COUTANCES de BARBEY D'AUREVILLY, BEUVE, DAUBREE, FLEURET, PROUST...

COUTANCES de Barbey d'Aurevilly...

Coutances, samedi 3 décembre.

[...] Je suis arrivé aujourd'hui à Coutances pour voir mon frère. — Arrivé à quatre heures de matin par une tempête effroyable. — Nous sommes sur la côte et nous recevons le vent de première main. [...] La ville est vieille, à petites rues, à maisons basses ; le tout enveloppé dans une pluie fine et dense et recouvert d'un ciel sombre et gris m'a paru d'une indicible tristesse. [...] — Tracé ce Memorandum avec une plume d'auberge, dans une chambre d'auberge, bien nue, auprès d'un feu qui s'éteint. — Vais [...] me coucher et je lirai dans mon lit.

Dimanche, 4 décembre 1836.

[...] — Suis allé sur le Boulevard. — Pas mal comme promenade, mais sans grandeur. — Revenu par la ville, une laide et ignoble ville, de par saint Patrice ! — Acheté du papier à lettres et de la cire. — Ai traversé la cathédrale qu'ils disent un morceau magnifique; c'est possible. Je ne me connais point en architecture. Mon impression brute a été à l'avantage de cette cathédrale, parce qu'elle est vaste et que l'espace est ce qui me touche le plus dans les églises et dans tous les monuments. — Les vêpres finissaient, ce bel office catholique qui évoque en moi par l'heure et par la psalmodie des mondes de souvenirs.

... Remember thee !
Ay, poor ghost, while memory holds a seat
In this distracted globe, remember thee !

Rentré à l'hôtel. — La pluie commençait à tomber, une pluie dense, subtile, incessante, lente, raies de petites perles fines, mélancolique parure des jours d'hiver. — Le vent recommence de souffler sa grande plainte, sa sonore lamentation. - Fait du feu, et écrit ceci avant dîner [...].

Lundi, 12.

[...] — Je pars demain et quitte cette infecte et stupide ville qui engendre mépris et ennui [...].

Premier memorandum, Bernouard, 1927, pp. 69-72.

COUTANCES de Louis Beuve...

CHAPITRE TROISIEME

Les Voix de Coutances

« Semper et ubique fideles ! »
(Devise de Coutances)

Nymphe aux yeux d'émeraude, au sein battu des vents,
Dont la voix grave monte au ciel en longs cantiques
Comme un lointain écho des vieux âges mystiques ;
Dont le regard austère et le charme troublant
Auraient séduit Hugo, le penseur au front blanc ;
Que le doux Lamartine eût chanté dans ses stances :
Voilà, sous son ciel gris, la cité de Coutances !

M. RENARD, Professeur au Lycée.
(« Adieux à Coutances », 24 déc. 1899)

Je suis donc venu, par un soir de Novembre,
Dans la petite ville aux pavés inégaux ;
Dont tous les coins amis, comme ceux d'une chambre,
Sont pour moi frémissants de songes et d'échos.

Maurice LEVAILLANT.

Coutances est une ville incroyable pour ceux qui s'imaginent une Normandie étale au milieu des pâtis, avec de larges carrés de pommiers et quelques futaies pour en rompre la monotonie — tableau de salle d'attente pour voyageur qui bâille ; peinture exacte, peut-être, pour certaines contrées, mais fausse pour un aperçu général, car l'aspect de notre riche province est tellement varié qu'il se refuse à toute synthèse.

Coutances, que nous avons déjà comparée au Mont Saint-Michel, s'élève majestueuse sur un coteau dont les maisons habillent les flancs. Elle se pare, à son sommet, de deux églises dont chacune constituerait déjà un trésor pour des agglomérations plus importantes ; et, comme si ce n'était pas assez pour se grandir en beauté, c'est par une cathédrale, étonnante d'audace, qu'elle prolonge vers le ciel un élan dont on ne voit pas le terme tant il semble vouloir se confondre avec l'infini.

Le château de l'Archange, ce miracle des grèves, aperçu longtemps avant qu'on n'y accède, ne se drape pas d'autant de fierté que cette ville, petite par le nombre de ses habitants, mais si grande par ses souvenirs. Elle se présente, dominant les campagnes comme la capitale, soudain découverte, d'un royaume inconnu.

