Mme de Régnier, qui signe ses romans et les chroniques qu'elle publie dans le Gaulois du pseudonyme de Gérard d'Houville, est encore l'auteur d'une série de poèmes, éparpillés en plusieurs revues, et qui n'ont pas encore été réunis en volumes. Les quelques pièces qu'ont rassemblées les anthologies nous permettent de juger de la maîtrise parfaite de son talent où il semble que l'art de Heredia s'est marié à celui de Henri de Régnier, en une simplicité d'un goût toujours sûr. Aucune femme ne manie avec plus de souplesse, dans les gestes de l'écriture, la langue française. Cette simplicité est savante ; dans cette poésie, il y a un rythme doux et tendre, dont le flux laisse en nous une émotion très subtile :

Aux eaux douces du songe où longuement s'attarde

Notre langueur,

Fantômes incertains, lorsque je vous regarde

Avec douleur,

Ecartez les linceuls qui me cachent votre âme

Sous tant de plis ;

Car le temps, vieux tisseur, a mêlé dans leur trame

Beaucoup d'oublis.

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Mais, sur l'onde où déjà le charme de cette heure

Est effacé,

La rame qu'on relève et qui s'égoutte pleure

L'instant passé.

Ici, une image visuelle s'associe à une pensée abstraite : on voit l'une, on songe l'autre, et le mouvement des vers les mêle et les anime.

Cette poésie s'enfonce jusqu'à l'âme comme un baiser : on la sent s'insinuer en soi, et c'est à la fois une émotion intellectuelle et un peu sensuelle :

Des voiles transparents qui recouvrent la joue

Et les cheveux,

Mais laissent voir le rêve éternel qui se joue

Au fond des yeux.

J'aime encore le symbolisme sans trop de mystère de cette strophe :

Ne vous plaignez pas trop d'avoir un cœur très sombre,
Vos yeux seront plus beaux quand vous aurez pleuré,
Il naîtra de vos pleurs, il va croître à votre ombre
Quelque lys inconnu qu'on n'a pas respiré.

Cette inspiration se souvient de Mallarmé : Gérard d'Houville évoque, suggère, plus qu'elle ne décrit, elle indique, insinue une joie, une douleur plus qu'elle ne la clame, et cette dignité aristocratique nous repose des cris impudiques et quelquefois vulgaires de quelques autres poétesses.

Quand je refermerai mes grands yeux dans la mort,
Vous pleurerai-je, hélas ! amèrement, ô vie...
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Et vous, naïf orgueil de mon jeune visage,
Et vous, souple fraîcheur de mes bras ronds et nus...
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Mais non, ce n'est pas vous, grâce de ma jeunesse,
Ni vous, ô liberté, rêve de mon cœur fier,
Que je verrai s'enfuir dans un sanglot, amer,
Mais vous, mais vous ! ô chère et divine tendresse !
Alors qu'il me faudra pour jamais oublier,
C'est vous, c'est vous ! douceur des choses coutumières,
Vous, mes humbles objets au charme familier !
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Et vous, chère langueur, tristesse douce et pure...

Voici les mois et les saisons évoqués par la robe ou le parfum d'une fleur dans l'intimité du chez-soi : Mars qui sent

La violette bleue et la jacinthe lisse,
La maison qui s'emplit d'un parfum de narcisse,
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Voici :

Les pivoines de juin tout en nacre et en soie
Gerbe claire mirée en un miroir obscur...

Mais, chez ce poète encore, nous trouverons les motifs de sa poésie dans la nostalgie de sa terre ancestrale, dont elle essaie d'imaginer le ciel brûlant :

Lorsqu'il fait chaud et que je suis songeuse et seule

Je pense à vous,

Vous dont je ne sais rien, je rêve, ô mes aïeules,

A vos yeux doux.

Et dans ces Stances aux dames créoles, elle fait revivre pour elle l'atmosphère des Antilles, et dans l'évocation de l'existence de ses aïeules berce son propre rêve :

La nuit se parfumait d'astres et de corolles

Et, peu à peu,

Vous regardiez s'ouvrir au ciel, belles créoles,

Des fleurs de feu.

