Parmi les poètes français d'aujourd'hui, il y en a cinquante qui sont nés en Normandie et qui ont plus ou moins chanté leur province natale. C'est ce que vient de nous apprendre un recueil où chacun de ces poètes figure avec une notice, un portrait, et un extrait de ses œuvres (1). Cinquante poètes, cela fait beaucoup de poètes, et cependant le recueil n'est pas complet. Il y manque Henri de Régnier (dont la famille, il est vrai, n'est pas de souche normande), Jean Lorrain, Edouard Dujardin, Y. Rambosson (d'origine, sinon de naissance normande) ; et, puisqu'on y mettait des morts récents, tels que Gustave Levavasseur, il ne fallait oublier ni Alfred Poussin, ni Paul Blier. Je suis, on le voit, assez bien documenté sur la poésie normande : c'est pourquoi je me permettrai d'examiner si elle existe réellement, si, par hasard, ces poètes normands ne seraient pas tout bonnement des poètes, ni plus ni moins que Francis Jammes né à Orthez sous un nom de forme anglaise, ou le flamand Maeterlinck, ou le parisien François Coppée ?

Trois éléments concourent à la formation d'une littérature particulière, le sol, la race, la langue. Aux poètes normands d'aujourd'hui, l'un de ces éléments, la langue, fait presque toujours défaut, je dis presque toujours, et non toujours, parce qu'il y a deux ou trois exceptions remarquables. Reste donc le sol et la race. Cela suffira sans doute à différencier très nettement la sensibilité normande d'avec les sensibilités voisines, mais il lui manquera un instrument d'expression. Il serait absurde de dire que quiconque écrit en français pense en français ; le caractère, qui est basé sur la physiologie, ne se transforme pas aussi facilement que le langage ; la sensibilité est moins docile que la mémoire. Il est cependant certain que l'usage d'une langue tend à attirer celui qui la parle vers la nationalité dont cette langue est le signe le plus apparent. Quand cela se reproduit pendant de longues générations, quand l'éducation, durant des siècles, est venue renforcer dans chaque enfant l'influence du langage lui-même, il devient bien difficile que la nationalité de la pensée survive à la nationalité de la parole. La parole est une puissance terrible. Les Romains le savaient bien qui romanisèrent ainsi la Gaule et l'Espagne et réussirent à détruire le sentiment national en détruisant la langue nationale. Du jour où la Gaule a parlé latin, elle s'est reconnue très volontiers pour une province romaine ; et c'est même elle qui donna à l'Italie épuisée ses derniers grands poètes latins. Du jour où la pensée des Normands a choisi pour s'exprimer le dialecte français, devenu la langue française, il n'y a plus eu, à proprement parler, ni de littérature normande, ni de poésie normande.

Restent le sol et la race. Ces deux éléments sont très importants ; mais comment les apprécier, quand il s'agit de poésie, par exemple, c'est-à-dire d'un art dont l'expression est uniquement verbale, et qui, si on lui ôte le langage, reste à l'état de vague et vaine rêverie ? C'est beaucoup plus difficile que ne le croient les auteurs de l'Anthologie des Poètes normands. Il ne s'agirait de rien moins que de savoir s'il y a un caractère commun, sous la diversité des manifestations, à tous les poètes de race normande authentique. On chercherait la qualité commune dans Robert Wace, Clément Marot (2), Malherbe, Corneille ; et il faudrait que cette qualité commune fût telle que on ne pût la retrouver identique chez des Champenois, des Bourguignons ou des Tourangeaux. Je ne dis pas que cela soit impossible ; mais je dis que cela n'a pas été fait, et que, tant que cela n'a pas été fait, on est en droit de se demander : qu'est-ce qu'un poète normand, par spécialisation, par opposition à un poète français ?

Le présent volume ne servira pas beaucoup pour la solution de ce problème. Les auteurs se sont bornés à obéir aux injonctions de la géographie. La plupart des poètes qu'ils célèbrent, en de brèves notices, ne m'ont d'ailleurs paru avoir de personnalité d'aucune sorte, ni normande, ni française. Ce sont d'adroits ou de malhabiles imitateurs et qui ne semblent même pas s'être souciés de savoir si leurs maîtres étaient normands, picards ou poitevins. Ce sont des vers comme il s'en fabrique des milliers par jour dans ce grand atelier de poésie qu'est la France, –– avec succursales dans le monde entier. Mais si on élimine le médiocre, il reste de bons, et même de beaux poèmes en assez grand nombre pour démontrer que la Normandie est toujours digne de son vieux renom littéraire. Car s'il est difficile de trouver la caractéristique du poète normand, et, en général, du génie normand, ce génie n'en existe pas moins. Il serait peut-être moins long de dire ce qui manquerait à la littérature française sans les Normands, que de dire ce qu'elle leur doit, depuis la Chanson de Roland jusqu'à Corneille et Flaubert.

M. Féret a essayé, à la fin de cette Anthologie de faire la part de la Normandie dans la littérature française. Son essai, un peu confus, ne manque pas d'intérêt. Les noms qu'il cite, presque tous connus, souvent représentatifs, donnent une belle idée de la vitalité intellectuelle de cette race, dont la vitalité pratique, mêlée pour une part à l'activité anglaise et de l'autre à l'activité française, continue la conquête du monde. Un seul des grands écrivains normands est traité avec sévérité par M. Féret : c'est Malherbe. Il ne lui pardonne pas d'avoir fait la guerre aux provincialismes et de s'être purgé lui-même de toute tache dialectale. Cependant Malherbe avait raison. Il faut écrire en français ou en patois : il faut choisir.

