3e année — N° 14, 15 décembre 1933, p. 3-5

Féret et Roinard

Après l'exaltation de Féret qui trône désormais à Quillebeuf, aux bouches de l'Estuaire, voici que les écrivains normands s'apprêtent à honorer la mémoire de Roinard.

Féret, Roinard, les deux pôles de notre poésie régionaliste contemporaine, ces deux compatriotes et amis exilés à Paris, mais aussi les deux antithèses vivantes, opposées d'idées, de goûts, de tendances, deux cœurs cependant battant à l'unisson dans leur affection pour la Normandie.

En remuant ces chères archives que sont mes autographes, lettres, billets, petits vers, l'idée me vient de rappeler ce que Féret a fait pour Roinard, et ce qu'il pensait de ce dernier.

Après avoir goûté certains jours les joies de la popularité, le poète des Miroirs était tombé dans le besoin. Il vieillissait, on l'avait expulsé d'un journal de Bordeaux où il tenait une rubrique des Beaux-Arts. Féret, chevaleresque pour ses amis, en fut ému et me fit part de son désir de lui venir en aide. « Pour Roinard, me confiait-il, j'ai fait ceci. Il m'a écrit une lettre désespérée, je l'ai envoyée à Georges Dubosc qui est son ancien camarade de lycée. On avait ouvert une souscription pour les Vacances du Poète. J'avais souscrit et fait souscrire autour de moi. Nous avions par cent sous ! par dix francs, réuni plus de 4.000 fr. Et Roinard tenait la tête... Chaque pièce de 5 frs. donnait droit à une voix. On versa 6.000 frs. qui répartis en 1.200 voix assurèrent la majorité à Mercereau, lequel toucha la totalité des souscriptions et restitua au bailleur de fonds son avance. Vote faussé. Escobarderie. Je proposai à Roinard de recommencer ma campagne pour que les souscripteurs ayant voté pour lui renouvellent leur souscription et nous donnâmes l'exemple, ma fille et moi. Mais Roinard me dit qu'ils étaient découragés et ne paieraient plus. Alors je pensai à une souscription en faveur d'un poète normand, victime d'une injustice, privé de son gagne pain par le renvoi injustifié de la Petite Gironde, et vieux, et malade, et menacé de mourir de faim.

Croyez-vous que Georges Dubosc puisse décider M. Lafond [3] à ouvrir les colonnes du Journal de Rouen ? En tout cas Destin (1) resterait peut-être. J'ai envoyé à Dubosc la dernière lettre de Roinard. Il va recevoir aussi l'histoire des Vacances du Poète.

Je songeai alors à une manifestation artistique au profit de Roinard et annonçai un article sur le poète brayon. « Merci de l'article que vous allez écrire pour Roinard, me répond Féret. Organiser à Rouen une matinée ? Oui, si nous pouvons compter sur des concours sérieux. Est-ce que Fauchois viendrait ? Sans doute s'il est à Paris et si on le paie seulement un peu. Mais croyez-vous qu'on ferait quelque argent ? Vous dites excellemment que le groupe Poètes et Conteurs prouverait ainsi sa vitalité : il prouverait surtout votre volonté vers le bien... Je ne puis vous conseiller, j'ignore trop les ressources de Rouen et sa bonne volonté dans l'espèce et les moyens dont on peut disposer ».

Je lançai un appel dans La Dépêche de Rouen qui fut entendu surtout des Normands... d'Indo-Chine, et tomba sous les yeux de Féret qui m'adressait ce court billet. « Roinard vous devra une belle chandelle, voire un cierge de Noël. Vous êtes le seul de la Société qui ayez fait acte de solidarité, qui ayez rempli un de ses buts, avant même qu'elle puisse se le proposer. Destin est à louer aussi de vous avoir ouvert ses colonnes ». Il oubliait que c'est en présence de son émotion que j'avais pris ma modeste initiative.

Le résultat en somme fut médiocre. Féret à qui j'en fis part me fit remarquer : « Pour Roinard que voulez-vous ? Les temps sont pénibles pour tous et nous ne pouvons entretenir son ménage. J'ai fait ce que j'ai pu. Vous avez, vous, fait l'impossible. Au-delà, réellement, notre devoir ne nous dicte plus rien. Car vous avez, car j'ai des devoirs qui priment les autres, ceux envers la famille. Avez-vous envoyé l'article (31 Aboukir, Courbevoie) à Roinard ? Combien de deniers avez-vous récoltés ?... Roinard n'a pas été sage, le pauvre Roinard a dissipé son temps et son peu d'héritage. Campion lui avait trouvé une sinécure près de Métayer à 300 frs. par mois, pour écrire un article mensuel... Il ne faisait pas les articles, il récriminait, parlait de vile besogne. Et malgré tout, je ne l'ai pas lâché. Le poète a tant de franchises ! Le poète a droit à tant d'indulgences ! Il n'est pas fait pour vivre de nos petites épargnes, de nos habiletés financières, de notre travail acharné. Et le monde le méprise ou l'ignore » (2).

