1. « Tardif envoi de fleurs », Mercure de France, 1er octobre 1916.

2. « Gens de lettres », Les Marronniers en fleurs, pp. 197-248 & Souvenirs du Monde (1890-1940), pp. 221-253, Grasset, 1929 & 1966.


[...] Pour rencontrer Remy de Gourmont il fallait aller très loin et très haut, hors du monde. Aussi, aucune main magique ne se rencontra pour amonceler devant lui les honneurs qu'il méritait et ne sollicitait pas. Il n'allait pas dans les endroits où les gens se coudoient, s'admirent et se donnent des prix. Les hommes éprouvent une peine singulière à se hausser devant la grandeur.

La pensée de Gourmont ne fut jamais assagie, satisfaite ou rassise, il ne connut pas la limite de la spécialisation : il va du cœur de l'homme au cœur des plantes, des paysages aux tableaux, des biologies d'aujourd'hui aux philosophies de demain, des théologies à la politique. Les formules, les emprisonnements, les classifications dont les hommes se servent pour essayer de comprendre, il les casse, il remet toute la matière en fusion, et penché au-dessus de la cuve bouillonnante il épie, regarde et trouve. Ce grand philosophe, assez ironiste pour ne point se servir de l'obscur langage philosophique, saute par-dessus tous les systèmes, imitant la vie qui se joue des doctrines et contredit les formules.

Il fait la chasse aux mots, les poursuit dans les antres où ils se cachent depuis des siècles, les déshabille en pleine lumière, les examine les pèse, et déterminant leur vraie valeur les rejette parfois dans le tas des vieilles ferrailles. Son langage est prodigieusement riche ; il n'y a pas une nuance qu'il n'étreigne dans l'étau du mot, du mot juste, exact, profond. Sa syntaxe est d'une clarté, d'une limpidité merveilleuses. Il accoupla si bien l'érudition à la clarté parce que sa phrase est d'une flexibilité sans égale.

Cet érudit était aussi un rêveur ; pour bien rêver il faut beaucoup savoir et beaucoup essayer de comprendre. Amoureux des forêts, elles l'avaient initié à leur secret, non pas au mélancolique secret lunaire de Chateaubriand, et lui avaient dit leur austère bonheur qui est de suivre avec discipline les lois de la vie.

A force de fréquenter ainsi la nature n'était-il pas devenu un peu semblable aux satyres qui rôdent autour des blonds corps de nymphes dont les croupes apparaissent entre les roseaux, le long des berges ? Mais comme ce satyre avait un lorgnon il réfléchissait, ce qui n'est pas l'habitude des satyres, et il raisonnait.

[...] Hautement impersonnel dans son œuvre, ce Normand aux yeux bleus, à l'encolure obstinée, ne s'amollit pas aux souvenirs de son enfance ni ne gémit sur les circonstances douloureuses qui le forcèrent à rester le captif de son idole, l'intelligence. Il est sensible toutefois, mais cette sensibilité flotte un peu plus que celle des Latins ordinaires, et ses raisonnements n'ont pas les arêtes vives des esprits méditerranéens. Gourmont n'était ni buté, ni stagnant, et n'ayant jamais pu refermer sur son esprit le couvercle des certitudes sereines, sa pensée et son style en gardèrent une jeunesse, une fraîcheur éternelles. Son esprit encyclopédique va rejoindre, par-dessus le romantisme qui se tourne plutôt vers le ciel que vers la terre, la vigoureuse famille des philosophes du XVIIIe siècle, et Rabelais, Montaigne, Erasme auraient reconnu en lui un frère [...].

La vie journalière lui importa toujours, et il en tira des Epilogues qu'il confiait au Mercure de France et qui redonnent de la vie aux passions politiques [...].


Dessin d'André Rouveyre.

