Robert de Flers.

L'Ami du Lettré : le joli titre inscrit sur ce livre, personne mieux que Robert de Flers ne l'a mérité. Obligeant à l'extrême, il était la bonté et la générosité mêmes. Combien d'auteurs et d'artistes auxquels il a prodigué ses avis, ses conseils, son appui ! Pour nous qui étions ses collaborateurs de tous les jours et de toutes les nuits, il mettait une sorte de coquetterie à devancer nos désirs. Je le surprenais généralement dans le couloir du Figaro, au moment où le chapeau sur la tête, pressé par les uns, harcelé par les autres, il essayait, vers huit heures du soir, de se dérober aux visiteurs attardés. Jamais une seule fois il n'a refusé de m'entendre. Il rebroussait chemin, rentrait dans son bureau et m'écoutait en souriant. Avais-je une requête à lui présenter, tel projet d'article à lui soumettre, il me suffisait de faire appel, d'un mot, à son grand cœur et la cause aussitôt était gagnée. Souvent aussi, il me faisait appeler : « Voyez ce papier, me disait-il, il est d'un écrivain qui n'est pas riche et d'un brave homme qui ne manque pas de talent. Tâchez de le faire passer sans retard. » Jamais on ne saura tous ceux que Robert de Flers a aidés à leur insu, qu'il a protégés, défendus, soutenus, auxquels il a procuré un peu de bien-être, multipliant pour eux les démarches, en même temps qu'il ménageait leur amour-propre, et payant toujours, avec autant de discrétion que d'élégance, de sa personne ou de sa bourse.

Sur un plan plus élevé, l'ami des Lettres n'était pas moins dévoué, moins serviable, moins bienfaisant que l'ami des lettrés. Que de préfaces il a écrites, que de conférences il a prononcées, que d'allocutions il a improvisées, que de discours il a dictés, dont un autre que lui se fût dispensé d'une âme légère. Il vivait pour l'immense joie d'être agréable à tous et personne n'a goûté plus que lui la douceur profonde de faire plaisir. Son merveilleux esprit lui ouvrait alors des trésors auxquels il puisait sans compter. Sa facilité tenait, en effet, du prodige, cependant les mieux doués, parmi ceux qui font le dur métier d'écrire, savent ce qu'il en coûte de produire sans relâche. Au milieu des innombrables occupations qui accaparaient sa vie quotidienne, jamais Robert de Flers ne cessait de rouler dans sa tête quelque sujet de chronique ou de pièce. Mais, c'est, passé minuit, lorsque quelques heures à peine le séparaient de l'instant où il lui faudrait parler devant une plaque commémorative, un monument ou une tombe qu'il faisait beau le voir. Il n'avait pas encore composé une ligne et déjà son large front rayonnait d'ardeur et d'allégresse. C'est qu'ayant cherché un thème, comme toujours il l'avait trouvé. L'idée charmante, ingénieuse, originale lui plaisait et il ne lui restait qu'à la modeler, qu'à la façonner, qu'à la polir. Sur la trame initiale, il n'avait plus qu'à broder les mille variationsd qu'une sensibilité exquise et une imagination de poète lui fournissaient à foison, et c'est alors que sa ferveur d'homme de lettres lui faisait entrevoir un labeur passionnant qui l'égayait à l'avance et lui paraissait un jeu.

S'étant ouvert de son projet à l'un de nous qui lui avait servi de confident ou d'auditoire — car chez lui l'homme de théâtre se confondait avec le créateur et l'un contrôlait l'autre — Robert de Flers rentrait chez lui. Sa secrétaire l'attendait et bientôt, assis à son bureau, accoudé à l'échelle de sa bibliothèque ou arpentant de long en large son cabinet, il commençait de dicter. Pas une hésitation. Les moules de la phrase — ces petits creusets où l'écrivain a d'ordinaire tant de peine à couler sa pensée — s'offraient à lui, comme tendus par une main invisible. Robert de Flers y jetait un à un les mots, les images, toutes les trouvailles délicieuses de son talent. Il s'interrompait de temps en temps pour boire une tasse de café ou pour émettre en a parte quelque boutade. Puis le travail reprenait. A l'aube, il était achevé. Les moineaux s'éveillaient dans les arbres du parc Monceau et sur le trottoir du boulevard de Courcelles le cortège des balayeurs s'avançait dans un nuage de poussière. Robert de Flers les reconnaissait à travers la fenêtre : « Tenez, disait-il, voici le petit gros ; il ne doit pas être loin de cinq heures ! » On allait quelquefois se coucher. A dix heures du matin, frais et dispos, Robert de Flers, en habit d'académicien, prononçait son discours.

Je me souviens qu'il est arrivé, il y a peu d'années, à Robert de Flers de dicter ainsi toute une nuit et le lendemain, dans la matinée, d'enchanter par sa parole la foule accourue pour l'entendre. Le soir, il prenait le train, parcourait cinq cents kilomètres et, au cours de cette seconde journée, faisait une conférence et présidait un banquet. Au moment où chacun rentrait chez soi, il était à la gare et sautait dans le rapide qui le ramenait à Paris. Une besogne accumulée depuis deux jours l'attendait : des rendez-vous fixés le réclamaient. Pas plus qu'à l'accoutumée, il ne s'accorda de repos : il poursuivait si naturellement sa tâche ! Aux approches de minuit, il apparut au Figaro, le sourire aux lèvres : il avait passé trois nuits blanches et il entamait la quatrième...

Et comme je m'étonnais qu'il pût résister à tant de fatigues : « Bah ! me dit-il, je ne dors jamais aussi bien qu'en chemin de fer ! » Il omettait d'ajouter qu'il avait, durant ces deux trajets, dicté à l'aller sa conférence, et, au retour, quatre-vingt-deux lettres. — Que voulez-vous ? m'avouait-il une autre fois. A chacun son plaisir. Pour moi, je ne suis jamais si heureux qu'à l'instant même où j'atteins l'obstacle. Il est là, il se dresse devant moi, il me faut bien le franchir. C'est une manière de sport et c'est celui que j'aime.

Peut-être Robert de Flers comptait-il aussi terrasser au dernier moment la maladie qui le poignait et que sa vitalité magnifique aurait dû vaincre. La mort impitoyable et traîtresse ne l'a pas voulu.

Jacques PATIN.

(L'Ami du lettré . Année littéraire & artistique pour 1928, Grasset, 1928, pp. 156-159)