Nul ne dessine une figure d'un trait plus sagace et plus juste (Louis Latzarus)



« Remy de Gourmont, ou la sagesse du sceptique », Minerva, 1902 & Le Critique mort jeune,

Éditions du Monde moderne, 79 bis rue de Vaugirard, 1927.


TABLE

Avant-propos

Remy de Gourmont, ou la sagesse du sceptique

Emile Faguet, ou le tour des idées

Maurice Barrès, ou les points extrêmes de la sensibilité

Paul Bourget, ou l'esprit d'observation

Jules Lemaître, Pierre Lasserre et Jean-Jacques Rousseau

L'art du conteur

L'amour, le code et le roman


AVANT-PROPOS

Je ne passe jamais sans tristesse devant les boîtes de livres qui bordent les rives de la Seine. C'est là que je viendrai dormir. Que dis-je ? Est-ce que je n'y dors pas déjà ? Peuplé de tout ce qui s'imprime sous la calotte des cieux, ce cimetière enferme en ses profondeurs les pâles enfants de ma plume. Si je fouillais cette nécropole, j'y trouverais ma chair et mon sang sous la forme d'une encre décomposée. Que d'oubliés gisent là côte à côte qui ont rêvé de vivre dans l'estime et la mémoire des hommes ! La nuit, échappant au cadenas vigilant du bouquiniste, ils mènent un cortège plus fantastique que celui de Raffet. Laissez reposer les morts ! Nul ne longe cette fosse commune sans concevoir la vanité du métier d'écrire.

Je dois pourtant à ces sépulcres une des surprises agréables de ma vie. J'ai reçu, il y a quelques mois, étant à la campagne (1), une lettre de G.-L. Tautain qui me disait en substance : « En bouquinant près du Pont des Arts, j'ai trouvé, dans un vieux numéro de Minerva, une étude de vous sur Remy de Gourmont. Elle m'a intéressé. N'en auriez-vous pas d'autres du même genre ? Nous pourrions en faire un volume. »

Ainsi est né ce recueil, plus miraculeusement sauvé de l'Océan du papier jauni que Moïse des eaux du Nil. La tombe rendait la vie. Ce qui était poussière reprenait les apparences de la jeunesse et de la fraîcheur. Grâces soient rendues à la curiosité de G.-L. Tautain, aux soins précieux du bouquiniste, au lecteur ingrat qui se défit un jour de ce vieux numéro d'une ancienne revue. L'oiseau phénix n'eût pas ressuscité sans eux.

Et pour achever de prouver qu'un auteur doit peu de chose à lui-même, je dirai aussi que ces études n'eussent jamais été écrites sans la bienveillance d'un ami. J'avais vingt-trois ans lorsque René-Marc Ferry fonda cette brillante Minerva où Charles Maurras a publié d'abord l'Avenir de l'Intelligence. Par une confiance qui m'émut et ne laissa pas de me troubler, le généreux directeur remit entre mes mains le sceptre de la critique et je l'avais saisi avec la témérité de mon âge.

Depuis longtemps le pauvre René-Marc Ferry est mort et sa Minerva aussi. Depuis longtemps j'ai cessé d'être un critique littéraire. Je ne crois pas que telle fût ma vocation. Mais j'ai envers mon vieil ami et directeur une dette de reconnaissance pour m'avoir, dans une période de la vie où il n'est pas rare qu'on se disperse, imposé un travail régulier, une discipline et le devoir de parler pour un public étendu.

Il y a toujours, dans les lettres, deux dangers pour les débutants. L'un est l'esprit de chapelle, qui donne l'habitude d'écrire pour un petit nombre d'initiés et de se contenter de peu. L'autre, c'est ce goût paresseux du vague qui tue l'imagination. L'écrivain inexpérimenté croit que la liberté favorise son génie. Ce n'est le plus souvent que la liberté de ne rien faire. Un labeur forcé donne une nourriture et de la force à l'esprit.

Si l'on se plaint quelquefois que la littérature nouvelle soit creuse, c'est peut-être parce que les auteurs nouveaux ont eu trop de facilités. Et s'il y a une crise du roman, c'est parce que, souvent, il n'y a pas assez d'acquis chez les romanciers. Un langage sans idée, une littérature sans aliment s'épuisent tôt.

Voyez nos meilleurs écrivains et tout ce qu'il y a, au fond de leur œuvre, de connaissances générales et d'études préalables. Pas un seul qui ait beaucoup tiré de lui-même. L'écrivain fait son miel avec tout ce qui n'est pas de la littérature, et Balzac ne serait pas Balzac s'il n'avait passé par une étude d'avoué.

De mon noviciat de critique, j'ai retenu surtout, — et c'est peut-être ce qui fait l'unité de ces pages, — que les livres, pour exister, doivent offrir quelque chose que le lecteur puisse se mettre sous la dent. Qu'est-ce qu'un sot livre ? Celui où il n'y a que viande creuse. Peut-être, étant jeune, étais-je trop porté à chercher les idées dans la littérature. Mais qu'est-ce qu'une littérature pauvre ou dépourvue d'idées ? Trois fois rien. Avec un peu moins de dogmatisme peut-être, j'en reste à mon point de vue de 1902.

C'est en cette année-là et dans celle qui l'a suivie qu'ont paru les études que voici. Une seule est de 1907. Que ceux qui voudront bien les lire leur soient indulgents autant que l'ont été les éditeurs. Et je remercie encore G.-L. Tautain, qui, ayant exhumé Minerva, a tiré ces essais de jeunesse de la boîte funèbre où ils couraient le risque d'être à jamais enfouis.