Mais, si haute se montre-t-elle, si grandiosement soit-elle campée sur l'horizon, cette ville unique se plaît à se cacher derrière un cercle de collines. C'est une souveraine qui ne veut se révéler qu'assise sur son trône et parée de tout l'éclat de sa puissance. Ses sœurs normandes beaucoup plus réputées : Rouen, trop riche, forcée d'éparpiller ses merveilles ; Caen, sur la plaine, qui compta cent églises, ne possèdent ni cette discrétion aristocratique, ni, chacune en son tout, une aussi hautaine harmonie.

Pourtant, de ses clochers, Coutances ne laisse contempler de très loin que ceux de l'église maîtresse. Ils sont sa couronne et son sceptre.

Au sud, Granville, ce dernier éperon de l'ancien diocèse, à l'est, le mont Tabot, et d'autres crêtes fuyant vers Bayeux, l'aperçoivent encore. Et, dans la brume, Jersey, qui parfois en entend les cloches à la façon mystérieuse dont on entend celles de la ville d'Ys, engloutie sous les eaux, se souvient, en voyant ces tours épiscopales, qu'elle en fut jadis une dépendance, et qu'un bras de mer allongé dans la Manche n'est pas un coutelas assez fort pour diviser nos cœurs.

Quant à la ville en son entier, lorsque le voyageur, après avoir péniblement gravi une côte et descendu quelque peu l'autre, s'extasie devant cette surprise forte en un paysage riant, il sent monter de son cœur à ses lèvres quelque chose d'ému qu'il voudrait traduire.

Il cherche en sa mémoire... Peut-être y rencontrera-t-il Walter Scott saluant sa « jolie ville », s'offrant au regard « comme la reine des fées, dans un roman, lorsque le chevalier la trouve endormie sur son lit de fleurs sauvages ».

Mais, la description de Perth ganterait mieux Saint-Lô-la-Gracieuse, quand, des bords de la Vire, elle apparaît, groupant ses toits en une fraîcheur d'idylle.

Coutances se révèle autrement plus altière.

Peut-être, pour peu qu'il s'attarde, le long de cette côte que Saint François eût voulu près de sa ville natale, afin de la mieux bénir — elle qui n'était qu'Assise !... — le lettré croit-il avoir enfin trouvé ce qu'il cherche : la strophe de la Dédicace, célébrant la Beata pacis visio, la citadelle bienheureuse érigée dans le ciel, avec des pierres vivantes.

Certes, la cité qui nous occupe incorpore si bien dans le ciel ses temples qu'elle semble avoir toujours fait âme avec lui. Mais l'hymne latine est à peine remémorée que déjà l'illusion s'achève. Il faut convenir, que notre strophe à nous, en granit coutançais, ce cri à la « quo non ascendam ? » frappé d'orgueil et marqué vis à vis de l'Ici-Bas de je ne sais quel dédain, n'est pas celle de « l'heureuse vision de paix » baignée des quiétudes éternelles et qui ne combat plus.

Un souvenir guerrier s'élance de ces rues posées quasi droites comme des échelles d'assaut, et de cette ruée de Titans qu'une cathédrale de maisons soulève.

Cette ruée, cette bataille de la terre vers la nue, l'entendez-vous, ô Normands, quand, par les lundis affairés, vos carrioles en file, papillonnant de bonnets fleuris, rapidement dévalent ; et que les attelées des meuniers, dans le bruit des freins que l'on serre, font frémir les grelots des gorgères par soubresauts joyeux ? L'entendez-vous ? C'est votre Histoire qui chante en lançant, comme Taillefer, vers le ciel, son épée ! C'est la conquête de l'Angleterre ; l'évêque Geoffroy de Montbray, mitre du heaume, passant en revue les troupes du Cotentin, garde d'honneur du Duc Guillaume... Et puis, c'est une autre légion, sortie du plus beau flanc de notre province, qui conquiert encore — mais pour elle seule , cette fois !

