Les premiers recueils de Marie Dauguet parurent au début de ce siècle. Quelques esprits d'élite (Rémy de Gourmont, Emile Faguet) en furent émerveillés et l'écrivirent.

Mais la plupart des critiques, dévoués à la renommée d'Anna de Noailles ou de Gérard d'Houville ignorèrent cette poétesse qui vivait loin des salons littéraires, dans un coin des Vosges où elle s'occupait de sa ferme et de recherches botaniques (Janine Moulin).


Marie Dauguet

MARIE DAUGUET

Pour reconstituer en elle et autour d'elle l'atmosphère nécessaire à sa vie, Marie Dauguet n'a pas eu à recréer, par sa poésie, une ambiance étrangère : elle est née et elle a vécu dans le milieu de sa race. Mais on peut définir sa poésie, une tentative d'adaptation, d'identification parfaite avec la nature. Elle a cherché à retrouver cet état de divine inconscience qui fait que l'être humain participe à la vie générale. Ce n'est pas le désir de comprendre qui la tourmente, c'est le désir de sentir, de percevoir les mystérieux rapports qui existent entre l'homme et les choses.

Pour arriver à cet état de sympathie universelle, à cette sorte de nirvâna panthéiste, il faut d'abord avoir pris conscience de soi-même, s'être dissocié du monde extérieur, s'en être isolé comme une particule chimique. Alors le poète s'aperçoit, au bout de cette analyse, de cette introspection, qu'il n'existe que par les sensations qui l'affectent, par les influences qui l'envahissent ; il s'abandonne à elles, et, puisqu'il s'agit d'une femme, se laisse pénétrer par tous les bruits, par tous les heurts de la vie. Ceci est curieux : à cette heure, où nous tendons de plus en plus à l'analyse, nous plaçant en spectateur isolé des contingences, voici un poète, une femme, qui tente une synthèse de la vie, essaie de plonger sa petite vie individuelle dans toutes les vies. Elle percevra mieux le bruit de son cœur, mêlé à l'orchestration de toutes les autres palpitations de la nature.

Dès les premiers vers de son premier livre : A travers le Voile, la poétesse exprime ce désir de s'engloutir dans la nature, qui l'attire comme un amant :

L'odeur de volupté des marais s'accentue,
Qui parle aux sens tout bas avec des mots profonds.
.............................................................................

La résine suinte à l'écorce des mélèzes,
De la tendresse fond sous l'aubier trop étroit,
Et le Désir puissant surgit, dont rien n'apaise
L'ardeur et qui nous prend et lentement nous baise
Aux lèvres, comme un amant qui serait roi.

Ce n'est pas ici l'amour de la nature, comme l'a conçu J.-J. Rousseau, et depuis, sous une forme nouvelle, Francis Jammes. L'amour de la nature est ici une transposition de l'amour sensuel, qui demeure à l'étape du désir. Le poète s'aime dans les choses comme un amant s'aime dans sa maîtresse : « Je suis toi-même », dit-il. Marie Dauguet écrit :

Je suis le vent qui roule et je m'entends bruire
Parmi le vol agile et bleu des libellules ;
Aux visages des eaux, j'ai vu mes yeux reluire,
Et mon sang a teinté les roses campanules,
Pendant que de la sève en moi se coagule.
Je parle avec l'écho et vogue à l'unisson
Des traînantes rumeurs que le bois dissimule,
Et je m'épanouis aux primes floraisons.

Il y a, dans ces vers, le besoin de ressusciter, par le rythme des mots, l'émotion ressentie devant les paysages :

Je m'assoirai près du silence
Au pied vermoulu d'un érable,
Pour entendre chanter la stance
Muette de l'insaisissable
Et pourvu que mon cœur s'émeuve
Qu'importe si, fuyante trace,
Le verbe obscur où je m'abreuve
Se dissout sans nom dans l'espace.