Octobre 1925.

J. B.

REMY DE GOURMONT, OU LA SAGESSE DU SCEPTIQUE

Les jeunes écoles littéraires dont, il y a dix ans à peine, nul critique établi et raisonnable ne parlait qu'avec un accent dédaigneux et léger, ont pris depuis une sérieuse revanche. On consacre maintenant des volumes entiers à ceux que M. Jules Lemaître, qui pourtant se piquait de tout comprendre et presque de tout aimer, traitait couramment de « symbolards ». Jusqu'à quel point ces jugements sommaires ont pu mener les « jeunes » dénombrés jadis par M. Doumic à outrer leurs bizarreries et leurs défauts ; jusqu'à quel point, au contraire, ils ont contribué à les corriger et à les remettre dans la juste voie, c'est proprement l'invérifiable. Mais aujourd'hui qu'un peu de clarté s'est faite, avec les départs nécessaires, dans ce qui fut en 1890 la « littérature de tout à l'heure », la raillerie, même rétrospective, ne serait plus légitime. Il a bien fallu reconnaître, ce qu'on avait nié un peu à la légère, que s'il se trouvait parmi les novateurs de simples extravagants, on y comptait aussi des hommes de talent : quelques-uns occupent maintenant une belle place dans les lettres régulières et le temps n'est peut-être pas éloigné où ils seront de l'Académie. On peut donc dire que la réforme symboliste a échoué, puisque les réformateurs n'ont pu se faire agréer du public — et d'abord du public cultivé — qu'en renonçant aux nouveautés extrêmes et en cédant sur les points principaux de leur programme. Ce qui n'est plus en question, du moins, c'est la personnalité même de certains d'entre eux. La Comédie-Française sait que M. Jean Moréas a composé une Iphigénie et quand il donne un volume de « stances », quel critique pourrait feindre longtemps de l'ignorer ? Les ouvrages de M. Henri de Régnier, de M. Paul Adam, de M. Hugues Rebell ne souffrent plus ces négligences. Tardera-t-on beaucoup à reconnaître, avec les amis des pensées ingénieuses et des styles délicats, que M. Remy de Gourmont, qui est de la même génération que les auteurs que nous venons de nommer, exige une égale considération ? M. de Gourmont est, à en juger par son œuvre seule, d'humeur aristocratique, peu entendu dans l'art de la réclame et mauvais courtisan du succès. Joignez à cela que ses idées sont originales et assez éloignées des opinions reçues : autant de circonstances qui expliquent, mais ne justifient pas, le silence ou l'inattention. M. Remy de Gourmont est suivi, est goûté par des personnes intelligentes et curieuses : ce qu'on a coutume d'appeler une élite. Mais ces élites sont d'ordinaire assez jalouses de leurs plaisirs et peu soucieuses d'étendre la gloire de leurs écrivains préférés. On ne peut constater sans quelque honte que la renommée de M. de Gourmont est peut-être plus grande dans le public lettré de l'étranger que chez nous-mêmes. D'importantes Revues de langue allemande publient fréquemment des traductions de ses travaux ou même des études originales qui en France, ne sortiraient pas d'un cercle restreint. On me dit qu'un grand journal sud-américain, connu pour les sympathies qu'il témoigne au génie français, lui donne la parole devant deux ou trois cent mille lecteurs. Les livres de M. de Gourmont se recommandent pourtant par des qualités assez nationales pour qu'on doive les estimer surtout de ce côté du Rhin et de l'Océan. L'étude de son œuvre nombreuse et variée, et qui comprend à peu près tous les genres, depuis le roman jusqu'aux essais philologiques, va nous montrer ce que peut une délicate et précise intelligence unie à une riche culture et au plus vif sentiment de l'art.

I

II faut convenir que les premiers écrits de M. de Gourmont n'étaient pas à l'usage d'un grand nombre de personnes. Il le signifiait lui-même en ne les imprimant qu'à de rares exemplaires. M. Remy de Gourmont fut un des premiers parmi les jeunes hommes de lettres qui, trop délicats pour supporter le gros vin naturaliste, remirent la littérature, par un excès qu'il faut attendre de toutes les réactions, au régime du mysticisme. Il écrivait à ce moment un dangereux petit traité sur l'Idéalisme et forgeait de malignes rêveries sur la liberté dans l'art. Son sentiment était sans doute anarchiste : son intelligence, dans le temps même où elle s'efforçait de justifier ce sentiment, répugna à le devenir : il sait, en effet, aujourd'hui qu'il existe une hiérarchie intellectuelle. (C'est le titre d'un essai du Chemin de velours.) De tels péchés de jeunesse ne doivent pas être mentionnés pour la seule exactitude des faits, mais aussi parce que ce sont eux qui forment l'expérience d'un esprit et le mûrissent à la sagesse. Trouver ces antiques erreurs au début d'une carrière d'écrivain, c'est une garantie qu'il n'y retombera pas quand son nom aura du prestige et sa parole de l'autorité. Ainsi tout le monde y gagne, et surtout la raison publique, préservée d'un risque de corruption.