Entendez-vous ? Aux pieds des enfants de Coutances, s'agenouille l'Orient ! Ce sont, sous leurs manteaux de rois, les Tancrède, les Guiscard, les Roger des Siciles, les Tancrède de Jérusalem, les Bohémond, tous les conquistadors de chez nous qui chevauchent... Ils sont là aujourd'hui. Ils sont là toujours ! Ils assistent à cette grand'messe du Souvenir Héroïque que célèbre dans l'espace Sa Majesté la Cathédrale. Entendez et voyez ! Elle a, comme diacre et sous-diacre, deux églises ; et le diacre est paré de la tiare et du nom du Prince des apôtres !

Office gigantesque et sublime que d'autres souvenirs encore viennent éclairer de leurs cierges ! C'est l'érection de la basilique construite à même les plus divers butins. Ce sont nos aïeux qui peinent, prient et chantent quand ils en charrient les matériaux. C'est le grand évêque de guerre qui les bénit. C'est Saint-Pierre, le diacre, qu'un second Geoffroy érige et nantit de dentelles. C'est Saint-Nicolas, le sous-diacre jaloux, qui saisit la cuve de son miracle, la jette en l'air et s'en fait un dôme. C'est la petite capitale gallo-romaine, devenue pompeusement normande, qui charge ses épaules du plus riche fardeau de gloire que l'on puisse imaginer !

Tel est l'aspect de la Ville-Montagne que La Bruyère, passant par là, un certain jour de son XVIIe siècle, ne vit, avec des yeux de marquise, que « peinte sur le penchant de la colline » ! !

Coutances est mieux qu'un décor d'éventail, mieux qu'un poème : Coutances est une épopée !

Fierté partout... La cité n'entend pas, à tout venant, livrer son âme ! Pour l'atteindre, il faut monter, monter toujours. Il n'est pas un point, chez elle, qui ne domine un autre et ne soit dominé à son tour. Telle place sur telle place se superpose. Telle chapelle, sous le regard altier des édifices principaux, pose ses pieds plus haut que le clocher d'un autre sanctuaire. Les rangées de toits pareillement s'étagent. Il en va ainsi depuis le champ de foire aux gradins de cirque, campé sur un vallon, jusque au vertige troublant du « plomb » lancé vers le nuage et que surmontent encore deux flèches aiguisées dans l'azur !

Aux êtres incapables d'accéder du premier coup à ses parvis elle offre l'antichambre éployée de ses boulevards, et, beaucoup moins bas, plus près de son cœur, un salon intime : le Jardin Public, cette cascade de verdure, ce bouquet de fleurs que la courtoisie des temps agrafa, un jour, sur son corsage.

Fierté partout ! Elle possède un canal comme telle autre a ses canaux, mais elle le couche à ses pieds comme une levrette ! Et son champ de foire, elle le suspend, isolé, tombant comme une bourse, sur son flanc de princesse. En sa toilette même elle est hautaine : fille des nuées ayant le ciel pour la laver !

Aucune église, chez elle, ne porte de cadran. Bagatelle que les heures quand on a pour soi l'éternité !

Ils ont tôt fait les esprits du vulgaire de la trouver triste et maussade cette aristocrate qui ne cherche pas à être comprise et quémande si peu le sourire !

Ils les sentent bien, ces profanes, la fatigue des montées et le soufflet du vent, ce balai extérieur des églises, plus fort ici qu'ailleurs, et qui emporte si bien les chapeaux ; mais ils ne voient pas ce porche, cet hôtel Louis Quinze, ce passage percé au fil de la lance au travers d'épaisses maisons, ni ce meneau, ni cette tourelle - siècles accumulés, dormant, par débris, côte à côte — et ces ruelles étroites, enchevêtrées, flot exquis de rubans, tombant de cette quenouille de pierre !

Et ils ne les méditent pas, les noms de ces rues répétant, par versets, les fastes d'une grande Histoire, comme les introïts et les graduels redisent les fragments du grand texte sacré : noms de Rois, de Saints, de Prélats bâtisseurs, de Savants, de Poètes, d'Amiraux... tandis, qu'à leurs côtés, d'autres vocables modestes — mais fleurant si bon leur quartier de province ! — notamment un bienfaiteur insigne, évoquent une corporation éteinte, ou soupirent le nom d'une fontaine dont on n'entend plus les pleurs.

