PIERRE DE QUERLON, PAR CHARLES VERRIER.

... Neque harum,quas colis, arborum
Te, praeter invisas cupressos,
Ulla brevem dominum sequetur.
HORACE.

Il y a, à Valençay où naquit Pierre de Querlon, un bâtiment de la Renaissance, où l'on voit un grand nombre de ces guirlandes de fruits et de ces panneaux mythologiques que Philibert Delorme, à son retour d'Italie, sculptait, selon le goût antique, dans la pierre ou dans le bois. Autour sont disposés, dans un paysage un peu sec, des arbres qui balayent avec leurs branches le fond poussiéreux du ciel, des maisons jaunes, et des coteaux où l'air s'arrête, et où des grives volent lourdement le long des fils de fer d'une vigne malade du phylloxéra. Et peut être est-ce à cause de son château bien orné, et de ses maisons, et de son ciel uniformément tendu, que cette petite ville paisible, m'a laissé après bien des années, un souvenir semblable à celui que je garde à présent de l'esprit fin et régulier de l'auteur des Joues d'Hélène.

Pierre de Querlon avait vingt-quatre ans quand il mourut ; mais la maigreur de son visage et une certaine raideur qu'il affectait d'avoir dans ses manières pour déguiser sa timidité, le faisaient paraître plus âgé. Il ressemblait à ces gens sages et méfiants qu'il appelait les écrivains tranquilles, et à qui il aimait à se comparer, en louant chez eux cette assiette de l'âme que les Grecs nommaient [Euthumia].

Il pensait que « la commune image de l'écrivain, est ce bonhomme amoureux de sa vieille robe de chambre et de ses pantoufles, fumeur de pipes, casanier, propre à rien qu'à écrire et penser ». Et il ne faisait rien autre chose que d'écrire et de penser, ne quittant guère le coin de son feu où il aimait à deviser, en bourrant sa pipe avec son pouce, que pour aller se promener le long du quai entre la rue Guénégaud et le pont des Arts. La Bruyère dit quelque part, de l'oisiveté du sage, « qu'il ne lui manque qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, lire, être tranquille, s'appelât travailler. » Sans doute, cette oisiveté est-elle féconde, puisque étant mort à l'âge où d'autres n'ont rien fait, Pierre de Querlon laisse une œuvre importante.

Il avait écrit à huit ans un roman qu'il ne publia point. Il en écrivit d'autres. Il avait pensé faire un peu plus tard un drame antique à grand spectacle, et quand on édita la Liaison Fâcheuse, il avait terminé le manuscrit d'un autre roman, les Joues d'Hélène, celui de Céline, fille de ferme, celui de la Maison de la petite Livia, et celui des Tablettes Romaines. Il disait d'ailleurs communément dans ce temps-là, qu'il avait l'intention de traduire en français les œuvres de Ponson du Terrail, dans le style des romans de madame de La Fayette.

Trop de gens, à notre époque où les hommes cultivés sont rares, et où ceux qui ne le sont point ne se soucient guère de le devenir, ont de la littérature cette idée, qu'un peu d'application suffit pour y exceller, et qu'il en est d'elle, comme des sports, ou des exercices politiques par exemple. Pourtant il n'y a qu'un bien petit nombre d'écrivains qui se soucient encore d'écrire de belles choses pour le seul plaisir d'écrire de belles choses. Pulchrum est paucorum hominum.

C'est qu'on n'est point accoutumé de penser que les gens de talent, dont la méchanceté est, d'autre part, bien connue, doivent presque tous, ces grâces de leur esprit qu'ils n'acquirent point, après quelques années d'une étude patiente, avec le diplôme d'une Faculté, aux souffrances d'une enfance contrainte, pendant laquelle la mélancolie où les purent jeter quelque jour le sentiment, de leur isolement, la contemplation passionnée où ils durent entrer, par hasard, devant un paysage harmonieux, et une inclination naturelle qu'ils avaient à une précoce sévérité envers eux-mêmes et envers les autres, leur révélèrent qu'ils portaient en eux les sources d'une sensibilité exceptionnelle, et firent fleurir simultanément dans leur cœur cette pudeur exquise de l'âme, l'ironie. Pudeur hélas, trop nécessaire puisqu'il faut manquer d'esprit, ou avoir pour les hommes, un mépris bien hautain, pour oser leur parler sans se moquer.