Cependant M. de Gourmont proclamait que la littérature mystique était la seule « qui convînt à notre immense fatigue ». Voilà un mot qui était exactement dans la formule « décadente », et l'on ne s'étonne pas que cette formule ait alors exaspéré tant d'honnêtes gens. Par bonheur, M. Remy de Gourmont sut tromper cette fatigue d'une excellente manière, en exécutant un solide travail. Ce fut un livre sur le Latin mystique, où des spécialistes aussi consciencieux que M. Langlois ont pu censurer quelques méprises historiques, mais qui n'en est pas moins un ouvrage d'érudition agréable à lire, rempli de curieux détails, où les vues originales abondent. On sent que, sous prétexte de philologie, M. de Gourmont est heureux de se trouver parmi de riches chasubles, des ciboires précieux et des reliquaires. En artiste plus qu'en grammairien il analyse les mystérieux chants liturgiques, les compare et recherche leur origine. C'est bien la seule fois que M. de Gourmont se soit montré homme d'église : c'était aussi la seule façon dont il pût le faire.

M. Huysmans, déjà en route, selon le titre du roman où il annonçait sa conversion prochaine, se déclarait, dans une préface prophétique et flatteuse, au ravissement d'avoir trouvé dans le Latin mystique des phrases qu'il disait, dans son goût ordinaire des métaphores, « tramées avec les fils en argent d'une vieille étole ». Cette définition en style précieux peut signifier que M. de Gourmont était jugé digne d'écrire des proses pour des Esseintes, à l'exemple de Stéphane Mallarmé. Mais on trouve qu'elle ne s'appliquerait pas mal non plus à la manière artificielle que prenait parfois Renan pour parler des mystères de la foi. Oui, l'accent renaniste, avec le respect apparent et le demi-sourire, se reconnaît dans les commentaires de M. de Gourmont aux chants sacrés du moyen âge : ainsi son travail d'érudition, qui l'avait formé à la critique, l'introduisait au scepticisme du même coup. C'est un signe bien clair qu'au temps où sa génération littéraire était encore plongée dans l'état de grâce, où la « jeunesse blanche » et toute la race des mystes belges révéraient Novalis et Ruysbrœck l'Admirable, M. de Gourmont ait été touché par le renanisme, comme l'étaient alors, à des degrés divers, M. Anatole France, M. Jules Lemaître, M. Maurice Barrès. Par un inestimable bonheur, il possédait le don précieux de l'ironie qui devait le tirer des désordres où il avait failli se perdre.

Nous voyons dès lors, à chacun de ses ouvrages, s'affirmer cet ironisme sauveur. Dans son roman de Sixtine, coupé d'intermèdes en vers, comme celui-ci, où l'imitation de Baudelaire est presque parfaite :

Mais ses cheveux tombant en innombrables boucles
Ondulaient sinueux comme un large îlot noir
Et ses grands yeux brillaient du feu des escarboucles
Comme un double fanal dans la brume du soir.
Les cheveux m'envoyaient des odeurs énervantes,
Pareilles à l'éther qu'aspire un patient,
Je perdais peu à peu de mes forces vivantes
Et les yeux transperçaient mon cœur inconscient...

dans son roman de Sixtine, d'une forme qu'un excès de raffinement rend pénible, il racontait la plaisante et commune aventure de la jolie femme, de l'intellectuel hésitant et du cavalier qui sait cueillir les occasions mûres : intrigue simple et qui importe moins que les motifs qu'elle fait naître. Des contes dans la note « cruelle » de Villiers de l'Isle Adam accentuèrent cette attitude d'ironiste. Mais un drame philosophique qui, en bien des points, rappelle ceux de Renan, indique avec netteté où tendait naturellement l'esprit de M. Remy de Gourmont : Lilith, dont le sujet prête à toutes les fantaisies d'une imagination cultivée, pouvait recevoir encore les variations d'une psychologie subtile et d'un scepticisme ingénieux. Lilith, d'après une tradition hébraïque écartée par la Bible orthodoxe, mais recueillie par la Kabbale, serait la première femme créée par Dieu aussitôt après Adam et de la même argile que lui. Cet être parfait, cette femme qui eût été supérieure à son compagnon lui-même, effraye le Créateur qui livre son chef-d'œuvre à Satan pour en délivrer l'homme : à partir de ce jour, le couple infernal tourmentera les jours et les nuits d'Adam et d'Eve et de leur postérité. C'est avec cet argument renouvelé que M. de Gourmont a retracé en dialogues spirituels l'histoire de la Création, de la Tentation et de la Chute : fantaisie qui eût tenté un humaniste très hardi du temps d'Erasme et où se fussent complu M. Anatole France et Renan lui-même. Le ferme optimisme céleste et les inconséquences du Tout-Puissant sont les prétextes de scènes où il a parodié avec art le lyrisme biblique ou bien raillé avec élégance les faiblesses humaines. Estimez ce qu'a de flatteur pour la raison de l'homme cet habile discours du Tentateur à Adam qui lui objecte que Dieu le punira de mort s'il mange les fruits de l'arbre défendu : « Chers enfants ! on leur fait croire tout ce qu'on veut ! Je pense que Jéhovah vous a légèrement raillés, mes amis. C'est un excellent esprit, mais un peu enclin à la métaphore. Voyons, raisonnons un peu. Ce pêcher s'appelle l'arbre de la science du bien et du mal. Le bien, le mal, intéressante distinction qui vous est étrangère, et que, d'ailleurs Jéhovah seul possède : c'est l'essence de sa divinité. Se rendre maître d'une telle science égalerait une créature à son créateur. En un mot, mangez et vous saurez, mangez et vous serez des dieux ! mangez et votre Ignorance mourra sur l'heure. C'est votre ignorance qui mourra et non vous-mêmes. Avez- vous compris ? »

On a réimprimé Lilith sans changement il y a peu de mois. Dans la conception ni dans le vocabulaire de ce petit livre daté de 1892, rien qui réponde à l'idée qu'on se fait trop justement des extravagances symbolistes. C'est l'œuvre d'un lettré, d'un sceptique délicat : M. de Gourmont avait dès lors trouvé sa voie ; il ne s'en écarta plus qu'à son plus grand dommage.

