Charles Le Goffic. — Aux temps héroïques de la littérature, environ 1880, quand un écrivain de quelque renom décédait, tous les journaux qui comptaient lui consacraient leur « premier Paris ». Aujourd'hui, en ces temps de crise, où on est si pressé, où, en dépit de la réclame, le public se désintéresse tant de la chose littéraire, quelques gouttes d'encre d'imprimerie sur la tombe fraîche ouverte suffisent. En guise d'oraison funèbre, des notices nécrologiques stéréotypées résument, en quelques lignes, et au petit bonheur, la vie et l'œuvre du poète, du romancier ou du critique qu'on vient d'enterrer. Ainsi pour Charles Le Goffic. S'il n'avait pas écrit Dixmude et glorifié les fusiliers-marins, et s'il n'avait pas été élu, pour cela même, l'un des quarante, les gazetiers eussent été fort en peine de parler de lui. Il y a des talents modestes, comme il y a des personnalités modestes. Le Goffic, qui était modeste, avait un de ces talents-là. Modestie n'implique pas médiocrité. Le Goffic était modeste, et il fut un méconnu. Son œuvre bretonne et romanesque, poèmes (Amour breton et Chansons bretonnes) et romans (le Crucifié de Keraliès, Ventose, Sur la Côte) qui donc, de très rares lettrés exceptés, se targuerait de la connaître ? Et sa critique ? Personne, que je sache, ne s'est avisé, ces jours derniers, de l'exalter. En 1890, Le Goffic publia les Romanciers d'Aujourd'hui.

En « ce livre de poète et de critique » comme Anatole France l'a salué, lui disait Charles Maurras, vous êtes pour la nature contre le naturalisme, pour le symbole contre le symbolisme ; ajouterai-je enfin pour le romanesque contre le romantisme, de même qu'en poésie vous seriez pour Paul Verlaine contre les décadents ?

C'était, en effet, la singularité de cet ouvrage paru chez Vanier, l'éditeur des modernes, qu'il ne fût tendre ni pour les décadents, ni même pour les symbolistes. Mais les antipathies littéraires de l'auteur, ami et collaborateur de Jules Tellier, étaient raisonnées. A propos des Hantises et de Les lauriers sont coupés de M. Edouard Dujardin, il observait :

J'ai quelque inquiétude à analyser de tels livres. Qu'un romancier s'impose le programme suivant dans le désordre de la vie cérébrale, avec la confusion perpétuelle des sentiments, des idées et des sensations, le trouble qu'apportent les circonstances extérieures au développement logique de la pensée, les sautes brusques de cette pensée même, se rappeler et tâcher à décrire dans leur minutie absolue tous les sentiments, idées, sensations qui peuvent traverser un cerveau humain de sept heures à dix heures du soir, si vous n'arrivez pas avec un programme comme celui-là à confectionner un monologue pour Coquelin cadet, je dis que vous n'aurez point été fidèle à votre programme. C'est ici l'éternel sophisme du réel pris et donné pour le vrai. En admettant que ce fût un homme de talent qui eût conçu le programme de M. Dujardin et qu'il l'eût intégralement exécuté (chose que je tiens pour impossible), pensez-vous que son œuvre produirait l'impression de vie qu'il en attend ? Eh ! oui, je sais que le cerveau est ainsi fait. C'est, par exemple, en moi, dans le moment où j'écris, tout un chaos de perceptions, bruits de voix, roulements de voiture, coups sourds de marteaux sur l'enclume, et la palpitation du sang aux tempes, l'afflux de mille sensations de bien-être ou de malaise, et ma pensée courant au travers, toute à sa tâche de réflexion. Mais quoi ! si je ne venais pas de les noter ici pêle-mêle, perceptions confuses et perceptions distinctes, ne serais-je pas bien embarrassé, une heure après, pour trouver dans mon souvenir la moindre trace des premières, alors que les secondes auront survécu ? Et même dans celles-ci, dans les perceptions distinctes, un choix se fera encore à mesure. Mon passé finira par se ramasser en quelques traits nets et caractéristiques. Au romancier d'observer ces traits, car c'est avec eux seulement qu'il reconstituera mon moi ». La nature simplifie, l'art ne peut que suivre la nature. A les vouloir violenter tous deux, on risque la cocasserie, uniment.

On n'a jamais si bien défini et critiqué « l'art » de… Marcel Proust, de qui, semble-t-il, M. Dujardin fut le précurseur.

Il y a ainsi, dans les Romanciers d'Aujourd'hui, des jugements sévères mais justes, définitifs, serait-on tenté de dire, sur Huysmans, Elémir Bourges, Cladel, Villiers de l'Isle-Adam, etc. Il y en a d'excellents aussi dans la Littérature française aux XIXe et XXe siècles, tableau général, ouvrage qui eût dû devenir classique, car il contient toutes les écoles et tous les noms que naguère, lors de sa fameuse campagne, M. Fernand Vandérem reprochait aux manuels de passer systématiquement sous silence. — AURIANT.

(Mercure de France, 1er mars 1932, p. 503-505.)