Fierté partout !... Sa population, que n'ont point souillée les acoquinages de la troupe ni les saletés de la grosse industrie, se conserve autochtone. Roma felix !, plus heureuse que l'autre qui a volatilisé ses Romains !

Sur ses armoiries enfin, savez-vous ce qu'elle exalte ? Le léopard de Rollon, que Rouen, le chef de la Duché pourtant, répudia.

Ah ! Coutances, noble Coutances, tu n'as pas menti à ta devise : « Toujours et partout fidèles ! » L'on dit communément « Fiers comme des Coutançais ». Et l'on a raison, mais cela doit être pris par les Coutançais pour un éloge. Quels citadins, quels Normands même, ont conquis le droit à plus de fierté ?

Fierté partout !... Celle qui commandait à ce Cotentin, bouillant d'énergie, auquel elle donna son nom, brave les mépris de la France révolutionnée. On oublia de la nommer chef-lieu du département ; elle demeura Capitale d'âme du pays... quand même !

Privée, fort heureusement, de l'exotisme d'une Préfecture et de toutes les banalités qu'il entraîne attachées par la bride ; reléguant, comme un petit qui joue, en un coin de pelouse, sous des arbres, à l'écart de sa vie, la Sous-Préfecture - car l'Administration ne put s'empêcher de lui infliger quelque chose - elle garde jalousement tout ce qui lui confère le pouvoir religieux et moral : l'Evêché, assis sur un trône de seize cents années, comme son église majeure l'est sur un piédestal de maisons ; le Grand Séminaire, ce rayon sans cesse rajeuni de son âme ; le vieux Lycée et sa chapelle, la première du monde consacrée au Sacré-Cœur ; et ces pensionnats, ces couvents, ces établissements charitables, dont les cloches éparses sont un murmure de chapelet sous le souffle d'une hymne...

Et Dieu me garde d'oublier la Cour d'Assises et le Barreau, son appui, qui, avec des hommes tels que Charles Chevalier, rival des Lachaud — et c'est là une note typique, dans les mémoires du plus législatif des peuples auquel on doit l'invention du Jury, importé de Norvège — se classa, vers 1866, avec sa bonne vingtaine d'avocats parmi les plus solides de France.

Ce n'est pas assez qu'en ce coin de cité le Palais de Justice soit vaste et qu'il impose. Il croit devoir présenter, devant l'une de ses façades, la statue d'un juriconsulte reposant sur sa chaise curule. Inclinons-nous ! L'esprit local se glisse ici à travers l'Histoire Française. Cette statue est celle du Prince Le Brun : l'homme d'Etat parti de chez nous simple Lebrun et devenu Duc de Plaisance ; le consul, avisé comme Guiscard, asseyant la prudence normande aux côtés de la fougue du Corse qui l'appelait son Mentor ; le poète à ses heures de l'une de nos odyssées, car il restitua à notre langue la gloire des fils du Cotentin chantée par un enfant d'Italie. Jamais bronze fort, calme et solennel, ne fut mieux à sa place. Il me sembla toujours que l'image de ce superbe parvenu, à la fois rempli de sens pratique et épris de beauté, était l'expression même du génie de Coutances.

Ici, Maître le Palais est roi comme sa Grandeur la Cathédrale est reine. Dans les rues, presque à chaque pas, les panonceaux de ses avoués et autres gens de loi pavoisent les vieux porches comme des blasons ; et, les jours d'audience, tout un monde bien à lui semble faire parade de circuler en robe à ses abords.

Une atmosphère de solennité revêt Coutances comme d'une toge. Le son des heures y tombe « sévère comme le Tribunal », disent les gens, « grave comme la Cathédrale », ajouterons-nous. Son silence est à peine agacé par le cri des corneilles, ces castagnettes de l'air, et troublé seulement, une fois la semaine, par le marché le plus impressionnant que je connaisse, qui s'étale sous le regard des clochers souverains à la façon d'une offrande.