Or malgré qu'il en ait eu et quelque soin qu'il ait prit de dissimuler sa sensibilité derrière une indifférence narquoise, Pierre de Querlon sera considéré comme un écrivain tendre. Les personnages qu'il a peint[s], ne sont point si ridicules que malheureux. Les romans qu'il a écrit[s] sont navrants, et je n'ai, pour ma part, jamais rien lu d'aussi triste que cette belle page de l'épilogue de la Liaison Fâcheuse :

« Sous les arbres de la place du Théâtre, avec son cigare rouge, son parapluie sous le bras et ses mains enfoncées dans ses manches, on voyait M. Jéromy passer dans la brume, plus penché que jamais.

« Il songeait à la petite Rose de la Taverne Lorraine, à sa manie de faire des corsets, à ses mots naïfs, à ses jeux amoureux et enfantins.

« C'est vrai, songeait M. Jeromy, elle n'existe plus la petite Rose. J'étais l'amant d'une petite fille, aujourd'hui je suis un barbon qui vit avec une jeune femme. »

« Et, honteux de se sentir seul et vieux, M. Jeromy allait d'un pas tremblant le long du trottoir.

« Il aurait voulu que les amis vinssent à passer en disant :

— Bonjour, Valentin ; comment va la gosse ?

« Il aurait voulu que quelqu'un, derrière un rideau, le désignât d'un doigt en disant :

« — Voilà M. Jéromy : celui qui vit avec une petite-fille de Paris !

« Mais M. Jéromy était oublié et sa faute était une vieille histoire de dix ans.

« Il baissait la tête et semblait souffrir.

« Il venait de se souvenir de la grande joie ardente et bonne de sa vie, de sa faute, de son petit crime moral, de son bonheur aigu et immense, et il se sentait vieux, dégoûté et incapable d'être encore heureux.

« Tout s'effaçait. Qui donc se souvenait du détournement de M. Jéromy ?

« Et songeant que le reste de sa vie ne serait plus ému de cette grande joie qui jusqu'ici avait été sa raison d'être, Valentin sentait l'âpre douleur que l'on trouve au commencement d'une vie humble et médiocre.

« En rentrant chez lui, il rencontra le regard de Rose, derrière la vitre grise au rideau relevé, à cette fenêtre où elle a continué de faire la tapisserie qu'elle destine à son piano, et où, tranquillement, elle devient peu â peu une femme d'un certain âge. »

La Liaison fâcheuse est l'histoire d'un vieil homme, conseiller municipal dans sa province, qui fait la connaissance, un jour de pluie, sur le boulevard Saint-Michel, de la petite Rose de la Taverne Lorraine et qui l'installe à Neuvy dans sa maison. Mais c'est aussi l'histoire des habitants d'une petite ville ; celle des habitués du Café de la Boule et celle de Madame des Genettes qui est une veuve à marier ; celle de la Sapinière où l'on se promène le dimanche et où des petites filles à nattes tressées se jettent et se renvoient la balle par dessus la tète des promeneurs, et celle du jardin de la maison de Valentin où la petite Rose, montrant ses mollets dans leurs bas de soie transparents, « la jupe retroussée et un chapeau de jonc piqué sur ses cheveux, tend la ficelle pour l'alignement des massifs, et compte les boutures. »

On voit qu'il n'y a point là de sujet ni d'intrigue. Ce roman ne ressemble pas à ceux qu'on a écrit jusqu'à présent. Il appartient à une école littéraire dont il faudra considérer à l'avenir Pierre de Querlon comme l'un des principaux fondateurs, et qui est celle du roman impressionniste.

Arthur Rimbaud, puis Jules Laforgue et l'admirable Francis Jammes nous avaient enseigné à découvrir les rapports qui existent entre les différentes valeurs par quoi on peut représenter des paysages, des objets, des sentiments, et à suggérer l'émotion par la simple indication de ce rapport à l'aide d'une image concrète. Pierre de Querlon appliqua leurs principes au roman. II était un styliste. II avait trouvé une véritable théorie des adjectifs qualificatifs et quantitatifs. Il avait fait sur l'usage que l'on doit éviter ou rechercher de certains mots et de certains modes de ponctuation, de nombreuses notes grammaticales.

