami des livres, avec les deux millésimes des années où commence (1911) et où finira la collection.

— Il vous faudra mettre en toutes lettres les jours, les mois et les années, comme dans un acte de notaire... ajouter la ponctuation, le point final... peut-être ainsi pourrez-vous ?... Et encore !... Edouard a tant d'amis...

Mais de tous ces amis, combien en connaissez-vous qui aient la collection complète ?

— Bien peu : une petite douzaine en me comprenant, j'ai toujours le n° 1 sur Japon. — Elle est à la Réserve à la Bibliothèque nationale ; elle figure aussi, par mes soins, au British Muséum et en Amérique à l'Université de Yale, deux des bibliothèques dont je suis le correspondant... Mais peu s'en est fallu que personne ne l'eût complète : le n° 19 parut fin juillet 1914, quand nous partions au front : les paquets restèrent à Abbevilîe avec les feuilles du n° 20 qui étaient tirées...

— Si les Allemands avaient été bibliophiles, vous auriez eu des amis forcés...

— Merci !... Enfin c'est quelque chose d'avoir fait plaisir à une douzaine d'amis et contribué peut-être à celui de bien d'autres... Vous avez pu remarquer que le tirage primitif de 50 exemplaires a dû être doublé par la suite... je finissais par me faire des ennemis.

— Cependant, parmi vos amis, s'il est des collectionneurs acharnés à compléter la série, ne faites-vous pas leur tourment ? — Et les bibliophiles !... de combien ne faites-vous pas le désespoir !...

Amateurs, bibliophiles, collectionneurs... voyez-vous, autant de passionnés! — Combien la vie leur serait douce et belle s'ils avaient la sagesse de jouir en paix de ce qu'ils ont, au lieu d'entrer dans des tourments pour ce qu'ils n'ont pas (2).

JACQUES DEVILLE.

(1) Anatole France recevait les petits volumes, les lisait, les aimait... C'est un jour, en louant Edouard et ses amis, qu'il lui dit « qu'ils étaient les plus aimables amis du monde » : ces mots, Edouard les a placés en exergue de sa collection.

(2) Un peu de réconfort pour les bibliophiles : s'ils ne peuvent être des « Amis d'Edouard », du moins auront-ils Le Sage et ses amis s'ils s'y sont pris à temps.

Vous ne connaissez pas « Le Sage et ses amis » ? C'est une collection qui s'inspire des Amis d'Edouard, si ce n'est Edouard lui-même qui l'a inspirée ; même format, mais sous une couverture chamois (la couleur qui se marie le mieux avec le bleu des « Amis d'Edouard », et illustrée par Jou ; même nombre d'exemplaires : 25o, plus 5o souscrits par deux sociétés de bibliophiles ; même programme : de l'inédit, et chaque volume est marqué au dos d'une lettre de la phrase « le sage et ses amis ».

Les différences, notables, seront dans le nombre des volumes de la collection (limité à 15) et dans le fait qu'ils seront dans le commerce : leur prix actuel est limité à 25 francs pour les 210 ex. Madagascar (les 20 Japon (75 fr.) et 20 couleur (5o fr.) tous souscrits). Nous disons prix actuel, car il semble bien que l'avenir devra classer cette collection à la suite des « Amis d'Edouard », dont elle est le prolongement... Si ce n'est Edouard qui la met au monde, n'est-ce pas lui qui en provoqua la naissance ?

Nous savons en quelle estime Edouard tient l'initiative de Mme Lesage, qui en mai 1923 partit de Paris pour aller... avenue de Saint-Ouen donner aux naturels de la zone le goût de la lecture et des livres de qualité. En un an et demi, aidée du jeune comédien Jean Debucourt, petit-neveu de l'artiste, elle a réalisé une œuvre considérable puisque la voici en mesure d'éditer : le 1er volume de sa collection paru en décembre est de Paul Valéry : Situation de Baudelaire ; suivront Ch. Maurras : Victor Hugo ; Fr. Carco : A Saint-Lazare ; Gérard de Nerval : Pandora ; Princesse Bibesco : Visite à la Béchellerie ; E. Marsan : Le Nouvel Amour ; Remy de Gourmont : la Femme et le langage ; Francis de Miomandre : Contes des cloches de cristal ; Suarès : Hai-Kai d'Occident ; et d'autres inédits de G. Duhamel, F. Porché, P. Champion, J.-J. Tharaud, R. Dorgelès et Toulet.

Insistons sur un détail : la Visite à la Béchellerie sera enrichie de phototypies d'une curieuse lettre d'Anatole France à la Princesse Bibesco ; à cette lettre qui se rapporte au Petit Pierre sera jointe une photographie inédite de France avec cette dédicace mélancolique : « A la Princesse Bibesco, le Petit Pierre, 70 ans plus tard. »

On voit que nos écrivains les plus goûtés se sont prêtés à éclairer d'un rayon de soleil le cœur sombre des amateurs désespérés de n'être point « Amis d'Edouard », puisque Le Sage et ses Amis leur offrent les mêmes séductions.

J. D.

(Jacques Deville, L'Ami du lettré, Crès, 1925, pp. 452-463)


Jean Lorrain

Je sors d'un bal paré

Souvenirs sur Remy