Fierté partout !... Jadis la tante austère et « un miot grandiose » pour emprunter une expression de Marianne, ne s'était pas trompée dans le choix d'un lieu d'élection. Cette ville où, sanglé dans sa redingote, le bourgeois Second Empire, passait aussi digne que le prêtre, aussi correct que le magistrat était bien « la ville de Madame Sermonnaire ».

Il se trouvait assez près de minuit lorsque la diligence du père Lequeux, cahotant la maturité de Tancrède comme elle avait bercé son enfance, fit son entrée en ville par la Croix-Quillard, sorte de faubourg plus triste que tout autre, même en plein jour, sans doute à cause de la présence d'un cimetière paroissial, depuis longtemps abandonné, et du défilé perpétuel des cercueils acheminés vers le nouveau cimetière, situé dans les mêmes parages et qui maintenant recueille tous les défunts de la cité [...]. (Louis Beuve, La Lettre à la morte, 1921-1923, Œuvres choisies, Jacqueline, Saint-Lô, 1950)

COUTANCES de Fernand Fleuret...

Si la Lande [de Lessay], pour le poète patoisant [Louis Beuve], est une frontière linguistique, elle est, pour le voyageur, le grand repoussoir de Coutances, et fait désirer davantage la vision aérienne des hautes flèches de sa cathédrale au-dessus d'un océan de verdure. La Bruyère a donné son impression de Coutances, mais elle n'est que celle d'un passant :

J'approche d'une petite ville, et je suis déjà sur la hauteur d'où je la découvre. Elle est située à mi-côte, une rivière baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents froids de l'Aquilon. Je la vois dans un jour si favorable que je compte ses tours et ses clochers : elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie et je dis : quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour délicieux ! Je descends dans la ville, où je n'ai pas couché deux nuits que je ressemble à ceux qui l'habitent; j'en veux sortir...

Et le moraliste de souhaiter « une petite ville qui n'est divisée en aucuns partis, où les famille sont unies,... d'où l'on a banni les caquets, le mensonge et la médisance » (De la Société, V).

On pardonne au nouveau Théophraste en faveur de ce passage si charmant et si juste : « elle me paraît peinte sur le penchant de la colline ». C'est ainsi qu'apparaît Coutances quand on arrive, non de Lessay, mais de Granville, et qu'elle m'apparaissait surtout autrefois, lorsque nous rentrions au collège, le jeudi et le dimanche, à la fin de l'après-midi. Souvent, un arc-en-ciel enjambant la Soulle, qui coule dans la plaine, embellissait le tableau. Par ses vives couleurs, par l'artifice qu'il ajoutait à la nature, il faisait vraiment croire que ce beau paysage citadin fût peint sur la colline...

Mais Coutances est autre chose qu'une ville mesquine de caquets et de médisances. C'est faire une injure gratuite à son passé magnifique que d'évoquer à son sujet « les Provinciaux et les sots, toujours prêts à se fâcher, à croire que l'on se moque d'eux ou qu'on les méprise » ; que de conclure, enfin, « qu'il ne faut jamais hasarder de la plaisanterie, même la plus douce et la plus permise, qu'avec des gens polis et qui ont de l'esprit ». Les plaisanteries présomptueuses d'un La Bruyère même, le mépris d'un homme de cour n'ont certainement pas touché les Coutançais de jadis. On dit encore : fier comme un Coutançais, et Coutances comme l'écrit Louis Beuve, dans la Lettre à la Morte, se révèle autrement plus altière !

[...] Que ce nom de Coutances est beau dans un vers, comme celui de Florence, avec lequel il rime ! Mais il y a mieux entre Coutances et Florence qu'une parenté de son. C'est Raoul Dufy qui a baptisé Coutances la Florence normande, un beau matin d'été que je lui faisais visiter le jardin public et qu'il avait admiré la cathédrale. Je pense qu'il les associait dans son esprit à Santa Maria dei Flori et le parc des Cascines, encore que rien de tout cela ne se ressemble, sauf certains airs de noblesse, alliés à la rêverie et la discrétion, et aussi quelque chose d'éthéré dans l'atmosphère, que l'on ne respire qu'en ces deux villes (Fernand Fleuret, « Coutances et Remy de Gourmont », De Gilles de Rais à Guillaume Apollinaire, Mercure de France, 1933).