Jusqu'au bout Féret suivra le poète malheureux, intervenant discrètement en sa faveur. « Vu hier Roinard. Le bien cher homme comme il vieillit. Cependant, seul, son visage trahit la détresse de l'âge. On sent des membres encore robustes. Il postule par le secours de Rosny aîné, pour une pension sur le Ministère de l'Instruction publique. Puisse-t-il réussir ? ». Ce vœu fut exaucé et Roinard toucha une petite rente jusqu'à la fin de ses jours. Robuste, il le demeurait d'esprit et de corps, [4] lorsqu'il voulut attirer à son tour l'attention des membres du jury pour l'attribution du prix des Vikings au poète de la Normandie exaltée. Cette démarche eut le don d'irriter au plus haut point ce dernier et son tonnerre éclate dans cette lettre d'indignation : « Fleuret a pris l'initiative de ma candidature au prix des Vikings. Mais son affection l'entraîne trop loin. J'apprends ce matin par Guillemard la démarche qu'il vient de faire près des membres du jury et qu'il place sous l'autorité de Roinard... J'écris à Guillemard, à Roinard et à Fleuret lui-même que je réprouve, que je condamne ce moyen ».

On sait que les lauriers vinrent quand même couronner quelques semaines avant sa mort, le front du barde normand et ce fut Roinard que j'aperçus au premier rang des fidèles qui suivirent son cercueil sous les voûtes de l'église de Colombes. Il exprimait par son chagrin toute son affection et toute sa gratitude pour ce bon compagnon disparu, qui comme lui avait trop souvent connu les blessures des épines cachées sous les roses du chemin d'Apollon.

Aussitôt la cérémonie funèbre terminée, Roinard prenait avec quelques-uns des assistants, les premières mesures pour l'érection d'un monument à la gloire de celui qui avait si bien chanté la province ancestrale. Il ne fut pas hélas, permis au rude jouteur de l'inaugurer. Mais je suis sûr que les deux ombres se sont retrouvées pour renouer l'amitié que ces poètes professaient l'un pour l'autre au temps des chansons, des révoltes et des batailles de la vie. [5]

Edmond SPALIKOWSKI.

(1) Alors directeur de La Dépêche de Rouen

(2) 15 septembre 1924.


4e année — N° 17, 15 mars 1934, p.105-107

Confrontation de Jean Lorrain

Dans la littérature contemporaine, parmi les auteurs qui ont survécu à l'oubli de leur temps, la consécration publique assigne au nom et à l'œuvre de Jean LORRAIN une place brillante. Cette faveur des critiques et des lecteurs ne s'est pourtant exprimée qu'après la mort de l'écrivain, avec quelque retard — ce qui rentre, à vrai dire, dans nos habitudes.

Chacun peut, en relisant les témoignages de contemporains, se rendre compte que Jean Lorrain, fils d'un armateur fécampois, connut surtout les satisfactions les moins souhaitables de la notoriété : médisances, insultes, traquenards, duels même. Et encore dans cette fausse et tapageuse réclame, l'œuvre de l'écrivain n'entrait-elle pas pour grand'chose. C'était à sa vie « absurdement naïve », comme a dit Paul Morand non sans un peu d'emphase, que l'on s'en prenait. Lorrain agissait, en effet, avec une désinvolture, professait pour l'opinion d'autrui un dédain parfait, qui ne passaient pas sans faire scandale. Ce n'était pas si naïf. Le poète avait de bonnes raisons, sans doute, pour ne pas attacher d'importance à l'affectation pudique de ses contemporains, et pour croire que l'hypocrisie ne tient pas lieu forcément de vertu... [105]

Cependant, dira-t-on, les lettrés, les confrères qui côtoyaient quotidiennement l'écrivain auraient pu considérer l'œuvre davantage, entrevoir sa valeur artistique. Rien ne paraît moins certain.

Le public littéraire trouvait, certes, le temps de lire — en ces temps dorés de 1900 et la suite... Le livre dominait tout de son prestige, de plus — ignorant des concurrents qui devaient, trente ans plus tard, le mettre en posture si fâcheuse : le cinéma, la T.S.F., le journal hebdomadaire.

Mais l'œuvre de Jean Lorrain s'avérait trop exceptionnelle pour le temps. Cette vive peinture de milieux faisandés ne se laissait pas vérifier par les faits quotidiens connus. On pouvait crier, avec une apparence de bonne foi, à l'invraisemblance. Il y avait, en bref, un cas Jean Lorrain.

***

Cet écrivain a créé le plus souvent, en effet, des personnages dont les penchants, les attitudes, la mentalité issaient de la région confuse, qui sert de transition entre le naturel et l'étrange. Ces personnages avaient eu çà et là en littérature, il faut le dire, quelques parrains. Et c'est tout de même des Esseintes qui a rendu possible un de Burdhe. Mais des Esseintes est dans l'œuvre de Huysmans une admirable exception, le témoignage du tournant de l'écrivain, peut-être... un type de cérébral exaspéré. Les créatures principales de Lorrain, et tant de comparses, montrent des vices bien intégrés dans leur vie ; ils restent malgré tout humains. Ils apparaissaient seulement trop excentriques pour l'époque aux lecteurs qui les voyaient surgir.