Mme la duchesse de Clermont-Tonnerre [Elisabeth de Gramont] avait pour Gourmont une très grande amitié. Souvent avec Mlle Barney, ils allaient de compagnie. Souvent je les rencontrai ensemble ; moins que je l'aurais désiré pourtant ; car j'aimais penser que, sans moi, le cours de leurs entretiens avait peut-être plus de laisser-aller, de confiance totale, d'amusement sans liens, dans les dissolutions et les paradoxes. Je ne veux pas dire que je suis indigne de partager de tels ébats, mais plutôt qu'ils s'accélèrent en catimini, et que Gourmont, en état d'amitié passionnée, était certainement plus heureux seul avec ses amies, et point sous l'œil tendre et méphistophélique d'un mauvais garçon comme moi. Je suis sûr qu'il devinait très bien pourquoi je le laissai lorsqu'il fut devenu amoureux. Il l'était avec tant de satisfaction évidente qu'il ne fallait point risquer gêner ce bonheur ingénu qui me réjouissait tant. Je sacrifiai volontiers l'exercice et les marques de l'amitié à la solitude où se trouve si bien un amant. J'allais avec joie à quelques fêtes où Mlle Barney m'invitait parce que là, Gourmont — pour moi — triomphait d'aise. Mais lorsque, invité dans l'intimité, je ne me sentais pas le cœur assez pur, ou devinais que — en réalité — Gourmont aurait plus de douceur s'il était seul avec ses amies, je cheminais ailleurs. Est-ce cela qui m'advint lorsque Mme de Clermont-Tonnerre m'écrivit ceci ? Je ne me souviens plus. Avait-elle deviné que mon absence avait un peu la mélancolie d'un sacrifice que sa lettre adoucirait ? Sans doute, car elle a, pour les choses de la douceur du cœur, les plus sûres et justes antennes qui soient :

Mon cher R.

Vous avez manqué certainement une soirée agréable hier soir, quelque plaisante que fût la vôtre, engagée autrement, car il est rare que les circonstances se prêtent à notre plaisir ; par circonstances j'entends nos dispositions, et elles furent heureuses ; jugez-en ; car, pour vous agacer, je veux vous raconter notre banquet.

Les banquets se passent aujourd'hui dans de hautes pièces rouges, dont l'exiguïté fait fondre cette gangue qui nous a enserrés le long du jour, et on en éprouve un grand bien-être. A la vérité, il n'y a rien à raconter : des gens furent heureux simplement ; mais de se trouver ensemble, c'est peut-être beaucoup. Créer tout avec rien, tisser des broderies de pensées ne s'enlevant sur aucun décor ; apporter chacun son orchestre et ses danses, ses plaisirs, ce qui est mieux que de s'aimer, et disposer son esprit à une harmonieuse résonance, sans autre but que l'agrément d'un plaisir inutile. C'est toute mon histoire. Goûter les heures qui passent et les forcer à se fixer parmi des flacons et des fleurs, faire chatoyer sa pensée ; rire aussi quand le garçon habitué aux usages de ces petites geôles, vient tourner bruyamment la clef dans la serrure. Aussi pour le punir de ses hésitations, cet esclave unique du banquet fut invité à lire, dans un journal, le récit d'une fête récente, où il était expliqué comment M. de Gourmont, arrivant sans coiffure à un dîner persan, fut enturbanné dans les bas de soie verte de l'hôtesse [...].

Au revoir, mon cher R., à bientôt. Je pars pour Londres, mais espère vous rencontrer à mon retour très prochain. Je vous montrerai un sonnet que M. de Gourmont vient de m'envoyer.

G. C.-T.

Je demandai la poésie à notre amie :

SONNET ÉNIGMATIQUE

Et chaque fois la clef tourne dans la serrure,
Car c'est une cellule. Ils dînent en prison.
Ce sont trois libres cœurs. Une caricature
Pleure sur la nappe et rit de sa déraison,

Un esclave leur a lu des fables persanes,
Une histoire de reine, de fée et de centon
Et ils ne songent pas du tout à Ecbatane,
Mais bien au seul plaisir de dîner en prison.

Un flacon devient blanc, de rose qu'il était,
Et le rouge glaïeul s'avive encore ; il sait
Jouir de la ferveur des mains qui le caressent.

L'éventail éparpille une odeur amoureuse,
Il flotte des émois, des rêves, des tendresses,
Et je trouve que la prison est généreuse.

R. G.

Voilà un sonnet qui fleure bon toute l'inspiration qu'un banquet épicurien, tel que celui-ci, peut laisser à un honnête homme. Est-ce pas l'image de la vie aimable, que tous trois menaient, à la fois si bien enclose et libre ? En écrivant et en dédiant cette exquise pièce à Mme de Clermont-Tonnerre, il voulait certainement qu'elle y entendît, en même temps qu'un hommage à ses grâces diverses, une sorte de chanson qu'elle pourrait toujours accommoder, au travers des saisons, à ses joies et à ses inquiétudes mêmes.

André Rouveyre, « Retour à Remy de Gourmont », Souvenirs de mon commerce, Crès, 1921.


Sur Elisabeth de Gramont :

- Jean-Marc Canonge, « Elisabeth de Gramont. Léautaud et Elisabeth de Gramont : deux personnages atypiques qui auraient dû se rencontrer », Cahiers Paul Léautaud, n° 35-36, 2004, pp. 55-63

- Francesco Rapazzini, Elisabeth de Gramont, avant-gardiste, « Vies de femmes », Fayard, 2004

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