1. Remy de Gourmont, « Littérature : Challemel-Lacour, Etudes et réflexions d'un pessimiste », Mercure de France, mars 1901, pp. 769-773 ; recueilli, sous le titre d' « Un pessimiste repenti », dans Promenades philosophiques, Mercure de France, 1905, p. 170-176

XI

UN PESSIMISTE REPENTI (1)

Les hommes arrivent diversement à la célébrité. Il y eut l'homme qui avait perdu son ombre ; M. Challemel-Lacour fut pendant plusieurs années l'homme qui avait connu Schopenhauer. C'était, avec une assez bonne étude sur Guillaume de Humboldt, tout son mérite. Depuis, les hommes qui avaient connu Schopenhauer, par les yeux ou par l'esprit, s'étant fort multipliés dans le monde, ce mérite a diminué. On s'est même avisé que, s'il avait connu Schopenhauer, il ne l'avait pas découvert ; la Métaphysique de l'Amour était traduite et l'Hegel et Schopenhauer, de Foucher de Careil, publié depuis près de dix ans quand parut dans la Revue des Deux Mondes le morceau intitulé Un Bouddhiste contemporain en Allemagne. Il s'empressa, d'ailleurs, parvenu au pouvoir, de renier son ancienne attitude pessimiste. On dit même qu'il déplora le livre de M. Ribot et plus encore celui de M. Bourdeau. Riche, sénateur, ambassadeur, ministre, M. Challemel-Lacour eût rougi de paraître encore pessimiste.

Il songea donc moins que jamais à sortir le manuscrit auquel il avait travaillé pendant dix ans (1860-1869), et qui voit enfin le jour, publié par M. Hustin et M. J. Reinach. Cependant, ces Etudes et Réflexions d'un pessimiste, il les avait retravaillées jusqu'à la dernière heure, les gâtant par des vues contradictoires et surtout par un épilogue où, en un vieux langage gauchement imité de Rabelais, il fait le procès aux tendances naturelles de sa propre sensibilité. On dit que cette conclusion et ces retouches lui furent dictées par des scrupules politiques. Sans avoir changé d'opinion sur la valeur absolue de la vie, il jugeait le pessimisme tel qu'une philosophie mauvaise pour le peuple. Si cela est vrai, Challemel-Lacour fut sage. Le christianisme, principalement quand il se présente sous une forme non traditionnelle, est un poison social ; le bouddhisme, s'il venait jamais à se populariser en occident, serait plus dangereux encore. Il est vrai qu'on nous affirme maintenant (2) que le nirvâna n'est autre chose que le bonheur éternel et universel et que les anciennes interprétations étaient erronées, qui donnaient à ce mot le sens d'anéantissement. Mais bonheur ou anéantissement, le nirvâna, comme le paradis, donne à l'existence humaine un but extérieur à la vie même. Rien de plus immoral ne fut jamais proclamé, ni rien de plus déprimant. Heureusement, les hommes s'habituent à la religion de leur race et prennent, la période aiguë passée, le parti de vivre comme si la vie présente était tout ; ou bien ils délèguent à des religieux et à la majorité des femmes le soin d'apaiser les dieux, pendant qu'eux-mêmes accomplissent, sans souci d'au-delà, le devoir vital. Il faut laisser mourir les vieilles religions et redouter qu'il en naisse de nouvelles.

Aimer la vie, cela ne signifie pas absolument vivre avec joie ni trouver que la vie est une fête perpétuelle. On peut aimer son mal, quand il est lié à la conscience elle-même. Schopenhauer transigea avec l'existence et Léopardi, de sentimentalité bien plus pessimiste encore, eût volontiers vécu, si la vie lui eût été moins inclémente. Swift et Chamfort, si amers, s'arrangèrent pour trouver quelques plaisirs dans un monde détestable. De tous les grands pessimistes, Pascal seul paraît logique ; mais il était chrétien, il songeait à des plaisirs futurs, il se réservait. Il est facile de se passer de dîner quand un somptueux souper vous attend ; ce qui est difficile, c'est de croire que Dieu donne à souper à ceux qui n'ont pas dîné pour lui plaire. Le chrétien sera toujours un faux pessimiste. Cependant si on ôtait de Pascal tout ce que la religion a surajouté à son génie ! Si on débarrassait l'arbre de toute la mousse, de tout le bois mort ! C'est un peu ce qu'a tenté M. Challemel-Lacour dans le chapitre où il nous entretient de l'auteur des Pensées. Quel est le but de l'activité humaine ? On n'en sait rien, tuer le temps peut-être. Jouer aux jonchets, jouer aux batailles, c'est la même chose. A qui n'a plus faim, qu'importe ce qu'il a mangé ? Et les idées que les hommes croient essentielles, qu'en fait Pascal ? Il les réduit à une seule, l'idée de force. Qu'on se remue tant qu'on voudra, il faudra toujours retomber à la fin sur le lit que la force a préparé.

