Jean Richepin.

Une qualité, une caractéristique qu'on ne peut dénier à Jean Richepin, c'est sa personnalité. Nul écrivain ne fut plus lui-même, et l'éternité — je pense au vers mallarméen — ne pourra guère le changer. Il restera tel que l'a fait sa légende.

Né à Médéah en 1840, d'un médecin militaire, il suivit son père de garnison en garnison. Fixé à Paris, il fit ses études à Charlemagne, entra à l'École normale, en sortit au bout d'un an, vendit des frites pour s'amuser, donna des leçons pour vivre, accompagna une troupe de bohémiens, lutta, boxa, « fit des poids », et s'échappa. Répétiteur dans une institution, il prit du service en 1870, courut derechef l'aventure après la tempête, s'engagea dans un cirque forain, déchargea des navires à Gênes, fut marin à Brest, calfat à Marseille ; puis, désireux d'écrire, se mêla ardemment aux groupements littéraires.

Jean Richepin eut le physique de sa vie et de sa légende. Il était beau : grand, bien cambré, d'une carrure impressionnante, le teint bronzé, les traits expressifs, le regard de flamme, les cheveux opulents et crépelés, la barbe ondoyante encadrant le visage, le front volontaire. Il était taillé et musclé comme un légionnaire ou un gladiateur. Et il produisit, verve, couleur, attitudes et rythmes, l'œuvre de son physique. Il voulut conquérir, s'imposer. Qu'est-ce que La Chanson des gueux, sinon l'action jaillissante, impatiente et agressive d'un débutant avide de se créer une notoriété ? Ne puisait-il pas ses inspirations premières dans la plèbe la moins édifiante, dans la basse pègre, et, pour achever encore d'effarer, de révolter, de consterner le bourgeois, n'introduisait-il pas. dans la poésie contemporaine, avec les « plus mauvais garçons », leur plus vert langage ? Rien de tout cela, pourtant, ne nous empêche de reconnaître, d'admirer en Richepin un lyrique de grande lignée, « un bel artiste littéraire », comme l'a dit Paul Bourget, un prestigieux jongleur de mots et de rimes. Il a écrit des vers drus, martelés, sonores, rutilants. « Il a manié, selon l'expression suggestive de notre confrère M. Marius Boisson, l'ample alexandrin comme un charmeur de serpent. » Mais il s'est soucié aussi d'être un Jupiter fulgurant et foudroyant, un prodigieux bonimenteur et mateur de foule.

Après le tonnerre de La Chanson des gueux, dont la fougue revendicatrice, s'exprimant avec la plus argotique âpreté, le conduisit en correctionnelle, la récidive ne se fit pas attendre. Les Blasphèmes, facétieux, virulents, provocants en leurs irrévérences et leurs crudités, une « bible de l'athéisme », comme il les a nommés lui-même, déchaînèrent de nouvelles protestations, mais aussi des applaudissements nouveaux. Les Caresses, à leur tour, sensuelles à l'excès, provoquèrent leur petit scandale, et notre terrible poète jouit d'une popularité qu'il n'eut plus qu'à entretenir.

Alors il donna La Mer, le plus puissant de ses poèmes, La Bombarde, qu'il préférait, Mes Paradis, dont les brasiers matérialistes fument parfois jusqu'aux étoiles. Ce Richepin truculent et fauve, d'où descendait-il ? de Rutebeuf, de Villon, chantre aussi des truands et de la truandaille, de Mathurin Régnier et de Saint-Amant ! Et le Richepin dramatique, celui de Par le glaive, de Vers la joie, du Chemineau même, son œuvre la plus originale ? de Victor Hugo, directement. « Votre Chanson des gueux se rattache aux Misérables, a déclaré M. Herriot ; Les Caresses, ce sont vos Chansons des rues et des bois...

De pareils rapprochements n'entachent en rien le génie propre du poète, et ce génie était réel. Il était fait d'abondance et de générosité, de vitalité et d'enthousiasme, de force et de virilité, d'une jeunesse éternelle et d'un éternel ravissement ; tout cela condensé, synthétisé dans... le geste ! Jean Richepin fut le virtuose, l'impérator du Geste !

Romantique ? Jean Richepin le fut par son inspiration, son instinct, son époque, mais il fut classique par son style, sa prosodie, classique ni plus ni moins que Molière, que Boileau ! Et avec cela traditionaliste, conservateur même jusqu'en ses extravagances.

Comme diseur de vers, « causeur », conférencier, il fut incomparable ; sa chaleur et son éloquence enchantèrent les auditeurs français, et il fut à l'étranger un magnifique ambassadeur de notre verbe et de nos Lettres.

Ernest PREVOST.

(L'Ami du lettré. Année littéraire & artistique pour 1928, Grasset, 1928, pp. 152-155)