ÉCHOS

Société anonyme du Mercure de France. Assemblée générale ordinaire annuelle. — Mort de Léon Tolstoï. — Tolstoï et Jean-Jacques Rousseau. — Une lettre de M. Jean Marnold.— Une lettre de M. Louis Thomas. — L'affaire Germain Nouveau. — Procès-verbaux. — Une lettre de M. Georges Izambard, — Ordonnance sur les mariages.— Le Minotaure. — Publications du Mercure de France. — Le Sottisier universel.

Mort de Léon Tolstoï. — Tolstoï est mort le dimanche 20 novembre, à 6 heures du matin, dans la petite gare d'Astapowo, où la maladie le surprit au cours d'un voyage pour une destination restée mystérieuse. Quelques jours auparavant, il s'était enfui de sa maison de Yasnaïa Poliana, en compagnie d'un de ses disciples, le médecin slovaque Makovitzky, poussé par le désir invincible de mettre enfin d'accord sa doctrine et ses actes et de ne plus vivre désormais qu'avec les pauvres. Cette noble fin, soulignant si tragiquement l'absolu de sa sincérité, dégagera entièrement sa gloire du soupçon même d'hypocrisie dont quelques-uns croyaient devoir restreindre l'hommage de leur admiration.

Le comte Léon Nicolaïevitch Tolstoï était né le 10 septembre 1828, à Yasnaïa Poliana, dans le gouvernement de Toula. Après ses études à Kazan et à Saint-Pétersbourg, il servit pendant quatre ans comme junker, puis comme officier au Caucase et fit ensuite la guerre de Crimée. A la paix, en 1856, il donna sa démission et vint à Pétersbourg, où il se lia avec tous les écrivains en renom, Tourguenief, Gontcharof, Nékrassof, Ostrovski.

C'est du Caucase que sont datées ses premières œuvres : l'Enfance, l'Adolescence, la Matinée d'un seigneur rural, l'Invasion, les Cosaques ; viennent ensuite la Coupe en forêt, les souvenirs de Sébastopol, la Jeunesse, etc. Deux voyages à l'étranger eurent lieu en 1807 et 1861. L'année suivante, il épousait Sophie Andreïevna Behrs, fille d'un médecin de Moscou, dont il eut treize enfants. Marié, il se fixait définitivement dans ses terres, où il fondait une école de paysans sur des principes nouveaux et se vouait entièrement à écrire. Ses deux grands romans, Guerre et Paix et Anna Karénine, sont achevés l'un en 1869, l'autre en 1876. De nombreux écrits d'instruction populaire occupaient en outre son activité.

En 1879, Tolstoï écrit Ma confession, qui marque le terme du long travail qui s'était fait dans son esprit et donnait corps à ses idées religieuses, morales et sociales. Dès lors, c'est exclusivement dans le but de renouveler la société qu'il écrit. Tolstoï a désormais trouvé « sa foi ». Successivement paraissent : les Evangiles, En quoi consiste ma foi, Que nous faut-il faire ? la Sonate à Kreutzer, le Salut est en nous, Maître et Serviteur, Qu'est-ce que l'art ?

Cependant, sur l'appel de Tourguenief, Tolstoï donne encore deux œuvres moins strictement tendancieuses : la Mort d'Ivan Iliitch et le drame la Puissance des Ténèbres. Puis, en 1899, paraît le roman de Résurrection qui, pour être franchement « tolstoïen », n'en est pas moins comparable, artistiquement, à ses chefs-d'œuvre antérieurs.

Dans les dernières années de sa vie, il s'enferme plus étroitement dans son rôle de propagandiste, publiant brochures sur brochures, articles sur articles, la plupart interdits en Russie, prenant texte [sic] des événements révolutionnaires, de la guerre russo-japonaise, de la misère agraire, s'attaquant violemment et courageusement au gouvernement, à l'Eglise et en général à toutes les autorités constituées et à toutes les idées qui servent de fondement à notre état social. Son christianisme invétéré rend malheureusement stériles ces nobles élans, et, dans le cycle des spéculations modernes, on peut, à ce point de vue, situer Tolstoï à l'antipode exact de Nietzsche.

Tolstoï laisse un certain nombre d'inédits. On cite une nouvelle, Hadji Mourat, datant de l'époque des Cosaques, une autre nouvelle inachevée, le Père Serge, un roman achevé, le Récit du Diable, enfin le Journal de sa Vie. Tous ces manuscrits sont entre les mains de M. Tchertkof.

Parmi les innombrables éditions et traductions de ses œuvres, bornons-nous à signaler l'édition des Œuvres complètes, traduites littéralement en français par M. J.-W. Bienstock, d'après les textes revisés sur les manuscrits originaux. Elle est actuellement en cours de publication.

L'ouvrage le plus complet sur Tolstoï sont les trois volumes aujourd'hui publiés de Vie et Œuvre, mémoires réunis par P. Birukov, revisés par Léon.Tolstoï', et qui vont jusqu'en 1884.