Il est vrai qu'il s'en écartait à peine. Même des fantaisies d'un goût recherché et précieux (ce n'est pas pour lui un reproche, car M. de Gourmont a toujours aimé les précieux, les vrais, dont il a cité des choses qui ne sont pas si mauvaises) et qui sont en somme des exercices de style, laissent percer à l'improviste une note d'une ironie aiguisée. Le Dit des arbres, les Fleurs de jadis où il chantait les louanges et les mystères de l'Omphalode, de la Coquelourde, de l'Alysson, de la Dame d'onze heures et du Gant Notre-Dame seraient des travaux dignes d'un lettré de la Chine sans le sourire qui vient nous rappeler que, pour se plaire aux combinaisons de syllabes rares, l'arrangeur de ces mosaïques n'est pourtant pas dupe de son jeu. C'est ainsi qu'au milieu des soixante versets des Litanies de la rose et après ces strophes lyriques : « Rose au front pourpre, colère des femmes dédaignées, rose au front pourpre, dis-nous le secret de ton orgueil, fleur hypocrite, fleur du silence. Rose au front d'ivoire jaune, amante de toi-même, rose au front d'ivoire jaune, dis-nous le secret de tes nuits virginales, fleur hypocrite, fleur du silence... » on rencontre soudain ce trait de satire, qui va tout droit à sa destination : « Rose hortensia, ô banales délices des âmes distinguées, rose néo-chrétienne, ô rose hortensia, tu nous dégoûtes de Jésus, fleur hypocrite, fleur du silence... »

Peut-être commence-t-on à discerner en quoi M. Remy de Gourmont, quoiqu'il usât des mêmes procédés littéraires, différait des jeunes écrivains symbolistes qu'il lui est arrivé de couvrir d'éloges. Ceux-ci, pour la plupart impressionnistes purs, réduits à traduire dans leurs ouvrages leurs seuls états de sensibilité, ne dissimulaient que le néant et la puérilité sous l'obscurité de leur expression. La difficulté qu'on rencontre parfois à percer le texte des ouvrages de M. de Gourmont — et cela n'arrive guère que dans ses ouvrages d'imagination — vient au contraire de la subtilité d'une intelligence en perpétuel travail et toujours occupée à s'aiguiser et à s'approfondir. Il écrivait un jour, sur le ton paradoxal, qu'il y a « trop peu d'écrivains obscurs en français ». Et il ajoutait, terminant par un mot, qui n'a d'ailleurs, à notre avis, d'autre valeur que d'être agréable, sans nulle force persuasive : « Nous nous habituons lâchement à n'aimer que des écritures aisées et bientôt primaires. Pourtant il est rare que les livres aveuglément clairs vaillent la peine d'être relus... Les esprits clairs sont d'ordinaire ceux qui ne voient qu'une chose à la fois ; dès que le cerveau est riche de sensations et d'idées, il se fait un remous et la nappe se trouble à l'heure du jaillissement. Préférons, comme Doudan, les marais grouillants de vie à un verre d'eau claire. Sans doute, on a soif parfois ; eh bien ! on filtre. »

Cette horreur des vérités immédiates, cette méfiance des lueurs un peu courtes du bon sens, qui avaient d'abord, par un excusable excès, porté M. de Gourmont au mysticisme, ne tardèrent pas à le mener à un scrupuleux esprit d'examen. Il se plut dès lors à des analyses psychologiques singulières et curieuses. Ce sont elles qui composent le fond des romans de M. de Gourmont. Ces livres, d'un genre vraiment neuf, ont fait le ravissement des délicats. On est, à la vérité, surpris d'abord et un peu froissé dans ses habitudes. La trame du récit, encore que solide et suivie, est d'une ténuité extrême et l'auteur semble n'y pas tenir beaucoup. Que dans les Chevaux de Diomède, ce soit l'illusion qui donne les plus sûrs plaisirs à cet amateur de jolies bêtes ; que, dans le Songe d'une femme, (dont la moralité, qui eût fait envie à Stendhal, dit que « l'amour, c'est de la gastronomie »,) chacun, avec le convive de son choix, finisse par réussir de piquantes dînettes : voilà peut-être le résumé de ces livres charmants. Mais c'est leur particularité, — leur défaut, si l'on préfère — qu'on n'en saurait parler sans les interpréter et que toute interprétation risque d'être personnelle et, partant, inexacte. C'est au détail, à la nuance, qu'il faut, selon l'intention de l'auteur, s'attacher et se plaire. Goûtez cette page cueillie parmi d'autres très licencieuses, où il a raffiné d'innocence à demi éclairée et de « style pensionnaire » pour rendre les impressions d'une petite fiancée : « J'ai beaucoup d'assurance, depuis que j'ai pris la vie d'un homme. Je donne ma main à baiser et je commande à Paul des choses impossibles. Quand il fait semblant de m'obéir, cela me suffit. Je crois que je regretterai que le mariage se fasse si tôt, car ces jours préliminaires sont délicieux. Je suis dans l'état d'une âme qui va entrer en paradis. Elle n'est pas encore dans la belle prison lumineuse ; elle cueille les dernières fleurs de sa liberté ; elle est sûre du bonheur de demain, et la certitude ne l'enserre pas dans ses bras divins mais inflexibles. C'est Paul qui m'a fait cette phrase-là. Moi je dirais plutôt que je suis en face d'une fleur et le bras levé pour la cueillir ; je regarde et je ne cueille pas ; je m'éloigne, je fais cent tours dans le jardin, je reviens, je regarde encore et je m'arrête encore. Il est bien certain que quand j'aurai cueilli la grosse rose blanche que j'aime et que je désire, je ne pourrai pas la replanter sur sa branche pour la prendre une seconde fois. La question serait de savoir si elles sont remontantes, les roses de ce rosier-là. Je crois que oui, mais cela m'est égal en ce moment. Je songerai à cela plus tard, si la fleur que je vais mettre à ma ceinture venait à se faner un jour, un jour d'été, un jour de sécheresse et d'amertume ! Mais que cela est loin, sans doute ! Je sens que je m'embarque pour un long voyage de plaisance. Tout rit. L'automne lui-même est printanier cette année. Il y a des langueurs de mois de mai et des fraîcheurs d'herbe nouvelle, on dirait qu'il pleut de l'amour toutes les nuits... » On ne peut pas s'y tromper : « C'est Paul qui m'a fait cette phrase-là » est pour indiquer que le lecteur ne doit être dupe ni de cela ni du reste, ni de cette fluide simplicité, ni des autres artifices où se plaît M. Remy de Gourmont. Ainsi entendue, la littérature devient le plus délicat de tous les jeux, celui où n'ayant pas été pris soi-même on essaie de prendre les autres. Il faut, pour cet amusement, infiniment de doigté et de finesse et il n'est possible qu'avec la plus parfaite culture des intelligences : c'est à la préparer que se destinent les autres ouvrages de M. de Gourmont.