Voici deux strophes qui nous évoquent le soir, entrant en nous, se faisant nous :

Le jour tombe, le jour trébuche,
Comme un vieux mendiant à besace,
Par les sentiers noirs pleins d'embûches.
Le jour tout éclopé se casse.

Le jour s'effrite vermoulu
Fourbu d'être clair et debout,
Il se fait cendre, on ne sait plus
S'il est lui-même ou s'il est nous...

Mais, ce désir, cette volonté de s'éparpiller dans l'inconscience des choses, est encore plus nettement exprimé dans ces vers qui disent aussi une sorte de vertige de l'anéantissement :

Mon songe est de ne plus ni penser ni sentir,
Mais, sur l'inconscient au grand cœur magnanime,
De tournoyer ainsi qu'aux branches d'un abîme
Avec la volonté de m'y anéantir.

Après une journée de silence dans les champs, je reviendrai, dit-elle :

Je reviendrai, n'ayant plus rien dans la poitrine
De mon cœur anxieux et brûlant d'autrefois.
Pierre avec le caillou, feuillage au bord du bois,
Eteule où le troupeau bêlant rôde et piétine.

Aucun poète, peut-être, ne s'est approché aussi près de la nature que Mme Marie Dauguet : elle a le don de nous rendre sensibles, palpables, des impressions odorales qui nous semblaient insaisissables. Pourtant oui, ces vers réveillent en moi les odeurs des soirs d'été.

La corde déroulée au puits vert de bardanne,
Un cliquetis léger, le seau qu'on détachait,
Puis rien, absolument qu'un parfum qui s'émane
De l'onde remuée où la nuit sommeillait.

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Rien, la saveur au loin d'une rose qui dresse
Sa blancheur de lait pur quelque part sous les cieux
Et qui touche le cœur comme une main caresse,
Comme un triste baiser se posant sur les yeux.

Voici encore la Granqe, baignée de cette atmosphère de silence faite de mille petits bruits qui dorment. Dans cette grange à « l'aire de velours », sont amassées les odeurs séchées des prés, la fraîcheur des aubes, les tiédeurs parfumées de l'été. Cette grange est comme un temple, un refuge.

Calme, de la nuit pend au long des noirs chevrons,
Plane et traîne sa paix, de cendres imprégnée,
A travers le vitrail des toiles d'araignées
Dont un rai de soleil fait trembler les fleurons.

La pensée, dans cette solitude, échappe au temps, et cette impression, inexplicable plus nettement, est ici notée avec le rythme qui lui donne une réalité :

Et l'instant qu'on respire est déjà du passé
Qui coule en frissons doux comme l'eau sous la roue.

Dehors, c'est l'orchestration des parfums, dont « la lourdeur nous hallucine », et cette odeur du soir mouillant les grappes des glycines

De son imperceptible averse.

Mais voici une évocation plus subtile encore :

Et des taillis tout dégouttants d'humilité
Montaient aux lèvres une odeur de nudité...

Voici la lune « avec ses cheveux froids ». Marie Dauguet ne décrit pas, elle tente de se situer au milieu des choses qui l'entourent, d'harmoniser les divers accords de ses sensations visuelles, odorales ou tactiles. Les sons et les parfums se répondent. C'est par la précision de l'image, souvent et nécessairement transposée, qu'elle veut recréer le monde extérieur, tel qu'elle l'a senti. Parfois, elle trouve le vers, la strophe, qui est comme une minute captée, dont elle a emprisonné, éternisé, la sonorité et le parfum sous une cloche de cristal.