COUTANCES de Marcel Proust...

J'aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d'une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, l'heure de départ : elle me semblait inciser à un point précis de l'après-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais qu'on verrait, au lieu de Paris, dans l'une de ces villes par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il s'arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Benodet, à Pont-Aven, à Quimperlé, et s'avançait magnifiquement surchargé de noms qu'il m'offrait et entre lesquels je ne savais lequel j'aurais préféré, par impossibilité d'en sacrifier aucun. Mais sans même l'attendre, j'aurais pu, en m'habillant à la hâte, partir le soir même, si mes parents me l'avaient permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la mer furieuse, contre les écumes envolées de laquelle j'irais me réfugier dans l'église de style persan [...].

Si ma santé s'affermissait et que mes parents me permissent sinon d'aller séjourner à Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire connaissance avec l'architecture et les paysages de la Normandie ou de la Bretagne, ce train d'une heure vingt-deux dans lequel j'étais monté tant de fois en imagination, j'aurais voulu m'arrêter de préférence dans les villes les plus belles ; mais j'avais beau les comparer, comment choisir, plus qu'entre des êtres individuels qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe; Vitré dont l'accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d'œuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante, couronne par une tour de beurre ; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche ; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques ; Benodet, nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues ; Pont-Aven, envolée blanche et rose de l'aile d'une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de canal ; Quimperlé, lui, mieux attaché, et depuis le moyen âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et s'emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles d'araignées d'une verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées d'argent bruni ? (M. Proust, Du côté de chez Swann, 1913)

Nota bene : cette rêverie du narrateur sur les « noms de pays » associée à un voyage en train se rencontre dans Sixtine (1890) :

Nonancourt. — Ces syllabes chantées le long du train évoquent un joli couvent de nonnettes, un peu dissolues avant la réforme de Borromée ; après, tout à Dieu jusqu'à l'éparpillement révolutionnaire. Maintenant la maison, plébée à jamais, sert de grange, d'étable, de porcherie. Comme dit le notaire, qui en fit la dernière vente, elle est à usage de ferme, et c'est un grand progrès que là où des femmes priaient, des vaches ruminent.

[...]

Rai-Aube. — Village que je ne verrai jamais, village au nom si joli, aurore et rayon, composition pimpante de lumineux vocables, alliance de syllabes mariées par un matinal sourire, herbes arrosées par la fraîcheur de l'aigaille, transparence des sources, murmurante fluidité des eaux courantes sous les joncs fleuris, Rai-Aube, tout cela, et l'oublié, et l'indicible, palpite dans les lettres blanches de ton nom, attirant et fuyant rébus collé au pignon de la gare ! Ressouvenance plutôt que vision : en ma jeunesse, je vécus dans ces délices printanières et je m'en imprégnai. Je ne suis pas des villes et le terrain bâti ne m'incite pas à des joies excessives. Tout demeure jeune, qui fut créé par de jeunes yeux, et la campagne a encore souvent, pour moi, le sexe de son orthographe, même sous un surplis de neige. De mes années premières il ne me reste que cela : tout est mort, de la réelle mort ou de la mort du souvenir. L'attendrissement de figures vagues penchées sur ma précoce orphanité, tel est le plus lointain ; du collège l'horreur m'en est encore dure à renouveler, dantesque et inutile horreur infligée à ma pitoyable enfance. Mais déjà, un peu à ma volonté, le monde s'absentait de moi et par une lente ou soudaine récréation, je me refaisais une vie plus harmonieuse à mon sens intime ; mais déjà, en d'orgueilleux moments, je méprisais tout ce qui m'était extérieur, tout ce qui n'avait pas été rebroyé et repétri par la machine sans cesse en mouvement dans ma tête.

COUTANCES d'Eléonor Daubrée...


COUTANCES

Encadré de vallons, perdu dans la verdure,
Coutances m'apparaît au tournant du chemin ;
Je vois sous un ciel clair resplendir sa parure
Comme un charmant bijou dans un superbe écrin.