II

Par ses premières études, il s'intéressait vivement à la science du langage, et non pas en érudit seulement mais aussi en artiste et en philosophe (deux termes qu'il reconnaîtrait, je crois bien, pour identiques). Moins encore qu'il n'avait fait pour le latin mystique, il n'était capable d'étudier comme une chose inerte et sans vie sa propre langue, qu'il avait, dans son métier d'écrivain, maniée, domptée comme un être à la fois souple et résistant. Le titre seul de son précieux volume sur l'Esthétique de la langue française valait tout un programme. C'est d'ailleurs, au point de vue scientifique, un livre irréprochable et qui a obtenu les suffrages des plus réputés philologues ; et pourtant M. de Gourmont se distingue d'eux en ce qu'il ne formule ni règles ni principes et n'apporte que des observations pures et simples. Avec un sens artistique très puissant, tout en protestant contre la corruption de notre langue, il indique les moyens les plus naturels et les plus raisonnables de la préserver. Quand M. de Gourmont passe en revue les divers modes de déformation du français, il cite d'abord la redoutable invasion des mots étrangers, surtout anglais : il a bien raison de blâmer avec une force égale les progrès du jargon gréco-latin qu'impose l'usage ou plutôt la prétention scientifique. Parlant un jour de certains réformateurs de l'orthographe, un académicien les traitait de logoclastes. M. Remy de Gourmont ne jugerait pas cet hellénisme moins barbare que les nouveautés qu'il voulait justement flétrir. Un mot, dit-il, ne doit pas être rejeté parce qu'il ne se trouve pas au dictionnaire officiel ou chez les bons auteurs, mais parce qu'il est mal formé, contraire au génie de la langue, laid, pour tout dire. Un mot forgé par le peuple, selon les secrètes raisons de la nature, sera toujours beau et bon, utile aussi. C'est pourquoi Racine avait tort d'interdire à son fils l'emploi du verbe recruter dû à l'invention spontanée des sergents et Royer-Collard montrait une indignation peu légitime quand il répondait à ses collègues qui voulaient faire entrer baser dans le dictionnaire de l'Académie : « S'il entre, je sors. » Car ces deux verbes, composés suivant toutes les habitudes du français, sont, au seul point de vue linguistique, irréprochables, et, esthétiquement, beaucoup moins disgracieux que telles colonies de bizarres et rudes syllabes, grossièrement calquées sur le latin ou sur le grec, et qui ont toutes les faveurs des puristes et des pédants. L' Esthétique de la langue française ne proposait pas seulement des préservatifs contre la décomposition du langage imaginés d'après des règles arbitraires, mais conformes à la nature même et au rythme de notre idiome. Elle apportait encore un original tableau de la décadence du style contemporain. Dans un temps comme le nôtre, où chacun est tourmenté du mal d'écrire et où l'institution du certificat d'études et le tour d'esprit d'école primaire égalisent les esprits dans la médiocrité, le style est devenu ce qu'avait déjà raillé Flaubert dans le fameux discours du comice d'Yonville : un composé d'images démonétisées couvrant d'antiques lieux communs. Les études de M. Remy de Gourmont sur les métaphores, sur les clichés, sur les citations, « moisissure des styles rances, arguments des raisonnements illogiques », qui sont d'un homme de goût et de l'érudition la plus savoureuse, constituent à elles seules une ingénieuse critique de la littérature présente. Mais, conséquent avec lui-même, et aussi peu didactique que possible, ce n'est point par des conseils ni des leçons qu'il conclut. Sans doute il raille cruellement, pour satisfaire son sentiment d'artiste, les impuissants et les gâcheurs. Son scepticisme naturel l'emporte cependant. Et il termine ainsi le plus malicieux de ses essais, celui sur les clichés : « Il ne faudrait pas d'ailleurs presser trop étroitement les métaphores qui se gonflent, souvent avec trop d'orgueil, dans les meilleurs styles. L'absurde est partout. Nous vivons l'absurde. Soyons donc indulgents pour nos plaisirs et goûtons dans les images nouvelles ce qu'elles ont de beau : leur nouveauté. L'homme est ainsi organisé qu'il ne peut exprimer directement ses idées et que ses idées d'autre part sont si obscures que c'est une question de savoir si la parole trahit l'idée ou au contraire la clarifie. Aucun mot ne possède un sens unique ni ne correspond exactement à un objet déterminé, exception faite pour les noms propres. Tout mot a pour envers une idée générale, ou du moins généralisée. Quand nous parlons, nous ne pouvons être compris que si nos paroles sont admises comme les représentants non de ce que nous disons, mais de ce que les autres croient que nous disons ; nous n'échangeons que des reflets. Dès que le mot et l'image gardent dans les discours leur valeur concrète, il s'agit de littérature : la beauté n'est plus tout entière dans la raison, elle est aussi dans la musique. — Proscrit de la littérature, le cliché a son emploi légitime dans tout le reste ; c'est dire que son domaine est à peu près universel. Figurons-nous la même langue parlée dans l'univers entier — « sauf dans la république d'Andorre. »