C'est ce besoin vital de s'identifier avec la nature, de répondre sans étonnement, et comme en état d'hypnose, à ses invites, qui l'a faite poète et lui a donné l'intuition de l'eurythmie verbale. La poésie, comme la peinture, a pour but de fixer des impressions fugitives, arrêtées, figées dans leur mouvement. Le jeu des mots comme le jeu des couleurs est infini, et de même que le peintre peut mettre du sentiment dans ses couleurs, le poète peut, par la combinaison des mots, peindre toutes ses sensations de son être, et les rendre palpables, visibles, sensibles. On a expliqué la technique de la poésie symboliste en disant que les poètes de cette école avaient voulu, non plus décrire, mais suggérer. Il faudrait ajouter que cette suggestion est la poésie même, et qu'il n'y eut jamais de poésie sans elle. Un vers est, avant tout, la traduction spontanée d'une sensation ; c'est comme un cri où l'inflexion de la voix exprime la nuance et le degré de l'émotion. C'est cette musicalité du vers qui recrée en nous cet état de sensibilité qui fut celui du poète à la seconde de l'inspiration. C'est ce qui fait que la poésie ne peut pas être traduite ; cela n'est possible que pour les vers trop raisonnables et qui n'ont pas cette réverbération lumineuse des pierres précieuses, spécialement taillées. Dans une traduction, une vraie poésie réintègre son état de pierre brute, sans couleur et sans reflet. Il est peut-être moins nécessaire pour un poète de posséder une langue très riche de mots qu'un sens inné, instinctif, de cette suggestion, dont j'ai parlé. Cependant, s'il y a de vrais poètes presque tout à fait ignorants, il n'y en a pas de grands sans une connaissance profonde de leur langue.

Mme Marie Dauguet excelle à évoquer les images odorales, les plus subtiles, les plus intraduisibles de toutes les images. Dans une des plus belles pièces de Par l'Amour, je cueille ces vers :

Trempé d'aube, dehors, le fumier resplendit,

..............................................................

Et lance vers le ciel des parfums attiédis.

Cernant une écurie ouverte au toit de mousse,
Qu'emplit un vibrement nuageux d'ombre rousse,
Du purin, noir brocard, s'étale lamé d'or,
Où fouillent du groin activement les porcs.
Et dans la paille humide et qu'ils ont labourée
Le soleil largement vautre sa chair pourprée.

Il faudrait encore citer la série de poèmes intitulée Parfums, où le poète a noté toutes les odeurs, tous les accords d'odeurs des champs. La notation est musicalement très exacte. Derrière ces parfums, c'est le désir qui « s'embusque » ; le poète leur donne aussi une signification métaphysique :

Perçant l'opacité morne où nos sens résident,
Vous êtes, défiant le plus subtil orchestre,
De l'immense inconnu le langage fluide,
La voix de l'au-delà dans sa forme terrestre.

Ce qui signifie, sans doute, l'au-delà du désir perceptible. Mais Marie Dauguet est trop païenne pour se tromper et transporter ses sensations dans un infini invérifiable.

L'un de ses poèmes sur les parfums est dédié à J.-K. Huysmans. Et l'on songe que Marie Dauguet doit, en effet, beaucoup à des Esseintes. Sans lui, aurait-elle su noter

L'accord des buis amers et des œillets musqués ?

Marie Dauguet a appliqué la formule des synesthésies, indiquée par Huysmans : elle l'a appliquée avec volonté, et avec toute l'adresse d'une femme. Par son métier poétique, Marie Dauguet appartient à l'école symboliste, et ses maîtres sont Baudelaire et Verlaine. Plus lointainement Ronsard et la Pléiade, auxquels elle a emprunté certains néologismes, jeunes encore parce que décidément inacceptés dans notre langue. Qu'on ne voie pas là un reproche ; un vrai poète ne saurait noyer sa personnalité dans l'admiration d'un maître. J'ai cependant entendu un poète avouer cette craintive faiblesse : « Je n'ose trop lire Francis Jammes, disait-il, de peur d'être tenté de l'imiter. » O petit poète, si Jammes traduit si parfaitement ta propre sensibilité, lis-le, aime-le, et tais-toi.

