Léon d'Aurevilly

Barbey d'Aurevilly au P. Joseph Dauphin, de la Congrégation des Eudistes.

Je suis touché de votre projet d'écrire une notice sur mon frère, l'abbé Léon d'Aurevilly et je serai un renseignement vivant, toujours à vos ordres quand il vous plaira… Cependant, mon Père, permettez-moi quelques observations sur votre projet.

Mon frère, avant d'être prêtre, fut un mondain . Le monde l'aimait et il aimait le monde . Il allait se marier quand la grâce de Dieu le toucha et lui donna la force de briser des liens qui devaient lui être chers. La vocation le prit tout à coup par les cheveux, comme le prophète, et le jeta dans les bras de Dieu.

Il avait eu des passions de cœur, mais ce ne fut point le désenchantement de ces passions qui le firent prêtre. On l'a cru, — les femmes surtout qui mettent du roman partout, mais il n'en était absolument rien. Il était humilié d'une telle pensée. Cela lui semblait un motif humain, calomniateur de son amour pour Dieu et indigne de la gloire de Dieu.

Il eut aussi un instant des passions politiques , et un procès à Caen, en Assises, qui fit beaucoup de bruit, pour une ode enthousiaste, publiée dans les journaux du temps, en l'honneur de la duchesse de Berry, après sa campagne de Vendée.

L'abbé mon frère était né avec des talents très mondains. Il était poète, vous le savez, et même chansonnier , — chansonnier délicieux, — capable, s'il ne s'était donné à Dieu, d'atteindre à plus d'un genre de renommée, mais il préféra Dieu à tout. Cependant, en prenant de lui ce qu'il avait de meilleur, Dieu n'éteignit pas ses facultés. Il était resté poète, et même chansonnier toujours, mais entre amis. Les sévères trouvaient même qu'il l'était trop. Mais ceux-là qui ont en eux l'esprit maternel de l'Eglise , lui pardonnaient d'être gai, spirituel et charmant, en toute innocence, et si vous, mon Père, vous l'avez personnellement connu, vous savez combien il l'était !

Il avait le christianisme aimable , un genre de séduction qui était pour lui une prédication encore !

Voilà ce qu'il était ! Seulement, mon Père, puisque vous pensez à consacrer une notice à sa mémoire, j'oserai me permettre de vous donner un conseil . Parlez moins de ce qu'il avait été que de ce qu'il était devenu. N'insistez pas beaucoup sur ses facultés et ses productions littéraires. Passez légèrement là-dessus, faites comme lui, il n'y tenait pas et n'en parlait pas. Vous qui voulez être son historien, vous ne pouvez pas ne pas en parler : mais ne pesez pas sur cette partie de sa vie et de ses mérites. Il avait, avant d'être prêtre, écrit beaucoup de choses d'un sentiment poétique très élevé, et publié un recueil de vers intitulé : AMOUR ET HAINE ; mais il avait tout détruit de ces choses brillantes et qu'il jugeait vaines, et moi, mon Père, qui venais le premier dans son cœur après Dieu, je n'ai pas une pauvre bribe de ses vers à vous renvoyer.

J'ai (comme vous peut-être), le volume des Hirondelles, publié par Trébutien, qui le lui avait arraché à force d'admiration, d'amitié et d'enthousiasme. Sans Trébutien, il n'aurait été publié jamais. Il n'y pensait pas.

Mais quant à vous, la gloire de mon frère est parmi vous, mes Pères ! ne le vantez que de celle-là !

A consulter :

Le Momus normand

Le Moine de Saire

Deux « religieux » qui s'opposent en Poésie : Jules Barbey d'Aurevilly et son frère Léon