Ce dernier trait exprime bien la conception aristocratique qu'a toujours eue de la littérature M. Remy de Gourmont. Elle lui avait d'abord valu du maniérisme et une recherche un peu excessive. Notons comme un témoignage de ses hautes qualités intellectuelles qu'il ait fini par se placer à distance égale de la tour d'ivoire et de l'art social, de même que, dans ses études sur la langue française, il a su opposer au zèle sauvage des réformateurs autre chose que l'immuable et superstitieux respect du passé.

III

Tous ces exercices littéraires, auxquels nous venons de voir exceller M. Remy de Gourmont, avaient servi à parer et à armer en même temps son intelligence et à l'acheminer vers cet « état de noblesse dédaigneuse où elle doit aspirer. » Ailleurs, il se définit lui-même « un esprit désintéressé de tout et intéressé à tout ». Mais l'on prononcerait à tort le mot de dilettantisme. M. de Gourmont écrit bien qu'il éprouve à manier les idées « un plaisir physique, à peu près comme à caresser une épaule ou une étoffe ». Cependant il ne prend pas avec toutes indistinctement le même plaisir. Il a fait choix de quelques-unes qui lui paraissent justes et qui, un peu coordonnées, formeraient un véritable système.

Dans un remarquable volume, la Culture des idées, il a indiqué la méthode qui l'avait conduit à son agnosticisme parfait : c'est celle de l'analyse, qu'il appelle d'un nom expressif, la dissociation des idées. Ce qu'il y a au fond des grandes abstractions que révèrent les hommes, de quels intérêts, de quelles illusions, de quelles impulsions sentimentales elles sont formées, c'est ce que fait voir cet impitoyable procédé qui ne laisse subsister aucune supercherie et qui libère l'intelligence de tous les fantômes métaphysiques. M. Remy de Gourmont a su conférer à ce travail de délicate critique une vive saveur par d'excellents traits d'humour philosophique. C'est ainsi qu'après avoir « dissocié », réduit en ses éléments cette idée de justice, qui empoisonne aujourd'hui toutes les questions, et dans laquelle il trouve à la fois l'idée de châtiment et l'idée de droit — droit du faible, du mauvais ; châtiment du bon, du puissant — fécondées par la haine et par l'envie, il illustre sa démonstration par l'anecdote très actuelle de ces peintres en bâtiment qui, à la tête du « triomphe de la République », résumèrent leurs revendications de justice par ce cri imprimé sur leurs bannières : « A bas le ripolin ! » Car le ripolin est une invention diabolique qui rend inutile l'art du peintre en bâtiment. Dans cette malédiction nous voyons spontanément, comme au premier jour où elle enivra l'esprit de l'homme vaincu par une force supérieure, s'épanouir la fleur de l'idée de justice.

Mis de la sorte en garde contre tous les mysticismes et toutes les métaphysiques, qu'il avait d'ailleurs traversés et dont il connaissait les effets par expérience, de Gourmont est parvenu à la plus haute indépendance de l'esprit, sur laquelle aucun fanatisme n'a plus de prise. Chez lui la Philosophie de la Connaissance est parvenue à déjouer tous les pièges que prépare l'Instinct vital ; on reconnaît, à cette distinction, l'influence de Nietzsche qui, probablement, n'a rien introduit de bien nouveau chez nous (on sait à quel point il était nourri de la pensée française), mais qui est venu à temps pour préciser et affermir des tendances communes à M. de Gourmont et à quelques autres écrivains de sa génération.