Admirer, aimer les grands poètes ; mais il faut que cette admiration, cet amour ne soit qu'un aliment de notre propre personnalité. C'est puéril de leur emprunter la forme de leur langage. C'est lorsqu'elle parle la langue simple et presque rurale qui lui est familière que Marie Dauguet atteint sa plus parfaite beauté. Je voudrais citer en entier ce petit poème de Par l'amour : l'Amour mouillé, dont voici les dernières strophes... Adieu, dit le poète à l'Amour,

Adieu, mais crois que je jouis
Du mal que tu m'as fait ; ma plaie
Comme un rosier s'épanouit ;

Au vain bonheur que je dédaigne,
Je la préfère ; sous mes pleurs
S'effeuille le rosier qui saigne,
Et que m'importe si j'en meurs !

Ce bonheur de souffrir, c'est le bonheur des saints et des poètes. Cette plaie divine qui s'épanouit comme une rose, c'est la poésie. Quelle joie orgueilleuse de comprendre qu'on est bien seul enfermé avec sa souffrance :

Mon cœur est lourd comme un caillou,
Le vent souffle on ne sait d'où
Piquant comme un buisson de houx.

La philosophie qui se dégage de cette poésie, c'est l'amour de la vie. Ces derniers vers de Par l'Amour la résument :

Aimons tout de la vie, adorons jusqu'aux larmes

L'amour mystérieux ;

Obéissons au rite où le désir s'acharne

Comme au geste d'un dieu.

Ne soyons pas celui qui recule et se cache,

Et, d'avance vaincu,

Craint d'aimer, de souffrir, de créer: c'est un lâche,

ll n'aura point vécu !

Les Pastorales, le dernier recueil de Marie Dauguet, nous donne la formule définitive de cette philosophie, de cet amour de la vie. Enfin ! voici un livre de vers qu'une femme seule pouvait écrire, un livre dont la sensualité est vraiment féminine. La poétesse ne s'élance pas vers la nature, elle s'ouvre à elle, avec le désir d'être violentée par son mystère. Ce que Marie Dauguet n'avait qu'insinué dans ses premiers volumes, elle le clame ici avec une sorte de poétique impudeur. La chasteté, la mysticité sont toujours une transposition de sensations physiques : lorsque la chair est calme, le cerveau brûle, l'intelligence flamboie. La chasteté est de la lubricité sans échappatoire; la luxure est l'échappement de la sensualité ; la chair devient pure et sans désir. La poésie peut être l'expansion de la sensualité, en vérité elle peut être de la sensualité, plus belle d'être refrénée, de flamber intérieurement.

C'est la sensibilité de l'homme qui vivifie la nature ; les poètes romantiques l'avaient attristée de mélancolie : il semblait que les bois ne pouvaient être que le refuge des douleurs d'amour. Marie Dauguet, dans ses Pastorales, a renversé cette valeur sentimentale et a voulu redonner à la nature son véritable aspect : la voici devant elle, comme un jeune dieu plein de vie et de santé. La poétesse trouvera pour la décrire toutes les images qui évoquent l'amour, la tendresse et la passion humaines. Le soir, pour elle, sera tiède et doux comme des bras d'amant. Le soir la saisit comme une étreinte : alors, c'est sa propre sensation qu'elle transporte dans le paysage, c'est une femme amoureuse qui défaille :

Tout s'émeut. On entend l'horizon haleter,
La terre sensuelle et lourde palpiter,
Que l'émoi des pollens féconds enthousiasme.

Ma lèvre est appuyée à la lèvre des dieux,
Tant s'épanche, invincible, envahissant les cieux,
Une odeur de baisers, d'étreintes et de spasmes.

Cette Muse ne contemple pas la nature, du haut de la colline : elle veut la toucher, et elle entre dans un champ de blé aux vagues hautes comme dans une mer, pour s'y baigner, nue.

O grands blés pleins de vie où je suis enfouie,
Perdue en vos soupirs, vos spasmes, votre joie.

Alors c'est le désir de se perdre dans cette nature ou plutôt de s'abandonner à son rythme :

Ce plaisir formidable m'absorbe

De respirer d'accord avec les blés déments,
De rester là debout au bord du firmament
Avec mon âme ouverte, avec ma chair qui s'offre.

