JEAN GALMOT

Jean Galmot vient de mourir dans des circonstances tragiques : ses adversaires l'ont empoisonné en Guyane. Tous ceux qui ont connu Jean Galmot seront douloureusement affectés par cette disparition, mais il faut reconnaître que l'homme, dont l'existence fut si mouvementée et si remplie d'aventures, ne pouvait décemment point s'éteindre dans son lit, comme un tranquille bourgeois. Cette fin, dramatique et mystérieuse, termine harmonieusement la vie extraordinaire de l'auteur de Quelle étrange histoire !

Dans ses conversations avec ses intimes, Jean Galmot se qualifiait parfois d'aventurier. C'était un terme qui lui convenait à merveille et dont — à juste titre — il s'enorgueillissait. Jean Galmot fut un magnifique aventurier, au sens étymologique du mot, c'est-à-dire un homme qui considère la vie comme une grande aventure et qui se lance à sa conquête comme un oiseau de proie prenant son vol...

Un oiseau de proie ! On y pensait immédiatement quand on apercevait pour la première fois ce long corps maigre, ce visage osseux au nez aquilin, aux méplats fortement accusés et surtout ces yeux noirs et profonds brûlant d’une sombre flamme, ces yeux aigus qui tantôt vous perçaient jusqu'à l'âme et tantôt se posaient sur vous avec la douceur d'une caresse.

Jean Galmot, quelques siècles plus tôt, aurait été un de ces conquistadors qui partaient « ivres d'un rêve héroïque et brutal », à la découverte des terres inconnues surgissant des flots de la mer Océane. Il aurait été un Cortès ou un Pizarre ou encore un de ces hardis condottières qui illustrent l'histoire de la Renaissance...

Hélas ! comment l'esprit d'aventure peut-il se développer dans une société aussi méthodiquement réglée, aussi bourgeoisement fermée que la nôtre ? Notre siècle a horreur de la fantaisie. Jean Galmot s'en aperçut bien. Issu d'une famille périgourdine des plus modestes, il débute à Nice dans le journalisme. Ses aptitudes littéraires le font immédiatement apprécier. Notre sympathique confrère du Petit Niçois, Cristini, lui commande un feuilleton qu'il écrit en quinze jours... Mais quoi ! il se rend compte aisément qu'il est entré dans le journalisme par la mauvaise porte. Il a soif d'horizons nouveaux, le visage de l'aventure lui sourit de toutes ses dents...

Un poète a écrit que l'aventure nous guettait au coin de chaque rue. Peut-être ! Mais plus qu'à Paris, on a chance de rencontre l'aventure dans la jungle ou dans la forêt vierge des pays exotiques... Le hasard d'une relation de famille fait embarquer Jean Galmot pour la Guyane. Ah ! les belles années de luttes et de découvertes ! Le jeune homme fait escale à Caracas, à Paramaribo, etc.. Comprenez-vous ce que de tels noms peuvent évoquer dans le cerveau d'un garçon qui a lu R. L. Stevenson et Marcel Schwob ? Et voici la Guyane ! Le premier contact avec ces terres ardentes est pour lui un émerveillement. Il luttera, il peinera, il souffrira dans ce pays enchanté, mais il en conservera toujours un souvenir ébloui et ravi...

La Guyane est la terre fabuleuse d'Eldorado. Pendant plusieurs années, Jean Galmot mena la rude et épuisante existence des chercheurs d'or. L'or, il le trouve sous l'espèce d'une gomme végétale, le balata. Au service d'abord d'importantes maisons d'exportation, il s'installe ensuite à son compte, fonde des maisons, crée des usines. C'est la fortune. Sa firme devient bientôt une des plus puissantes de la colonie. Son activité ne se ralentit pas, sa bonté agissante se répand sur tous autour de lui... Il est adoré, à l'égal d'un dieu, du peuple guyanais qui l'élit député...

Mais une ascension aussi rapide ne va pas sans susciter de cruelles jalousies. « Le domaine colonial de la France appartient à un petit groupe de grandes firmes qui contrôlent la vie économique de notre empire d'outre-mer. Ces maisons syndiquées n'admettent aucune concurrence, m'écrivait-il en août 1919. J'ai entrepris d'affranchir de la domination qui les opprime, les planteurs et les petits colons qui, comme moi, sont partis de rien. Je me suis attaqué à un adversaire tout puissant... »

Les accusations les plus invraisemblables furent portées contre lui. Sous une inculpation de spéculation sur les rhums, il fut arrêté, jeté en prison comme un malfaiteur, sans être interrogé, sans connaître même les charges qui pesaient sur lui.

