Gabriel Reuillard, par Don (L'Ami du lettré pour 1924)

Les Courriéristes

Gabriel Reuillard

Gabriel Reuillard — comme Divoire est le chef des Treize — est le secrétaire perpétuel des Académisards : de même, nous trouverons bientôt sur notre route, Jacques Patin, capitaine des Alguazils, et Raymond Lécuyer, grand maître des Quarante-Cinq.

Né le 30 juillet 1885, à Rouen, Reuillard passa toute sa jeunesse à la campagne, dans la grasse terre normande, humide de ses immenses pâturages. Venu à Paris en 1900, à quinze ans, pour visiter l'Exposition universelle, est laissé par son père chez des parents avec cent francs comme argent de poche, et pendant que l'excellent homme rentre en Normandie, Reuillard « apprend » Paris. Séduit par la grand'ville, il décide, à l'expiration du mois qui lui était accordé, de ne pas rentrer dans sa famille, cherche un emploi dans le commerce et commence à gagner sa vie. A cette époque, il rêvait de devenir comédien. Il obtient d'ailleurs des succès parmi les amateurs du onzième arrondissement, mais échoue aux examens d'admission du Conservatoire et plaque là le fard et les bâtons rouges. Reste dans le commerce jusqu'à son service militaire (deux ans au 106e régiment d'infanterie à Châlons-sur-Marne, où sa réputation d'antimilitariste lui vaut maints déboires et plus d'une brimade). Rentre à Rouen où il débute dans le journalisme à Rouen-Gazette. N'y reste qu'un an, et reprend le chemin de Paris. Fait la connaissance de Jules Renard qui l'encourage et le fait engager en 1912 à l'Odéon, direction Antoine, où pendant deux ans il joue quelques petits rôles et fait des tournées. Louis Mazzi lui prend, à Comœdia, sa première chronique ; G. de Pawlowski la remarque et pousse le jeune écrivain qui devient secrétaire de rédaction des Hommes du jour (où il publie des contes, des essais, des critiques dramatiques, des chroniques politiques, etc.) ; c'est là, soit dit en passant, qu'il ouvre son premier courrier littéraire (avec Louis Nazzi), un courrier hebdomadaire intitulé Vlà le facteur, et signé les Treize.

Quand Almereyda fonde son Bonnet rouge, Reuillard y commence un courrier quotidien le Jardin des piqûres qu'il signe Le Râtisseur.

La guerre. Mobilisé au 39e régiment d'infanterie, se ballade pendant vingt mois d'Artois en Champagne. Est fait prisonnier en juin 1916 devant Douaumont et reste en Allemagne jusqu'à l'armistice (camps de Darmstadt et de Fauberbischofsheim). Du front, il envoie de nombreuses chroniques au Bonnet rouge, au Journal du Peuple, aux Hommes du Jour : beaucoup sont d'ailleurs censurées de la première à la dernière ligne. Est un des premiers à publier des reportages sur la guerre de tranchées. A la croix de guerre, mais, signe caractéristique, ne la porte pas.

Après la guerre, reprend sa collaboration régulière aux Hommes du Jour, au Merle Blanc, à l’Humanité. Fonde et rédige le courrier littéraire de l’Internationale : La plume entre les dents, qu'il signe « Les Cannibales ». Depuis la création de Paris Soir, dirige le Petit Mémorial des lettres que tiennent brillamment les Académisards. Qui sont les académisards ? le secret n'est pas moins jalousement gardé que celui des Treize : citons cependant Charles Chassé (qui est aussi un des Alguazils), Frédéric Lefèvre, J. Robertfrance, Noël Garnier, R. Salomon, etc.

Gabriel Reuillard a fait jouer à l'Odéon en 1921 quatre actes qui ont eu un vif succès, Notre passion (en collaboration avec René Wachthausen). Il termine quatre autres actes avec le même collaborateur : l'Egale qui sont reçus par Gémier.

Si nous posons à Gabriel Reuillard, les questions que nous avons déjà posées à Divoire et à Deffoux :

— La publicité littéraire, nous répondra-t-il, la publicité littéraire telle qu'elle est faite aujourd'hui ne m'indigne pas. J'en pense ce que Léon Werth nous a dit qu'il pensait des représentations de l'armée du Salut, avec leur vague air de fête foraine : « Si j'étais certain de détenir la vérité, écrivait-il en substance, je n'hésiterais pas à assembler les hommes au coin des rues, à les rappeler à coups de piston, de trombone, de tambour ou de grosse caisse, pour leur révéler cette vérité. » J'entends par là qu'un bon livre mérite toutes les publicités. Mais qu'est-ce qu'un bon livre ? Et mon bon livre sera-t-il le bon livre du voisin ? Deux critiques, avec leur tempérament différent, leur culture différente et leur conception différente ne s'entendent pas sur le même livre. Et c'est pourquoi dans l'impossibilité où nous sommes de faire la preuve par neuf de l'excellence de notre jugement auprès de la masse, il faut, à l'image des apôtres de l'armée du Salut, saisir la grosse caisse et le tambour, emboucher le piston et le trombone, grouper la foule enfin et lui crier le nom d'un auteur, le titre d'un ouvrage : Dubonnet, Dubonnet, Dubonnet, Dubonnet. Des kilomètres de bandes Dubonnet ! Et le badaud commande un Dubonnet. Pourquoi par le même procédé ne lui ferait-on pas boire demain un Clos-Vougeot ?

Almanach des lettres françaises et étrangères,
Ed. Georges Crès, vendredi 15 février 1924, p. 181.