Marie Dauguet a repeuplé les bois de faunes et de nymphes :

J'inventerai des sons d'une telle tendresse
Que les daphnés vers moi tendront leurs souples bras ;
Que le vent conscient soudain me comprendra.

L'orage, qui mêle la terre et le ciel et devient un immense spasme d'amour :

Mais la terre et le ciel, comme un couple qui s'aime
Et qu'une étreinte aiguë âprement martyrise,
Soudain sont parcourus par un grand frisson blême :
A force de chaleur, la lumière se brise.

Et partout la remplace un hâve tremblement ;

Tout se pâme et jouit :

La terre dont frémit le grand cœur véhément,
Le soleil secoué par un spasme inoui.

Comme elle dédaigne les logis étroits « qu'on dresse et qu'on décore » ! C'est « le soleil, les parfums et le vent » qu'elle habite :

Ma maison ? C'est du ciel. Mon amant ? C'est l'amour.

Et elle veut oublier « le labyrinthe où s'égarent les pas poursuivant l'amour humain ». Et c'est dans cette transposition panthéiste de l'amour qu'elle trouve un vaste bonheur qui la subjugue. Pas de déceptions, puisque son amant est le propre reflet de sa propre passion. Parfois, la prière qu'elle adresse au soleil se fait mystique et semble se souvenir, s'inspirer de réminiscences religieuses. Ces vers sont beaux :

L'espace attend, les vents prosternés sont pieux ;
La terre te désire d'une amour éperdue
Formidable soleil.....

Les premiers vers rappellent un cantique à Jésus ; la poétesse, dans son ardeur de néophyte païen, ne peut oublier les premières mysticités, les premières amours pieuses de son enfance. Un parfum d'encens surnage encore dans le temple. Une sorte d'inquiétude divine persiste :

L'au-delà transparaît sous le réel usé ;
J'ai dépassé mes sens... enfin divinisé
Et m'enfonce en la nuit ouvrant son vaste abîme.

O nuit, libère-nous... Hors du cachot charnel,
Que, par toi, nous flottions comme un parfum d'autel,
O solennelle nuit... O nuit sérénissime.

C'est qu'à travers les feuillages noirs l'image de la Mort est apparue :

Puisque je dois mourir, tout me navre et me nuit...

Pour un instant, la poétesse se dissocie de la nature et prend conscience de sa petite vie individuelle ; qu'elle rentre vite dans le fourré de l'inconscience et redevienne un des gestes, un des cris spontanés de la nature :

Errer dans la nature ainsi qu'une abeille ivre...
......
Et ne distinguer plus de mon cœur éphémère
Et soupirant, le cœur paisible de la terre,

qu'elle s'enfonce dans le silence des choses « comme le moissonneur en la mer des moissons » : le silence est la voix de son cœur : il lui parlera d'amour.

Beau Silence, bouquet attaché sur ma gorge,
Colombe respirant contre mon cou, pâmée...
..... referme sur moi tes tendres bras ouverts ;
Que je presse tes mains en mes brillantes paumes ;
Tes deux mains de fraîcheur, au fond des soirs déserts...

Pourtant, je ne sais s'il ne perce pas comme un regret dans ce dédain de l'amour humain, regret de souffrances anciennes dans le paisible bonheur de l'instant :

Le désir torturant devient une caresse
Alors qu'on le perçoit, voguant parmi les choses ;
Leur divine beauté jamais ne nous délaisse ;
Si tu veux des baisers, mais baise donc les roses !

la chair froide et parfumée des roses. Mais l'art est un divin mensonge, une auto-suggestion qui nous permet de nous concevoir autres que nous ne sommes ; par lui, nous dépassons notre instinctive sincérité, nous nous agrandissons de tous les rêves lentement formés par l'imagination de nos ancêtres. L'art est l'expression de l'évolution de la race ; évolution (c'est-à-dire adaptation de l'organisme aux sensations extérieures, pour percevoir toujours le même degré d'émotion). Marie Dauguet, et c'est ce que sa poésie nous apporte de plus nouveau, nous fait entrevoir la possibilité d'une volupté nouvelle : la volupté des odeurs, goûtée savamment, écoutée, ressentie comme une musique :

Parfums, ne laissez pas, ainsi que la musique,
Notre chair et notre âme immensément déçues ;
Elle doit exister cette joie frénétique
Que vous nous désignez, si vaguement perçue ;

Jetez-la sur nos cœurs soulevés, sanglotants,
Dans cette heure électrique et par l'éclair hantée ;
Et fallût-il mourir après l'avoir goûtée,
Je ne me défends pas.. . je suis là... et j'attends.