« Ce cachot est lugubre, humide et glacial, m'écrivait-il le 7 août 1921. Je le remplis des rêves d'autrefois. L'agression a été si soudaine que je n'ai pas pu éviter le mauvais geste de révolte. J'étais comme un oiseau sauvage dans une cage... et j'ai serré mes griffes aux barreaux. Il fait si froid, si froid à mes épaules de paludéen... et je ne vois pas le ciel dans ce cercueil. »

Le dévouement de son avocat, Me Henri-Robert, réussit à le faire transférer dans une maison de santé. Puis c'est l'ordonnance de mise en liberté... Il est libre, libre mais entièrement ruiné... N'importe ! il ne désespère pas. Il recommence avec énergie la lutte. Il n'habite plus son luxueux appartement de l'avenue Victor-Emmanuel III. A mon retour de Tahiti, je le trouvai dans une modeste chambre, sous les toits, de l'Hôtel Lutetia. Cet homme, qu'au temps de sa splendeur tant d'admirateurs entouraient, avait été abandonné par presque tous ses amis... Jamais une . plainte ne sortit de ses lèvres. L'avenir était devant lui, il était sûr de refaire sa fortune...

Et il était en train de reconstruire l'admirable maison qu'il avait édifiée sous les tropiques... Il réussissait trop bien, puisque ses ennemis jaloux, se débarrassèrent de lui...

Si Jean Galmot supporta aussi héroïquement les catastrophes qui fondirent sur lui, c'était parce qu'aux heures douloureuses, il savait se réfugier dans le domaine enchanté de la vie intérieure... Cet homme d'affaires, qui se mouvait avec aisance au milieu des chiffres et des soucis commerciaux, eut la vie plus harmonieuse qui se pût imaginer. On peut dire que chez lui l'action était la sœur du rêve, puisque le grand aventurier dont nous avons trop rapidement esquissé la carrière, était aussi le poète de ces deux ouvrages qui occuperont une place de choix dans la littérature française : Quelle étrange histoire... et Un mort vivait parmi nous.

Quelle étrange histoire est un admirable poème à la gloire de la mer et de la jungle guyanaise. La mer n'a jamais beaucoup inspiré les écrivains français. Michelet est grandiloquent, Richepin pompeux et pompier. M. Léon Daudet, dans un de ses remarquables Courrier des Pays-Bas, remarquait très justement que les pages de Pierre Loti ne nous donnaient aucune idée de l'odeur de la mer. L'Océan, avec l'acre senteur de ses embruns, le vent qui souffle du large et ses houles profondes, palpite au contraire dans le poème de Jean Galmot, de même que la Sylve guyanaise, avec les parfums énervants de ses orchidées géantes, avec les mirages, les hallucinations de ses villes chimériques revit entièrement dans cette épopée : Un mort vivait parmi nous.

Jean Galmot est un écrivain de race qui appartient à la lignée des grands prosateurs lyriques allant de Chateaubriand à Maurice Barrès.

Il s'est mis tout entier dans ces deux ouvrages qui lui faisaient oublier les luttes et les laideurs quotidiennes. La Vie, c'est le rêve que nous portons, en nous, me disait-il un jour; que nous vivons par delà le monde opaque auquel le soleil équatorial donne une singulière transparence.

La vie quotidienne parmi les hommes est un état que nous subissons, comme ce vêtement de drap, ces chaussures, et ce chapeau auxquels il a bien fallu nous habituer.

La vie de rêve qui vibre par delà cette vie matérielle, voilà la vraie vie. C'est pour elle que nos artères battent, c'est par elle seule que nous touchons au bonheur... Ceux qui connaissent cette vie intérieure, sont les maîtres du Monde : les hommes qui l'ignorent, font partie du troupeau des esclaves et des bêtes...

Jean Galmot meurt en pleine maturité de son talent. De nombreux projets hantaient son cerveau. Aurait-il encore écrit ? Certainement, quoiqu'un jour de lassitude il me confiât :

« Ecrire ? Pourquoi ? Pour qui ? Le plus beau livre est en nous. Vous le lisez seul. Il est écrit sur les pages du matin au réveil et dans les longues heures des veilles. Allez le long des quais, les yeux mi-clos vous verrez s'éveiller en vous le livre merveilleux qu'aucun homme ne peut écrire. Il chante dans votre âme, il est chargé de lumière, une vie intense est en lui qui vous grise et que vous essaierez en vain d'écrire au retour. Le plus beau livre est votre rêve. »

Heureusement, ce rêve s'est deux fois matérialisé pour nous ! Et la gloire de l'écrivain de Quelle étrange histoire et de Un mort vivait parmi nous, rayonnera longtemps après que le souvenir de ses obscurs adversaires aura disparu...

JEAN DORSENNE.

(L'Ami du lettré. Année littéraire & artistique pour 1929, Les Editions de France, 1928, pp. 158-163)