Remy de Gourmont par André Rouveyre

« Henry Céard ou la tristesse chez les écrivains naturalistes »,
L'Ami du lettré, Crès, 1925, pp. 187-192


Comme nous nous trouvions un soir, au café, Henry Céard appela le garçon et, d'un ton sévère :

— Ce zeste de citron que vous mettez dans le vermouth, lui dit-il en désignant son verre, j'espère que vous le ramassez dans le sable, les crachats et les bouts de cigarettes, après que les clients l'ont déjà plus ou moins sucé ?

Et, comme le garçon ne comprenait pas :

— Enfin, oui, précisa-t-il, j'aime à croire que vous le faites servir plusieurs fois ?

Le garçon protesta, sans rire, qu'il s'en gardait bien, ce qui lui attira cette réponse de Céard :

— Oh, allez, vous feriez mieux de le dire !...

On sentait, à l'accent de cette phrase, que l'auteur d'Une Belle Journée venait d'éprouver une déception nouvelle en ne rencontrant pas un garçon de café assez sincère pour lui avouer quelque turpitude — celle-là ou une autre n'importe — de sa profession.

Une déception de plus, venant après tant d'autres, après toutes celles qu'il avait soigneusement notées et reportées dans Une Belle Journée, dans Terrains à vendre, dans Les Résignés... Une déception de plus... Décidément la vie était sans joie. Il était bien passé le temps des dîners si scrupuleusement mauvais organisés par Léon Hennique et les camarades des Soirées de Médan, chez un obscur marchand de vin situé à Montmartre, au coin de la rue Coustou et de la rue Puget, endroit qui devint célèbre par un assassinat et que dirigeait une certaine mère Machini.

Ah ! l'heureux temps chanté par J.-K. Huysmans, dans son Poème en prose des viandes cuites au four, l'heureux temps des fallacieux rosbifs, des illusoires gigots, des salades durement vinaigrées, des virulents condiments qui brûlaient le palais et forçaient à boire pour éteindre l'incendie des gosiers, un vin aussi médiocre que les mangeailles.

Ah ! la joie de dépecer, dans une affreuse gargote, des « carnes exorbitamment crues arrosées d'un reginglat terrible :

— Vivent les années heureuses où, bien avant les Soirées de Médan, nous dînions ensemble avec Maupassant, une fois par semaine, chez un troquet empoisonneur de Montmartre, à quarante sous ! s'écria un jour Paul Alexis.

— Comme Alexis avait raison..., pensait Céard tout en regagnant son cercle, rue Vivienne... Il n'est plus le temps où, en présence de Gourmont ébahi, le cher camarade Gabriel Thyébaut pouvait conduire ses amis chez des débitants de café tout spécialement frelaté, tirer des poils humains de ses cigares et acheter, dans les bazars, des blagues à tabac en forme... d'ordure. Aujourd'hui, la sophistication de toutes choses se dissimule si bien que l'amateur le mieux averti ne parvient pas toujours à la déceler.

Et, comment conserver, je vous le demande, sa vision pessimiste du monde dans un temps où les garçons de café n'avouent même pas qu'ils vont chercher sous les tables les débris alimentaires pour les resservir indéfiniment à la clientèle ? [...]

Léon Deffoux.