Depuis les hommes ont marché. Ces figures, parfois inquiétantes, nous semblent d'emblée crédibles, familières. N'illustrent-elles pas notre expérience assez souvent ? Les gazettes ont vulgarisé volontiers les mœurs, passions et désordres de telles gens. Sur leur compte, notre littérature a usé toutes les révélations : Carco pour les pégriots ou les mecs du milieu. Bonmariage pour les mondains ne nous ont rien laissé ignorer.

Jean Lorrain, comme Stendhal, n'a été bien compris qu'à terme. C'est, à des degrés divers, le destin des écrivains qui bâtissent une œuvre en avance sur leur temps.

Mais ne joue pas au précurseur qui le veut. La grande originalité de Jean Lorrain a été d'apercevoir — avec un sens personnel du vice, peut-être — les premiers grands symptômes de l'inéluctable décomposition sociale.

Sans la guerre, toutefois, la putréfaction se fût étendue avec plus de lenteur, plus de nuances. Et les livres du maître de Fécamp n'auraient pas autant acquis, pour aujourd'hui, ce fond d'actualité, de vérité qui les fait relire avec émotion. Jean Lorrain n'en a été que meilleur prophète.

Opportunité établie, ses œuvres se maintiennent par leur forme, en outre. Malgré une phrase trop longue, trop accidentée, trop rebondissante pour mon goût, Lorrain s'est prouvé grand artiste. Ce qui n'a pas contrarié sa gloire.

Il a eu, de plus, la chance rare de laisser après lui un exécuteur testamentaire aussi compréhensif que dévoué. Né à Fécamp, de même, M. Georges Normandy s'est attelé avec un parfait désintéressement à la mise en valeur de l'héritage de l'ami disparu. [106]

Jean Lorrain mourut en 1906. Pour le vingt-cinquième anniversaire de cette mort, l'éditeur Albin Michel publiait, en 1931, Propos d'âmes simples. La commémoration a continué l'année suivante. Le Moulin de la Chanson a présenté, en effet, une curieuse adaptation de la Maison Philibert par MM. G. Normandy, de Bérys et Noré Brunel ; les éditions de la Madeleine ont lancé un livre inédit de Lorrain, Femmes de 1900, avec préface de Paul Morand. Plus récemment, en novembre dernier, Georges Normandy faisait à Bruxelles, devant un public toujours friand de littérature française, une conférence sur l'œuvre de l'artiste normand.

Mais il me faut insister un peu sur Femmes de 1900, chroniques parues en leur temps dans l'Echo de Paris, qui sont réunies en volume pour la première fois.

D'aucunes, comme la Pianiste, sont d'une obscénité savoureuse ; ce qui montre que la grande presse en général et que l'Echo de Paris en particulier ont bien changé. Quel grand quotidien oserait, en effet, publier des pages aussi scabreuses à présent ?

Elles campent des femmes du trône, des planches, du trottoir en un decrescendo amusant et cruel. Traits incisifs et brio. La Parisienne de 1900, en comprimés. Un documentaire, comme on parle aujourd'hui.

Jean Lorrain ne possédait pas seulement le don du style, !e souci de la forme. Il excellait à résumer en quelques pages brillantes l'essentiel d'une observation clairvoyante, aiguë.

— Qui donc est aussi femme que cet homme, quand il parle des femmes ! s'écrie Paul Morand dans sa préface — avec l'inévitable sous-entendu.

***

Jean Lorrain a laissé une œuvre nombreuse : poèmes, livrets, théâtre, critique, romans, contes, voyages... Soixante-six volumes, pour le moins. Et M. Georges Normandy possède sans doute encore des textes inédits. Lorrain n'avait à sa mort que cinquante et un ans. Les vices, qu'on lui prêta si généreusement, n'empêchèrent pas son labeur.

Bien que le dédain de l'écrivain pour la dissimulation permît que l'on dénombrât aisément ces vices, doit-on croire tout ce que les contemporains en ont rapporté ? On peut sans malheur prêter aux riches.

Sommes-nous, au surplus, tout à fait responsables de nos tares, accumulation des ascendances ? Affecterons-nous toujours de croire qu'un peu de volonté personnelle suffit à contenir cette force latente du passé ?

Quoi qu'il en soit, l'homme parti, l'œuvre reste, libre de toute ombre. Miracle de la mort, pour chaque grand artiste renouvelé ! Ce n'est que de ce moment seulement de la séparation éternelle que l'œuvre peut dévoiler sa véritable nature, manifester sa portée.

Souhaitons que, pareille au granit de Poë — qu'évoque splendidement Mallarmé, cette œuvre

...montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du blasphème épars dans le futur !

— s'il en reste encore pour Jean Lorrain. [107]

Raoul GAIN.