En ordre, par gradins, parmi l'épais feuillage,
Ses toits d'ardoise bleue et ses blanches maisons
Dessinent gentiment leur gracieuse image
Au bas du rideau vert qui frange l'horizon.

Puis lançant dans l'azur ses deux flèches de pierre,
Dans un puissant appel, imposant, religieux,
Un siècle qui n'est plus semble dans la prière
Vouloir joindre à jamais la terre avec les cieux.

Près de la suzeraine, auguste cathédrale,
Se courbant sous un poids écrasant de grandeur,
Saint-Nicolas, Saint-Pierre à genoux, deux vassales,
D'un œil toujours ému contemplent sa splendeur.

La douce ville est là, rêveuse parmi l'ombre,
Là parmi le printemps, le calme, la fraîcheur,
Et sous la voûte claire aucun nuage sombre
Ne vient noircir ses murs tout couronnés de fleurs.

Les Fleurs de mon pays, Henri Delesques, 1912, p. 22

COUTANCES de Guillaume Lecadet...

— Nous sommes à Coutances, dit-elle, et de façon tout à fait imprévue.

— Alors, tu es libre maintenant ?

— Bien sûr.

[...] Ils n'avaient rien vu de la ville [...].

Dans cette rue, l'église Saint-Pierre prenait toutes les perspectives.

Et voici que soudain, en se retournant, dans une échappée, Dorgès aperçut les flèches de la cathédrale, la tour lanterne couronnée de sa galerie finement ciselée.

Alors l'artiste réapparut, sa physionomie s'éclaira d'un seul coup.

— Regarde, Paule... Je voudrais voir l'ensemble là-haut, sur les collines.

Par le boulevard, ils rejoignirent la route de Granville.

Au sommet de la grande côte, Olivier stoppa, et ils descendirent de voiture. Le ciel était limpide, le soleil se préparait au couchant, ses derniers rayons tombaient directs sur la terre. L'or se teintait de feu.

Coutances, dans cet éclairage, semblait se préparer, se recueillir pour présenter au ciel l'offrande de la terre.

La cathédrale de fierté, chantée par les poètes.

Elle apparaît soudain dans sa suprême élégance, nimbée, irréelle, céleste.

L'artiste avait chassé d'un seul coup tous ses complexes, il était redevenu lui-même ; il contemplait, les regards perdus dans un autre monde.

Paule le regardait silencieusement, se gardant d'interrompre, saisie par la puissance de cette âme, par tout ce qu'elle avait de divin dans cette percée vers les cimes...

[...] « Paule, regarde, cette sublime folie de foi et d'espérance !

Regarde, en plein cœur jaillit un merveilleux diadème, une tiare...

Regarde, cette flamme de génie sortie de l'humanité, elle projette sa lumière en plein ciel ! Regarde, ces fines colonnes, on les dirait encadrées par des lampadaires du Saint-Sacrement.

Regarde, elles se ferment en ogives pour une suprême offrande.

Regarde, les tours émergent d'une forêt de clochetons dans une harmonie prodigieuse, elles partent à l'assaut des nuages.

Regarde, le soleil plonge, les tours s'enflamment, la tiare s'irise, la cathédrale s'embrase. »

Lentement, ils descendirent dans le couchant, et, par un boulevard au milieu des arbres, ils pénétrèrent dans Coutances.

L'ombre s'étendait maintenant sur le parvis.

Les dernières lueurs du couchant s'étaient éteintes brusquement. Ils descendirent par le boulevard et arrivèrent à l'hôtel dans la vallée.

Les flèches avaient disparu dans la nuit.

Les collines encerclant Coutances se révélaient, s'éclairaient, la ville apparaissait dans une clarté confuse.

La vie circulait aux abords de l'hôtel, dans le bruit des moteurs, le halètement des trains, le sifflement des jets de vapeur.

Au loin, les arcs d'un grand viaduc sortaient de l'ombre.

Paule, si nous allions là-haut, je crois qu'il serait intéressant d'assister à la trouée du soleil !

Ils étaient maintenant sur la hauteur de Monthuchon.

