ÉCHOS

Mort de Victor Segalen. — Mort de Mme Geneviève Bonniot-Mallarmé. — La Maison de Verlaine. — Prix littéraires. — Un anniversaire. — La bibliothèque du roi à Versailles. — Le Roy est mort, vive le Roy. — A la mémoire de Fernand Icres. — Philosophi certant. — A propos d'une édition de Barbey d'Aurevilly. — La Maison d'Amérique. — La stratégie littéraire. — La chemise enlevée. — Le poids mort. — Infusion de pavots. — A l'hôtel des Anglais. — Société française de l'Art à l'Ecole. — Landru au XVIIe siècle.

Mort de Victor Segalen. — Victor Segalen vient de mourir et c'est un bel artiste que perdent les lettres françaises, un de ceux qui ne s'étaient pas contentés de promettre, mais qui avaient déjà tenu leurs promesses. Son œuvre publiée laissait prévoir la noble qualité de l'œuvre entreprise, partiellement achevée, à laquelle il travaillait encore.

La guerre, dont l'annonce le surprit au cours de son second voyage en Chine occidentale, l'emporta aussitôt dans le tourbillon. Médecin de la marine, il rejoignit d'abord Brest, son port d'attache, et fut ensuite envoyé, à sa demande aux fusiliers marins, sur le front de l'Yser. Il en revint malade et ne daigna point s'accorder le repos nécessaire qui lui était commandé. Une mission en Chine, où il était chargé de recruter des travailleurs, lui procura un supplément de fatigue ; de retour à l'hôpital de Brest, il s'y épuisa par un labeur incessant qui peu à peu minait cet être frêle à l'esprit fort dont l'impérieuse volonté n'admettait pas que l'on pût jamais céder à aucun surmenage physique ou moral, et pour lequel le mot de « relâche » avait vraiment perdu son sens. — Il a succombé, le 21 mai 1919, à une hémorragie accidentelle, dans la forêt du Helgouat, où il pensait se restaurer au sein de l'âpre paysage de cette Bretagne qui l'avait vu naître.

Officier, médecin, archéologue, explorateur, romancier, dramaturge, conteur, mais avant tout poète, aussi bien dans sa vie que dans ses œuvres, Victor Segalen avait débuté dans la médecine par une thèse à tendances littéraires : les Cliniciens ès-lettres (1902). La même année, il publiait au Mercure de France une étude sur les Synesthésies et l'Ecole symboliste et, deux ans plus tard, un article intitulé : Gauguin dans son dernier décor. Quelques études encore, quelques nouvelles, pour aboutir enfin, en 1907, à ce singulier roman, si attachant, si vigoureux : les Immémoriaux, signé Max-Anély, où la fable et les décors montrent combien il avait justement, compris les mœurs tahitiennes et profondément pénétré l'âme maori. Pour ceux qui avaient suivi de près Victor Segalen, l'introduction écrite par lui pour les Lettres de Gauguin, dont le recueil vient de paraître, est une façon d'écho de son premier livre.

Dorénavant, toutes ses œuvres seront, comme nous l'indiquaient les Immémoriaux, animées, particularisées et en même temps anoblies par cet exotisme qui, chez lui, n'est jamais une simple curiosité du lointain, le souci d'un pittoresque peu commun, mais une recherche constante, une exacte intelligence du divers sur tous ses plans, tant esthétiques et intellectuels que lyriques et moraux. La Chine l'inspirera de façon plus riche encore que le Pacifique n'avait fait, Stèles (1904) et Peintures (1906) sont deux beaux livres d'un fructueux enseignement, d'une composition rare et d'une harmonie vraiment unique. Ce qu'ils ont de forclos, parfois, vaut bien qu'on s'applique à l'entendre, car le secret mérite d'être découvert, ce trésor en partie scellé étant un assortiment savant de pierreries authentiques rehaussées par un style dont la ciselure ne trouble pas les lignes essentielles. Victor Segalen laisse un grand nombre d'œuvres inédites dont certaines sont tout à fait terminées : un roman intitulé René Leys, un grand ouvrage sur la Statuaire chinoise, qui fut le fruit de ses trois voyages en Extrême-Orient, des poèmes, un drame, Orphée, dont Claude Debussy avait entrepris d'écrire la musique, des contes, des nouvelles, des essais, des notes de forme très poussée, mais aussi tant d'ébauches d'œuvres dont les fragments et l'esquisse générale font deviner l'audace et l'ampleur. L'héritière de ses dernières volontés saura choisir.

A. V.

Mercure de France, 16 juin 1919, p. 759-760.