C'est en elle que leur cœur revit, ce cœur qui lui a légué « sa flamme héréditaire et sa langueur » :

Ce cœur qui verse en moi quelques gouttes rougies

D'un sang vermeil,

Et qui m'aurait transmis toutes vos nostalgies

Loin du soleil,

Si je n'évoquais pas les beautés éternelles

D'un ciel brûlant

Du fond magique et noir de tes larges prunelles,

O mon enfant !

Rêve ensoleillé, et cette vivante et réelle expression d'une race, sa poésie et son enfant, permettent à la poétesse de vivre imaginativement et artistiquement dans une atmosphère de tiède langueur, où ses pensées, comme ses aïeules, se balancent, paresseuses et tristes, en s'éventant.

Mais je voudrais montrer encore un autre aspect du talent de Gérard d'Houville, ce don qu'elle possède d'évoquer les images les plus belles du paganisme, en les vivifiant de la sève de sa sensibilité féminine. Voici Psyché :

PSYCHÉ (1)

Elle passe sans bruit dans la maison déserte
Tenant entre ses mains une lampe qui meurt ;
Son voile safrané flotte dans la nuit verte,
Y laissant le parfum nocturne d'une fleur.

Elle passe sans bruit dans la maison de songe,
Son visage invisible est sans doute ingénu,
Et sa jambe divine, et longue et pâle, allonge,
Un pied prudent et froid sur le dallage nu.

Parfois, son beau genou brille comme la lune
Ou son ventre, entrevu sous le lin transparent ;
Ou bien, pour relever sa chevelure brune,
S'éclaire et s'arrondit un souple bras d'argent.

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Elle revient sans bruit quand naît l'aube rosée,
Et son petit visage est pâle, et plein d'effroi ;

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C'est qu'elle a vu dormir parmi les peaux de bête
Cruel, mystérieux et terrible, l'Amour
Qui, dans son poing crispé, tenait ses flèches prêtes,
Et semblait tout sanglant sous la lampe et le jour !

Elle a vu le sourire inhumain de sa bouche,
Et sa fureur divine et son haineux désir,
Et soudain a senti, debout près de sa couche,
Une invincible horreur brusquement la saisir.

Elle fuit en pleurant son étrange démence ;
Son voile jaune s'enfle au vent du matin bleu,
Et ses yeux sont remplis de la terreur immense
D'avoir vu cet amour... qu'elle croyait un Dieu !

Du Bouquet de Pensées, suite de poèmes qui parurent dans la Revue des Deux Mondes de décembre 1900, je détache cette petite fleur au parfum sensuel. La poétesse chante la fragilité de la beauté féminine que l'art du sculpteur peut fixer pour quelques siècles ou quelques années, ce qui, dans l'infini du temps, s'équivaut. Eternité mensongère de l'art, aussi éphémère presque que les formes fugitives qu'il tente de sauver de l'oubli. La beauté d'une femme est autant dans le parfum et le rayonnement de sa chair que dans la ligne de son corps.

Aujourd'hui je suis triste. Ecoute, ô cher potier !
Je t'apporte le don de mon corps tout entier,
Si tu veux avec art, dans ta durable argile
Peut-être, éterniser une forme fragile,
Dans une terre rose et semblable à ma chair
Modèle le contour de mon bien le plus cher :
Mes petits seins égaux aux deux pointes aiguës.
Qu'il reste au moins cela des grâces ingénues
Que j'offre à ton désir, si de chaque côté
De l'amphore funèbre où toute ma beauté
Doit dormir, poudre éparse et cendre inerte et grise,
Au lieu de l'anse, creuse à la main qui l'a prise,
Tu renfles la rondeur de ce double contour
Presque enfantin et prêt à peine pour l'amour.
... Et celui qui, pensif, sous le sol séculaire,
Trouvera quelque jour mon âme funéraire
Saura que je fus femme, et femme tendrement,
Amoureuse et malicieuse par moment ;
Et se demandera devant la terre sombre
Pourquoi tant de clarté dut naître pour tant d'ombre.

(1) Revue des Deux Mondes, 1er février 1905.


A consulter :

Nicolas Malais, « Marie de Régnier, la Parnassienne ingénue », Magazine du Bibliophile, février 2004