La foi de Pascal est janséniste. Il se sent entre les mains de Dieu et sent qu'il ne peut rien sur Dieu. S'il a la grâce, il sera sauvé, puisque la grâce est toujours nécessitante ; mais a-t-il la grâce ? Il n'en sait rien. Le jansénisme, comme le calvinisme, joue à pile ou face le salut éternel des hommes : mais c'est Dieu qui agite les dés, et ils sont pipés. On dirait que S. Augustin, de qui on a repris cette croyance, s'était formé l'idée du paradis d'après celle du cirque. Il est vaste, si c'est le Colisée, mais le nombre des places est limité. D'où la prédestination. En fait, l'assemblée des élus a toujours été représentée sous la figure d'un cirque. On pourrait donc ranger Pascal parmi les pessimistes, de préférence à tout autre chrétien de son humeur. Mais un homme qui sacrifie tout à son Dieu aime trop son Dieu pour ne pas se faire, quelque jour, l'illusion d'en être aimé. Il ne faut pas être dupe des dogmes ; ils se transforment selon les cerveaux où ils hantent. Pascal croyait aux amulettes et à la prière ; il croyait donc qu'on pouvait fléchir Dieu. En son idée, il l'a fléchi. C'était un pessimiste d'instinct et de physiologie : la joie en fit un amoureux, et ses dernières années ne furent qu'une longue ivresse.

M, Challemel-Lacour ne trouve pas que la foi de Pascal soit ridicule. La croyance à la vie future ne pouvant recevoir aucun démenti — la science, même d'aujourd'hui, y est impuissante — on ne peut en démontrer ni la fausseté, ni l'absurdité. Il n'en va pas de même de la croyance au bonheur futur, humain et terrestre. Quand la foi se porte vers un avenir qui tombera nécessairement sous nos sens ou ceux de nos descendants, il est bon d'y mêler quelques grains de doute et d'ironie. « L'ivrognerie du vin est un vice redoutable, dit M. Challemel-Lacour, mais il y en a un autre, aussi redoutable et plus ridicule, c'est l'ivrognerie des paroles : rien n'est si triste qu'une assemblée d'imbéciles qui se soûlent d'espérances à l'heure même où le contraire de ce qu'ils attendent va s'accomplir. »

Dirait-on que c'est le même homme, celui qui pense avec ce beau dédain, écrit cette langue sûre, et celui qui fit une si médiocre figure politique ? Sans doute on le vit bien supérieur à ceux qui règnent aujourd'hui ; mais ce fut d'une supériorité cachée et tout intérieure. Rien de son esprit ne transparut dans ses actes. Peut-être cela montre-t-il qu'il n'était pas fait pour l'action. Ou bien il se dédoubla naturellement, comme d'autres, donnant à l'action sa partie médiocre, à la pensée sa partie saine. L'action est toujours bête ; cela ne la rend pas méprisable. Les imbéciles sont les vrais créateurs de la vie. Qui sait si l'homme supérieur n'est pas l'homme d'intelligence qui peut, en une de ses phases, se jeter joyeusement dans la bêtise et y faire figure ? L'autre genre d'hommes se rencontre aussi, celui qui, après une vie toute de gestes, s'arrête, se concentre et se révèle égal aux esprits les plus forts ; son type est Retz, dont les Mémoires, ce miracle, n'ont jamais pu vieillir.

1901.

(1) Challemel-Lacour, Etudes et réflexions d'un pessimiste. Paris ; 1901, in-18.

(2) M. Léon de Rosny, dans l'Humanité nouvelle, février 1901.

2. Jean de Gourmont, « Littérature : Eugène Grelé : Un Normand « déraciné » et méconnu : Paul Challemel-Lacour, d'après des documents inédits », Mercure de France, 1er avril 1918, pp. 485-486.

A côté de cet ouvrage sur ces trois grands écrivains normands, il faut signaler l'étude de M. Eugène Grelé : Un Normand « déraciné » et méconnu. Paul Challemel-Lacour. Il appartenait, écrit M. Grelé, à cette race de conquérants, pour laquelle le découragement est chose presque inconnue. Individualiste comme l'ont été les fils les plus célèbres de la Normandie, « opposant héroïquement aux cruautés de l'existence une impassibilité tout au moins extérieure qui les préservait et les isolait ». Et M. Grelé cite les noms de Barbey d'Aurevilly, Flaubert, Louis Bouilhet, Guy de Maupassant, Octave Mirbeau, Remy de Gourmont, J. F. Millet. Mais, ajoute-t-il, aucun de ces Normands, « authentique et fameux » n'a fait une profession de foi individualiste aussi nette que Challemel-Lacour. Dans son étude sur Guillaume de Humboldt, il écrit : « Il importe premièrement que l'individu se constitue lui-même ; l'homme a fait ce qu'il se doit, mais en même temps ce qu'il doit aux autres, lorsqu'il a donné à sa nature tout le développement qu'elle comporte. » Ce qui, en outre, est une très belle formule de vie.