Devenue inaccessible au préjugé religieux, l'intelligence affranchie se plaît dès lors à le découvrir sous les formes diverses qu'il emprunte, mais sans y voir de prétexte à s'indigner jamais : s'indigne-t-on contre les phénomènes ? « Railler la superstition religieuse ou la maudire, écrit M. de Gourmont avec une haute sagesse, c'est avouer que l'on fait partie d'une secte, du moins secrète. » C'est donc avec une curiosité amusée qu'il énumère les cultes nouveaux instaurés par de prétendus athées, avides de recréer un Dieu et qui le forment de toute matière. Des travaux d'un savant distingué, M. René Quinton, partisan encore plus décidé que Cuvier, grâce à des découvertes nouvelles, de la fixité des espèces, il prend texte pour montrer les données fragiles de la religion évolutionniste et du fanatisme scientifique que des demi-savants veulent faire régner chez nous. Quand il compare à l'Inquisition la ligue antialcoolique qui, dans un canton suisse où elle est toute-puissante, emprisonne, soumet à la diète, à des lectures édifiantes et à des bains « d'une chaleur intense » les amateurs de boissons mises à l'index par la Science, c'est peut-être un jeu d'esprit, mais qui ne manque pas de justesse. Il raille de même ces prétendus libres penseurs qui reconstituent sur les dogmes de la Conscience, du Devoir ou de l'Impératif catégorique tout un édifice surnaturel, autour duquel se groupe un clergé laïque composé de prêtres, de vrais prêtres qu'on ne distingue pas d'abord parce qu'ils s'habillent comme tout le monde et qui peuvent d'autant plus dangereusement pulluler que l'ordination et le froc ne leur sont pas nécessaires. Durant une crise récente, spectateur de sang-froid des grands combats menés pour la Justice et pour la Vérité, M. Remy de Gourmont notait encore dans des « Epilogues » mensuels les effets de ce vénéneux ferment que Nietzsche nommait la moraline. On regrette que M. de Gourmont n'ait pas relié à l'un de ses derniers volumes d'essais ses commentaires ironiques des passions métaphysiques qui ont ravagé la France aux premières lueurs du XXe siècle.

Cependant l'intelligence ainsi libérée et parvenue à ce scepticisme supérieur ne peut s'immobiliser dans la contemplation d'un spectacle où chacun, en définitive, est acteur. Elle doit adopter ce qu'un philosophe singulièrement lucide, M. Jules de Gaultier, dont le nom doit être rapproché de celui de M. de Gourmont, appelle « l'attitude d'utilité. » Faisant tous partie d'un groupe, nous sommes intéressés à sa durée et à la conservation de ses mœurs, de son art, de sa sensibilité particulière, qui sont nôtres. Or, écrit M. Jules de Gaultier (dans son livre De Kant à Nietzsche, Paris, 1900) : « Aux époques de civilisation avancée, alors que la religion particulière à une société voit diminuer son pouvoir d'illusionner, alors que la coutume se voit contester son empire, alors que le goût étranger menace d'altérer par l'invasion de son art et de sa littérature la sensibilité particulière du groupe, l'intervention de ces esprits libres est seule capable de retirer des fictions anciennes prêtes à sombrer tout ce qu'elles contenaient d'utile et d'essentiel. Seuls ces esprits, parce qu'ils sont indemnes, ainsi que de toute autre croyance, de la croyance nouvelle à la Vérité, ne tiennent pas rigueur à ces fictions de ce qu'elles ont cessé de paraître vraies. Sous leur travestissement idéologique de vérités, dont il ne furent point dupes, ils n'ont jamais manqué de reconnaître leur réalité physiologique : elles seront donc pour eux des documents auxquels ils auront recours pour définir et reconstituer l'ensemble des attitudes d'utilité particulières à la race et qui composent sa morale. »

Je n'irai point jusqu'à dire que, partageant cette conception hardiment utilitaire, M. de Gourmont se soit fait apologiste de la religion catholique. Pour les mêmes raisons et à peu près de la même façon que Nietzsche, il est profondément ennemi du christianisme. Mais il sait distinguer entre le christianisme à l'état naissant, inculte et d'autant plus virulent, et celui qu'ont poli les siècles, la civilisation, des générations d'hommes sages et qui connaissaient les exigences de la vie. C'est en renforçant de cette considération l'argument de l'intérêt national proposé par M. Jules de Gaultier que M. Remy de Gourmont a écrit de vifs plaidoyers contre le protestantisme et ses modes honteux et pour la religion catholique. (Les lignes suivantes, avec leur arrière-pensée esthétique, en donnent exactement le ton : « La France, qui n'est pas une terre latine, est une terre romanisée ; elle ne peut garder son originalité qu'en demeurant catholique, c'est-à-dire païenne et romaine, c'est-à-dire anti-protestante. Mais elle ne peut pas plus devenir protestante qu'elle ne peut devenir anglaise ou turque. C'est là un état de fait invincible et ironique contre lequel se buteront éternellement les convertisseurs. Il faut railler leurs efforts, opposer impérieusement aux fumées de leur morale lourde l'éclat d'un paganisme qui se rit de tout, excepté de la vie ». La Culture des idées, p. 197-198.) Il est allé plus loin encore : contrariant, dans son dernier livre, le pli le plus général en France, même chez les fidèles, il s'est fait, contre Port-Royal, le défenseur des jésuites.