C'est ce qu'ont osé faire quelques poètes normands modernes, et leur audace est d'avoir choisi le patois. Il y a, dans l'Anthologie normande, deux merveilleux poètes. L'un écrit en français, et c'est Mme Delarue-Mardrus ; l'autre écrit en patois, et son nom est Louis Beuve.

Puisqu'il s'agit de poètes normands, je dirai un mot de Louis Beuve, car c'est un des seuls qui ose être normand jusqu'au bout, normand de pensée, normand de langage. Il est né en 1865 à Quettreville, près de Coutances, mais d'une famille originaire d'entre Lessay et La Haye-du-Puits, et c'est dans le dialecte encore parlé en cette région qu'il a écrit ses poèmes. Son premier métier fut la librairie, qui est, comme il l'a dit lui-même, « le métier national des Coutançais » ; son second métier fut le journalisme. Il est aujourd'hui rédacteur en chef d'un des journaux les plus répandus de la Basse-Normandie, le Courrier de la Manche. Il demeure à Saint-Lô, à la lisière même du patois dont il a fait un si bel usage. Je ne l'ignore pas tout à fait, ce patois, qui, avec des nuances, est parlé dans tout le nord de la Manche ; M. Louis Beuve l'écrit avec pureté et le manie avec verve. A lire ses chansons et ses poèmes, on se croit transporté au milieu des paysans ; l'effet que cela me produit doit être analogue à celui qu'exerce sur les Méridionaux la poésie de Mistral. Louis Beuve n'a pas le sentimentalisme de Mistral ; ses poèmes sont surtout des tableaux de mœurs .

Des deux morceaux que cite l'Anthologie, on ne sait lequel préférer. Le premier a pour titre Adieux d'eune graind'mère à san fisset loué p'tit valet l'jou de la Saint-Quiai, ce qui se comprend, je pense, sans traduction. L'autre s'appelle la Graind-Lainde de Lessay ; c'est un chef-d'œuvre, en patois ; transposé en français, ce qui lui enlève beaucoup de son caractère, c'est encore un beau morceau de poésie. Voici le début de la Grand' Lande :

"L'bon Dieu t'a bien mise à ta place, - Lande posée là comme un mur - Pour préserver le pays qui prêche (3) - Du voisinage de ceux du sud ! - Reine des fées au dur visage, - Reine des goblins qu'on redoutait, - C'est toi qui gardes les vieux usages - Des hommes du Nord aux blouses de droguet, - 0 ma belle lande, grande comme la mer, - 0 ma Grand'Lande de Lessay !"

Quant au patois, deux vers suffiront pour montrer qu'il ne se différencie guère du français que par la prononciation :

L'Boun-Guieu t'a byi'n minse à ta pièche,
Lainde, paôsae là comme un mû...

Cependant, il a ses mots particuliers, comme vyipaer, viper, pour dire le sifflement ou plutôt le fouettement du vent, et qui se rattache à l'anglais whip. Barbey d'Aurevilly admirait beaucoup ce mot, qui en effet manque à la langue française. Le patois du Cotentin est très voisin du dialecte qu'écrivait Robert Wace au douzième siècle, et il n'est pas inutile de le connaître pour bien comprendre ses poèmes historiques.

"Des flèches plus épaisses volaient que pluie par vent, dit Wace, racontant la bataille de Hastings, très épaisses volaient les flèches qu'Anglais appelaient vibettes."

Mult espés voloënt saiettes
Que Engleis clamoënt wibetes...
*

C'est-à-dire : mouches. Dans le patois du Cotentin, vibet signifie moucheron.

On cherche beaucoup, en France, à détruire les patois, les coutumes, tout ce qui caractérise les anciennes provinces et les maintient encore un peu différentes de Paris. Mais tous les efforts se briseront contre les patois qui ne sont que du français prononcé d'une manière particulière, et cela pour des motifs physiologiques qui se comprennent facilement. La prononciation tient à la forme des organes vocaux ; un très long exercice est nécessaire pour les discipliner. En fait, à l'heure actuelle, un observateur, un écouteur, est capable de déterminer l'origine exacte de n'importe quel habitant de la France. L'accent ne passe pas dans le langage écrit ; et c'est pourquoi nous n'aurions jamais deviné, à lire ses vers, que Mme Delarue-Mardrus fût née à Honfleur, plutôt qu'à Beauvais. C'est un éloge, et Malherbe avait raison de dire : "Hors de Paris il n'y a pas de salut." C'était pourtant un Normand renfoncé, mais non en littérature. Il faut suivre son exemple ou celui de M. Louis Beuve. Je ne vois pas de milieu. (Promenades littéraires, Mercure de France, 1904)

(1) Anthologie des Poètes normands contemporains, avec portraits et notices bibliographiques, colligée par M.-C. Poinsot, suivie d'une étude sur la poésie normande par Ch.-Th. Féret. Paris, Floury, 1903.

(2) De Cahors, par hasard, mais d'origine normande certaine. Son père, comme on le sait, est Jean Marot de Caen.

(3) Qui parle le patois.


* Vers cités dans le septième chapitre du Problème du style : "Qu'on lise ceci dans le Roman de Rou : Moult epais volent les sagettes - qu'Anglais appellent vibettes (mouches)."