A propos de Challemel-Lacour, M. Grelé, en quelques pages, nous évoque le groupement poétique que M. Maurice Souriau a appelé l'Ecole de l'Orne. Ces poètes sont « tout imprégnés du culte de la campagne de chez nous » : Gustave Le Vavasseur, Achille Paysan, Stanislas Milet, Florentin Loriot, Paul Harel, le cabaretier d'Echauffour, Joseph-Germain Lacour et Wilfrid Challemel. Tous se sont inspirés du mystère de la terre natale. Et cette dévotion instinctive pour la terre natale, on la découvre jusque chez Octave Mirbeau. Elle se découvre aussi, ajoute M. Grêlé, « chez un autre déraciné » de nos jours, Remy de Gourmont, né à Bazoches-en-Houlme, près de la Ferté-Macé, ironiste subtil, philosophe et artiste de race. Ce descendant d'imprimeurs, graveurs et peintres bas-normands renommés dès le XVe et le XVIe siècle a su, à la seule évocation du village natal, en pensant « aux morts du cimetière »,

A ceux qui ne sont plus que de l'herbe et des fleurs,

ressusciter par le souvenir, en de beaux vers mélancoliques, tout un passé de générations défuntes ».

Mais, en lisant ce livre, on est surpris de découvrir en Challemel-Lacour un écrivain et un poète que, sans M. Grêlé, nous aurions continué de méconnaître.

3. Edouard Krakowski, « Echos : A propos de Challemel-Lacour », Mercure de France, 1er juin 1933, pp. 508-509.

A propos de Challemel-Lacour.

Mon cher Directeur,

Je prends avec quelque surprise connaissance de l'article de M. Henri Mazel consacré à mon ouvrage La naissance de la troisième République : Challemel-Lacour le philosophe et l'homme d'Etat. En le remerciant d'avoir si longuement parlé de mon œuvre, je dois protester contre certains jugements qu'il porte sur le personnage principal.

M. Mazel estime que les 350 pages de mon volume font une trop large mesure au personnage principal. Mais je lui ferai remarquer tout d'abord que Challemel-Lacour y est présenté surtout comme l'un des principaux artisans de la IIIe République dont mon livre a tenté d'esquisser l'histoire à ses débuts. A cela M. Mazel répondrait peut-être que pour la IIIe République elle-même, il juge encore la mesure excessive. Mais, précisément, car tel est au fond le sens de ses critiques, il me paraît que c'est confondre par trop des opinions personnelles que je ne songe pas à mésestimer avec l'histoire impartiale qui a pour tâche principale de s'évader des opinions. Mon souci a été de dessiner, en toute indépendance, une figure d'homme politique et d'écrivain d'une très rare originalité. C'est cette originalité du héros de mon ouvrage et c'est la complexité de l'histoire républicaine à laquelle il se trouve mêlé qui me paraissent mériter les 350 pages. Car s'il plaît à M. Mazel de dire que n'importe quel agrégé eût été capable d'écrire les Réflexions d'un pessimiste, ce sera à mon tour de trouver que M. Mazel fait trop bonne mesure aux capacités intellectuelles dont témoigne l'agrégation. Et si, par ailleurs, nombre d'hommes d'Etat républicains évoqués dans ledit ouvrage ont, en effet, traversé des périodes de vie bohème, ce n'est aucunement une raison pour passer sous silence leur œuvre et leur visage ; rappellerai-je Gambetta, par exemple ? Challemel-Lacour, dit M. Mazel, était très supérieur à cette « bande ». Mais si elle comprit un Gambetta, entre autres, voire peut-être un Thiers, n'est-ce point alors faire à Challemel-Lacour un éloge qui à lui seul justifie toutes dimensions de mon livre ? M. Mazel, par ailleurs, l'a-t-il lu sans parti-pris ? Il me semble qu'il aurait alors rectifié de lui-même les allusions à la Commune de Lyon ou à l'incident de Carayon-Latour, assez éloignés dans la réalité de l'apparence qu'il leur donne. Et il me semble surtout que M. Mazel n'aurait pas consacré à la tâche diplomatique de Challemel, ni à propos de la Chine, ni à propos de Londres, ni quant à ses rapports avec le ministre Ferry, des lignes vraiment un peu superficielles dans le jugement et dans la documentation. Le seul motif qui m'inclina à composer cet ouvrage fut précisément la très rare valeur de Challemel-Lacour, intellectuelle, sentimentale, lettrée. Je m'étonne donc que M. Mazel, qui pourtant sait gré à Challemel d'un discours courageux sur le parlementarisme, ne convienne pas que cette très rare valeur ait eu le droit de s'estimer elle-même, et que l'orgueil de Challemel, fût-il parfois excessif, ne mérite en tout cas jamais le terme de vanité que M. Mazel lui applique fort inconsidérément, me semble-t-il. D'ailleurs, un écrivain royaliste, connu par son hostilité profonde à l'égard de la démocratie, autant que pour son beau talent, M. André Bellessort, a consacré à ce même livre un bel article où tout en faisant les plus nettes critiques de l'homme politique et de son œuvre, il a néanmoins reconnu l'immense mérite intellectuel et même moral de Challemel-Lacour. L'étude de M. Bellessort me paraît avoir définitivement, en raison même des idées de son auteur, réglé cette question de la valeur personnelle de Challemel-Lacour.

Je vous prie de trouver ici, mon cher Directeur, etc.

EDOUARD KRAKOWSKI.