Pour se rendre compte de l'originalité de cet écrivain, il faut le placer entre Jules Renard et Henri de Régnier. Il a la verve méchante et le sourire triste du premier, et la vision droite et heureuse du second. Mais ce qu'il a, à lui, c'est cette élégance précise et ce goût d'une justesse infaillible ; c'est la souplesse de cette phrase nerveuse et brillante comme celle de Madame de La Fayette ou comme celle de Crebillon le Fils ; c'est la netteté de ce style, pareil à une étoffe bien tissée, sans nœuds ni cassures, qui fait l'agrément des Joues d'Hélène.

*

Je ne veux point raconter ce court et parfait roman. Qu'on me pardonne, je ne saurais point l'analyser. Un homme a une maîtresse qui meurt, et il se reprend à aimer sa jeune femme parce qu'il lui faut un lit, « un lit et ses folies ! » Peut-être en est-ce là le sujet principal ; mais il contient tant d'anecdotes délicieuses ; tant d'évocations d'une petite ville où sur le ciel cru de midi se découpent les enseignes de bois des merceries ; tant de souvenirs d'un jardin de province où il y a de jeune pêches vertes aux espaliers et où, au bout des feuilles vernies des lauriers, pendent des gouttes d'eau ; tant d'images où l'on voit la Seine avec ses chalands qui s'allongent à l'abri de l'Ile, et les Tuileries avec leurs bassins où se penchent de rougeo[y]antes torches d'eau ! Ce sont les fleurs d'un jardin qu'il faut aimer avec délicatesse, et qu'il faut se garder de prendre, comme fit ce bel esprit dont parle Rousseau, d'un parterre qu'on lui montrait à Londres pour un jardin d'apothicaire.

Mais j'ai assez parlé de l'écrivain, je ne veux plus me souvenir que de l'homme exquis qui est mort. J'évoque Pierre de Querlon à la fin d'une belle après-midi d'été où nous avions dîné sur une table de zinc à la terrasse d'une guinguette du bord de l'eau. Il regardait sans rien dire des petites filles qui poussaient, en riant, une escarpolette dans un jardin voisin et dont les robes blanches luisaient doucement dans l'ombre épaisse des sureaux. Une servante trempait une aune dans un seau, des assiettes qu'elle essuyait ensuite à son tablier. La rivière brillante et le ciel se confondaient. Les membres d'une société de gymnastique passèrent en soufflant dans des trompettes sur le pont de Joinville, et l'eau nous apporta le grondement lointain d'un barrage, les cris d'une femme, et mêlées au bruit des rames d'un bateau qui longeait la rive, les notes d'une valse connue, que jouaient de l'autre côté de la Marne, les tziganes d'un restaurant en plein air.

*

« Jouissons de la jeunesse, ô mon âme ! Car bientôt vivront d'autres hommes, et frappé par la mort, je ne serai plus qu'une noire terre ! » Ainsi s'écriait Théognis de Mégare. Sans doute, d'autres poètes moururent-ils depuis dans la fleur de leurs ans, omnes eodem cogimur. Ils avaient mérité, disait-on, de vivre avec les dieux. Mais nous consolerons-nous jamais de la mort d'un jeune homme en songeant que les dieux l'aimaient ?

Qu'on écrive donc sur le tombeau de celui-ci le vers d'Ausone :

Perpetuum mihi ver agit illacrymabilis urna.

Je ne verserai point sur sa pierre de l'huile ni du vin, mais j'y déposerai ces violettes à l'âge desquelles il mourut, et ces roses de Provins qui noircissent en vieillissant, et quelques-unes de ces fleurs pâles que l'on nomme les veilleuses des prés, et qui sont peut-être les asphodèles tombées du manteau de Persephona.

Juin 1904.

CHARLES VERRIER.

L'Ermitage, juillet 1904, pp. 170-178.