Coutances était encore noyée dans le brouillard qui déjà s'effilochait.

Les flèches de la cathédrale avaient fait leur percée, puis la tour centrale apparut et la masse entière s'éleva lentement, majestueusement.

Le vaisseau de haut bord semblait voguer au milieu d'une onde vaporeuse, entre ciel et terre, comme un navire fantôme.

Le soleil maintenant triomphait, ses premiers rayons atteignaient l'abside, alors que des autels s'élevaient les hosties consacrées. C'était l'heure des Messes.

Puis la ville tout entière, avec ses constructions neuves, se révéla.

Quand ils se trouvèrent sur le parvis, la cathédrale leur apparut dans toute la richesse et la pureté de son architecture.

Les tours, accompagnées de sveltes « fillettes », s'échappaient dans le ciel en un élan prodigieux.

Dans leur recul, ils voyaient « monter » la tour lanterne. Elle présentait sur ses ogives l'admirable galerie finement ciselée.

— N'est-ce pas vraiment une couronne ? Entrons maintenant.

Dorgès, dans l'incomparable vaisseau gothique, est ébloui ; il ne voit plus qu'un ensemble, une harmonie de galeries, une forêt de colonnes, de nervures. Des perspectives fascinantes, des reflets, des jeux de lumière et d'ombre pénètrent l'artiste, l'impressionniste.

Paule le laisse à lui-même, elle le guide simplement.

Les voici maintenant au transept, au centre de la merveille.

Ils se sont assis, leurs yeux sont rivés sur la galerie, sur les hautes fenêtres qui reçoivent les premières lueurs du jour et éclairent la nuit par la présence du Seigneur.

Paule arrache l'artiste à son extase.

— Regarde les rosaces, les verrières du XIIIe, c'est ton domaine, celui de la couleur.

Il ne répond pas.

Ils s'en vont vers Notre-Dame-du-Puits et parcourent ensuite le vaste déambulatoire.

Ils suivent les nefs latérales ; les chapelles se succèdent, séparées par des baies à réseau d'une

suprême élégance.

Les porches latéraux leur offriront un dernier aspect de l'œuvre des ancêtres.

— C'est, dit enfin Dorgès, la beauté architecturale toute pure.

Ils parcourent la ville, visitent Saint-Nicolas, qui cache humblement sa richesse. Saint-Pierre, plus altière, retient leur attention.

La nature elle-même offre un écrin digne des joyaux que détient cette petite ville pittoresque et charmante.

Si des hauteurs la dominent, du fond des vallées elle est montée en gradins au-dessus de ses boulevards, pour former un podium où sont posés les temples du Seigneur.

Au jardin public, Paule et Olivier admirent la beauté du cadre, sa fraîcheur.

Sur le terre-plein orné de pelouses, de massifs fleuris, ils regardent les perspectives lointaines. Le dôme des arbres serrés les uns contre les autres ferme l'horizon, voulant que tout soit concentré sur le cœur de la cité.

Ils frissonnent à peine, les grands platanes, les chênes et les ormes sous la brise fraîche et vive de septembre. L'automne est proche.

La descente du grand escalier est majestueuse, les paliers se succèdent, délicatement ornés ; voici de belles allées où les ramées forment des voûtes de verdure.

A l'ombre de l'une d'elles, tout près d'une échappée sur la ville qu'il a tant aimée, la stèle élevée à la mémoire de Georges Laisné, présente le médaillon de bronze de l'artiste, du poète, du chantre de Coutances, successeur de Remy de Gourmont, le célèbre écrivain dont le buste s'élève à l'entrée du jardin public.

Ils remontent lentement, se retournant quelquefois.

Et voici qu'avant de franchir la dernière étape, dans une échappée merveilleuse, leur apparaissent les flèches de la cathédrale.

Ils se sont arrêtés ; le couchant lance soudain sa féerie de pourpre et d'or. Un instant, ils se retournent, les arbres s'illuminent, le jardin va recevoir sa part de couchant.

Ils attendent sur le parvis la fin du spectacle, la nuit (La Presqu'île du destin, Editions Notre-Dame, Coutances, 1960).