ÉCHOS

Mort d'Auguste Rodin. — Mort d'Adrien Bertrand. — La jeunesse de Léon Bloy. — Ministres poursuivis.— Les officiers français en Italie. — Au Vieux-Colombier. — La Boxe interdite à New-York. — La Main qui se souvient. Au service de la Chine. — Les savants anglais et les Académies allemandes. — Les Réservistes français du Canada.— La révolte de Luther. — Le centenaire de la mort d'Elvire. — A l'Académie Goncourt. — L'art en Amérique.— « Le Bourgmestre de Stilmond ». — Grand concours littéraire national. — L'abonnement au Mercure de France en 1918. — Erratum.

Mort d'Auguste Rodin. — Il était né le 14 novembre 1840 ; il est mort dans le troisième jour de sa soixante-dix-huitième année, le 17 novembre 1917. Ce n'est pas une gloire qui nous soit ravie puisque, autant qu'il soit permis à l'homme, celui-ci avait eu le temps et les moyens d'aller au bout de sa pensée, d'accomplir son œuvre : c'est une étoile qui définitivement se fixe au ciel français. Il était, du reste, depuis de longues années en possession de la renommée absolue ; il n'y avait pas de nom plus grand que le sien dans le monde des vivants : on peut même dire que ce front est le dernier qu'ait touché le rayon de la vraie gloire.

Ses débuts avaient été des plus modestes, des plus pénibles, même. Le contraste est saisissant entre l'enfant de la rue de l'Arbalète — au quartier Mouffetard — qui passait inaperçu à l'école communale comme, un peu plus tard, à l'école nationale de dessin, ou l'homme qui devait, des années durant, accepter, pour vivre, des collaborations anonymes à Paris et à Bruxelles, et l'illustre vieillard de qui l'on peut dire que tout l'univers civilisé a, malgré et parmi le bruit énorme de la guerre, distingué et respectueusement recueilli le dernier soupir.

Rodin a connu la réelle misère. Il avait beau multiplier les efforts, on faisait semblant de ne pas l'apercevoir, ou bien on lui marquait nettement qu'on ne voulait pas de lui. Ce sont des histoires connues, mais qu'il n'est pas inutile de rappeler dans le moment où les maîtres officiels de l'art font assaut d'enthousiasme devant cette grande tombe. Leur idéal diffère-t-il tant, somme toute, de celui que professaient, il y a trente ou quarante ans, leurs prédécesseurs, ceux qui à trois reprises fermèrent l'Ecole des Beaux-Arts au jeune Rodin, qui refusèrent au Salon son Homme au nez cassé, qui, en 1877, accusèrent l'artiste d'avoir moulé sur nature son Age d'airain ? Accusation plus absurde encore qu'injuste et à laquelle ne croyaient certes pas ceux qui la formulaient. L'Académie, l'Ecole et les Salons préludaient ainsi aux concerts de calomnies dont ils allaient, avec une admirable constance, accueillir désormais toutes les tentatives importantes de Rodin après l'Age d'airain le Saint Jean prêchant dans le désert, et l'Adam, et l'Eve, et le monument de Victor Hugo (resté en plâtre, celui qui ne fut jamais exécuté en marbre ni en bronze, le plus beau des deux), et le Balzac, et l'Homme qui marche.

Attitude très compréhensible. Celui qui venait dire sur ce ton-là le mot NATURE était le révolté qu'il fallait mettre de vive force au pas et décourager : ou bien, allait-on être obligé de travailler pour de bon, malgré les formules apprises et les situations acquises, et de regarder, en effet, et en face, et selon tous ses profils, la NATURE ? A quoi bon dès lors être de l'Académie !

Rodin ne se laissa pas décourager, il continua d'avancer jour à jour, imperturbablement, dans le chemin où il se sentait appelé, un chemin difficile et désert, mais qui montait. L'artiste méconnu finit par se trouver si haut, si loin au-dessus de ses détracteurs que leurs injures ne l'atteignaient plus.

Elles ne l'en avaient pas moins fait réellement souffrir. Elles avaient gêné son développement, retardé pour lui l'éclosion de cette fleur des heures où l'artiste, accueilli, compris, applaudi, aimé, sent se décupler ses forces sous l'afflux de toutes les sympathies et, sachant qu'il peut compter sur le consentement universel, conçoit des œuvres qui relieront, par un lent achèvement, le présent à l'avenir. Quand il put goûter le charme de cette heure, il en avait dépassé le désir. Il ne quitta point le refuge qu'il s'était ménagé dans le travail, dans le travail à jamais solitaire.

Il est juste de dire que, dans cette solitude, les admirateurs étrangers — Angleterre, Etats-Unis, et la Russie, et cette Allemagne... — étaient venus le troubler, doucement, quand le public français lui résistait encore. Et peut-être sans cet appui de par-delà les frontières et les mers eût-il malaisément supporté nos dénis de justice et leurs conséquences, particulièrement graves dans un art comme cet art de la statuaire, où la moindre réalisation entraîne tant de frais, peut-être : — mais les suffrages de l'étranger valurent-ils jamais, pour un cœur d'artiste, les applaudissements de la patrie ?

Or, ne l'oublions pas, comme nous pourrions être tentés de le faire, dans cette revue du Mercure de France où Rodin fut toujours âprement défendu, c'est en 1898 que la Société des Gens de Lettres refusa le Balzac qu'elle lui avait elle-même demandé. Et, deux ans plus tard, à l'Exposition universelle, Rodin, trahi par la .gloire (il avait soixante ans), recourait à de pénibles expédients, inévitables, pour conjurer les fâcheuses conséquences de son entreprise d'exposition personnelle au rond-point de l'Alma...

Depuis une quinzaine d'années, les derniers ennemis avaient, apparemment, désarmé. L'Etat acceptait, il y a peu, le don que l'artiste lui offrait de son œuvre et de ses collections, et le Musée Rodin était légalement institué à l'Hôtel Biron.

C'est sans doute en raison du caractère officiel qu'il avait, de ce fait, et de son plein gré acquis, que Rodin crut devoir accepter un fauteuil à l'Institut. La mort n'a pas permis la solennelle introduction. Rodin reste comme hésitant entre l'académie de Puvis de Chavannes et celle de M. Puech. L'artiste ne s'était résigné à cette concession (il affectait de parler de l'Institut au féminin : « Elle est si méchante ! » disait-il, se souvenant qu'il n'y a rien de pire qu'une femme privée de bonté) qu'in extremis, par devoir : un mariage de raison.

Du moins, le geste esquissé contraindra-t-il les officiels à persévérer dans l'attitude qu'ils ont adoptée depuis le 17 novembre 1917. Ils expliqueront au monde, eux et leurs successeurs (après avoir relu les livres de Gustave Geffroy), l'œuvre de Rodin : les monuments déjà plus haut indiqués, et les Bourgeois de Calais, et le Baiser, et le Claude Lorrain, et tant d'autres, la Porte de l'Enfer, dont les groupes détachés racontent en style réalisé l'histoire de l'amour et de la douleur, et ces innombrables effigies, marbre ou bronze, de poètes, d'artistes, de politiciens, de femmes...

Ils seront aussi chargés de dire à la postérité pourquoi Rodin a préféré pour son dernier repos, son petit jardin de Meudon au Panthéon, qu'il pouvait se promettre, — soit que ces messieurs, suspectent cet excès de modestie, soit qu'ils s'inclinent devant ce comble d'orgueil.

Mercure de France, 1er décembre 1917, pp. 566-568.