§

Tolstoï et Jean-Jacques Rousseau. — On a souvent été frappé des traits de ressemblance qui existent entre l'homme de génie dont les lettres du monde entier portent le deuil depuis quelques jours et Jean-Jacques Rousseau. M. Benrubi, entre autres, en a récemment fait l'objet d'un intéressant travail. Il est de toute évidence, en effet, que l'un est le disciple et le continuateur de l'autre. Or, n'est-il pas piquant de constater aujourd'hui que leur mort à tous deux a été accompagnée de circonstances présentant de réelles analogies ? Tous deux ont voulu fuir, pour mourir dans la solitude, tous deux ont eu à souffrir de l'incompréhension totale de leur compagne.

On a présentes à la mémoire les notes de journaux annonçant la fuite inattendue de Tolstoï, sa disparition, la nouvelle anticipée de son décès, sa résurrection, sa mort enfin, le tout assaisonné de ces niaiseries étranges dont la presse quotidienne est si prodigue ; l'opinion de Mme Marcelle Tinayre ; les calembours déplacés de M. Gaston Deschamps ; le coup de chapeau de M. Gabriel Trarieux, saluant très bas le grand disparu ; Maxime Gorki, enfin, perdant connaissance...

La fuite et la mort de J.-J. Rousseau ont produit sur les contemporains une surprise semblable. Voici, à titre de curiosité, comment la presse d'alors informait son public,

Dans les mémoires de Bachaumonf, on lit, à la date du 22 juin 1778 :

M. Rousseau, de Genève, plus ami de la retraite que jamais, vient de quitter le séjour de Paris et de se retirer à la campagne, environ à dix lieues d'ici, chez un ami qui lui a offert sa terre. Comme cette nouvelle s'est répandue depuis la mort de Voltaire, on a fait courir le bruit que le sort de ce célèbre incrédule l'effrayait et qu'il a voulu se soustraire à une persécution semblable : mais il est constaté que son évasion est antérieure.

On a voulu eneore qu'elle fût la suite d'autres craintes qu'il avait à l'occasion des Mémoires de sa Vie, paraissant imprimés dans le public ; mais ces mémoires, s'ils existent, sont fort rares ; personne digne de foi n'atteste les avoir lus ou même vus, et il faut savoir ce qu'ils contiennent pour raisonner pertinemment sur cet article.

Plus loin, à la date du 26 juin 1778 :

On confirme l'existence des mémoires de la vie de J.-J. Rousseau ; on prétend qu'il y révèle ingénument beaucoup de choses peu honnêtes et même des crimes dont il est coupable, comme vols, etc. On ajoute que M. Le Noir l'a envoyé chercher, lui a demandé s'il avouait ce livre et les faits qui y étaient contenus, et qu'à tous il a répondu sans aucune tergiversation et catégoriquement oui ; que, là-dessus, le lieutenant de police lui a conseillé de quitter Paris et de se soustraire aux recherches qu'on pourrait faire ; que telle est la cause de son évasion. Tout cela est si singulier et si absurde qu'on ne le rapporte qu'à cause du personnage fort cynique et des auteurs de ce récit qui, par leur liaison avec le Ministre, semblant mériter quelque créance.

On sait que Jean-Jacques meurt à Ermenonville le 2 juillet 1778. Le lendemain, le journal de Bachaumont publie cet écho :

3 juillet. — Par les informations qu'on fait journellement sur le compte de J.-J. Rousseau, on a tout lieu de croire que ses Mémoires prétendus dont on parle n'existent encore que manuscrits. Il n'est point hors du royaume, comme on l'avait dit ; il est toujours chez un M. de Girardin, fameux par ses jardins anglais, qui lui a prêté un asyle chez lui, où il botanise et se livre à son goût pour la campagne et la retraite.

Le 5 juillet, le journaliste commence à être mieux renseigné :

5 juillet 1778.— Le fameux Jean-Jacques Rousseau n'a pas survécu longtemps à Voltaire ; il vient de mourir dans le lieu de sa retraite, à Ermenonville. On dit aujourd'hui que les bruits qui ont couru sur lui et ses Mémoires viennent d'un supplément à ses œuvres, en effet imprimé, et où il y a beaucoup de choses singulières.

Ce n'est que deux jours plus tard qu'il donne quelques détails sur la mort du grand homme :

7 juillet. — C'est le 2 de ce mois que Rousseau, revenant de la promenade à neuf heures du matin, est mort d'une attaque d'apoplexie qui n'a duré que deux heures et demie. Il avoit dessein depuis quelque temps de quitter Paris; il a cédé aux instances de l'amitié et s'est établi sur la fin de mai dernier dans une petite maison qui appartient au marquis de Girardin, etc., etc.

Les petits notes continuent à paraître, les jours suivants : puis soudain, on voit poindre l'inquiétude des gens de lettres, principalement de ceux qui n'avaient pas la conscience très tranquille et redoutaient l'apparition des Confessions :

20 juillet. — M. Diderot est un de ceux qui craignent le plus la publicité des Mémoires de Rousseau ; il dit qu'ayant passé près de vingt ans de sa vie dans la plus grande intimité avec lui, il ne doute pas que ce cynique, ne dissimulant rien et nommant chacun par son nom, n'ait révélé beaucoup de choses qu'il préféréreroit de voir rester dans l'oubli. On jugeroit, par ses discours, que Rousseau étoit un méchant homme au fond...

Aujourd'hui, la postérité est fixée. On sait qui, de Diderot ou de Rousseau, a trahi les devoirs de l'amitié... Il est amusant de feuilleter les journaux d'autrefois.

Mercure de France, 1er décembre 1910, p. 568- 571.