Un petit essai sur les jésuites dans la littérature française ne laisserait pas d'être piquant. Il montrerait que, depuis Pascal d'abord, Michelet, Quinet et Eugène Sue ensuite, il y a quelque chose de changé dans les esprits. M. Maurice Barrès avait déjà appris à admirer ce grand amateur d'âmes qui fut Ignace de Loyola. C'est pour d'autres motifs que M. Remy de Gourmont a épousé la cause d'Escobar. Le « Chemin de velours » (c'est-à-dire, par opposition à la « voie douloureuse », la route sans épines par où les casuistes conduisent doucement les pécheurs au ciel) se ferme sur cette conclusion qu'il faut citer, car elle résume tout l'esprit du livre : « C'est bien moins avec l'esprit scientifique qu'avec l'esprit protestant et rationaliste que les jésuites furent en désaccord. Ils représentèrent, en somme, la partie la plus saine et la plus acceptable du christianisme, celle qui tâchait d'accommoder des principes destructeurs aux nécessités de la vie. Avec eux on put s'entendre superficiellement sur presque tout ; avec le chrétien pur l'entrée en conversation était à peine possible. Tant qu'il y eut besoin de cet intermédiaire, ils furent dans le siècle quelque chose comme le médiateur plastique de la vieille philosophie ; dans ce rôle devenu inutile, les jésuites rendirent des services que l'on ne doit pas oublier à la civilisation, à la liberté des mœurs. » Songez à quel point ce langage modéré doit confondre l'anticléricalisme vulgaire ! Et justement, sans aigreur, étant désintéressé dans la question, M. de Gourmont s'est attaché à montrer qu'un Paul Bert, farouche ennemi de l'Ordre, « écho bégayant des jansénistes », est de toutes les forces de son être un théologien qui subordonne la vie et la réalité à son « idéal moral ». Les jésuites, au contraire, connaissaient les hommes, leurs besoins et leurs faiblesses. Leur expérience était profonde et riche. Sachant ce que peut la nature humaine, ils se sont efforcés de plier sur elle les règles de la religion et de ne pas lui rendre la vertu inaccessible : « Ni dupes, ni hypocrites, ils ne consentent pas à prêcher une morale inapplicable ; ils aiment mieux être utiles que d'acquérir par le facile moyen de l'écriture une réputation de stoïcisme et d'intégrité. » M. de Gourmont ajoute avec un égal sérieux, à un autre endroit : « Si c'est Escobar qui défend la liberté de la vie, nous ne rirons plus d'Escobar. »

Les jansénistes s'enfermaient dans une inflexible et barbare austérité, décourageant le pécheur par la terrible théorie de la grâce et le jetant dans le dégoût d'agir et même de tenter le bien. Cependant, le P. de Rhodez, casuiste, posait cet axiome que « le péché ne saurait être plus grand que la conscience ne le dicte », ce qui se traduit ainsi en langage moderne : « Les hommes sont inégalement responsables devant la loi. » Bel acte d'audace intellectuelle et de probité scientifique, dit M. de Gourmont. Il a fallu près de trois siècles pour l'apprécier comme il convient. Un juriste, M. Saleilles, a fait récemment un traité sur l'Individualisation de la peine où il conteste que les mêmes crimes veuillent toujours la même répression : il aurait pu à juste titre mettre le P. de Rhodez au nombre de ses autorités.

Quand M. Remy de Gourmont rapproche encore des conseils de la médecine moderne sur certains points de physiologie intime les sages décisions des casuistes ; lorsqu'il oppose à l'arrogance des zélateurs de la Vérité cette sage parole d'Escobar que « l'homme ne peut acquérir des choses une certitude pleine et entière » et que, les dogmes de l'Eglise mis à part, il n'est que de variables et incertaines opinions ; lorsqu'il s'amuse enfin à noter que Jules Ferry avait flétri les jésuites pour avoir excusé le vol en cas de nécessité extrême, théorie par où s'affirment aujourd'hui le génie de M. Magnaud et le progrès des idées démocratiques, il n'émet pas de simples paradoxes ; il ne se livre pas à de purs exercices de virtuosité : nous disons qu'il fait preuve de la plus étonnante, de la plus rare liberté intellectuelle. On avait déjà vu de nos jours des écrivains peu croyants rendre hommage au catholicisme. C'était le plus souvent, même chez les esprits les plus distingués, par affectation de générosité, par mollesse libérale, par sympathie vaguement religieuse ou pour tout autre motif d'ordre sentimental. Les raisons de M. de Gourmont sont purement intellectuelles. Elles feraient reconnaître ceux qui ne les comprendraient pas pour d'incurables fanatiques.

« Scepticisme nouveau », avons-nous dit pour désigner le caractère éminent de son œuvre. A la vérité, cette attitude de l'esprit critique qui s'incline devant la coutume et les mœurs de son pays n'est pas précisément nouvelle. Elle est même de tradition en France. Souvenons-nous du chanoine Gassendi, athée par principe, et qui ne cessa pas de dire sa messe ; de son disciple, le médecin Bernier, et encore du bon évêque Huet, de ces matérialistes et de ces libertins de l'âge classique qui ne se croyaient pas plus autorisés à se révolter contre les habitudes spirituelles de leur pays que contre l'autorité temporelle. Comprenons encore l'exemple de Voltaire que M. Emile Faguet a montré non moins soucieux d'affranchir son intelligence que de garantir l'ordre et la continuité dans la politique comme dans les esprits, et qui, pour s'assurer un si grand bien, consent que les petits garçons continuent d'apprendre le latin chez les jésuites. M. Remy de Gourmont et les libres intelligences qui partagent ses idées n'ont pas le mérite d'avoir rien inventé : ils n'y prétendent point d'ailleurs. Toute la nouveauté consiste en ce qu'ils ont été contraints par l'anarchie contemporaine et d'expliquer et de justifier ce qui jadis allait de soi. Ce scepticisme, qui a d'illustres patrons, appartient à la meilleure tradition française : je ne crois pas que M. de Gourmont repousse aujourd'hui cet éloge.

(1) Peut-être à Marigny, près de Coutances, où Jacques Bainville est enterré (note des Amateurs).

Jacques Bainville

A consulter :

Les deux peuples

Théophile Gautier