L'homme orgueilleusement ramène tout à lui. Mais le parfum des fleurs ne jaillit pas pour lui des corolles et des calices : il n'est qu'un appât pour les insectes, colporteurs des pollens. Nous trouvons cependant dans ces parfums une excitation à la volupté : c'est que les fleurs sont vraiment des bouches voluptueuses, qui attendent des baisers. Pour que nos sensations odorales puissent s'ordonner, se classer, il faudrait qu'elles s'intellectualisassent, se fissent en nous « désintéressées » comme nos sensations auditives, que l'art a faites musicales.

En cultivant nos sensations odorales, nous percevrions un peu plus parfaitement encore le monde extérieur ; ce sera un art nouveau, nécessaire à l'évolution, c'est-à-dire au maintien de l'espèce. C'est l'intuition d'un poète qui l'a deviné.


A consulter :

Aurel, La conscience embrasée : les sœurs de Chateaubriand, Louise Ackermann, Marie Lenéru, Lucie Delarue-Mardrus, Jacques-Trèves, Marie Dauguet, Marie Noël, Hélène Jung, Radot, 1927

O. Chevalier, « Un poète comtois oublié : Marie Dauguet », La Nouvelle Revue Comtoise. Le Pays jurassien, 18e année, n°26, imprimerie Chazelle, Dole, s. d.

Remy de Gourmont, préface de Par l'Amour, Mercure de France, 1904

Ida Merello, « Marie Dauguet », Publif@rum, 2, 2005, URL : http://www.publifarum.farum.it/n02/merello.php

Janine Moulin, La Poésie féminine. Epoque moderne, Seghers, 1963 : Marie Dauguet, Rachilde, Marie Krysinska, Hélène de Zuylen, Jeanne Perdriel-Vaissière, Marguerite Burnat-Provins, Rosemonde Gérard, Hélène Picard, Jean Dominique, Colette, Yvonne Ferrand-Weyher, Marie Nervat, Gérard d'Houville, Anna de Noailles, Renée Vivien, Natalie Clifford Barney, Cécile Périn, Lucie Delarue-Mardrus, Germaine Beaumont, Catherine Pozzi, Amélie Murat, Cécile Sauvage, Raissa Maritain, Marie Gevers, Marie Noël, Henriette Charasson, Marie Laurencin, Mathilde Pomès, Louisa Paulin, Adrienne Monnier, Céline Arnauld, Aliette Audra, Doëtte Angliviel, Marietta Martin, Simone Weil, Catherine Fauln, Sabine Sicaud, Andrée Vernay, Nicole Houssa, Janine Couvreur

Janine Moulin, « Pour le centenaire de la naissance de Marie Dauguet », Les Annales, n°114, nouvelle série, avril 1960

Jacques Nayral, Toutes les lyres. Anthologie des poètes contemporains, « avec biographies critiques, documents inédits, portraits et ornements originaux ». Tome I. Poèmes de Emile Blémont, Théodore Botrel, Ch. Boudon, Saint-Georges de Bouhélier, Auguste Dorchain, Florian-Parmentier, René Ghil, Fernand Gregh, Albert Jounet, Séb.-Ch. Leconte, Jacques Nayral, Léon Riotor, Han Ryner, Gabriel Volland, Marie Dauguet, etc., Gastein-Serge, Paris, 1909

Pierre Quillard, « Les poèmes », Mercure de France, octobre 1904, pp. 198-201