Eekhoud par Vallotton.

1. « Chronique de Bruxelles », Mercure de France, octobre 1903, p. 257-258


CHRONIQUE DE BRUXELLES

Les vacances touchent à leur fin. Bientôt la vie intellectuelle, la culture cérébrale intensive va reprendre à outrance sous forme de spectacles, d'expositions, de concerts, de conférences, de cours, de lectures, que sais-je encore ? Combien de titres et de programmes alléchants masqueront la niaiserie, le vide ou même la nuisance — comme diraient les Anglais — de tel enseignement ! Il en est un surtout, celui de la littérature, qui donne lieu chez nous encore plus qu'en France, aux plus indigestes ou aux plus incohérentes pédagogies. Dans la plupart de nos établissements publics — sans en excepter ceux dits du degré supérieur — les chaires de littérature sont confiées à de frigides maniaques qui loin de susciter chez leurs élèves la curiosité et l'enthousiasme et de leur communiquer la ferveur des belles et nobles œuvres, n'éprouvèrent jamais eux-mêmes la moindre émotion artistique et dont l'insensibilité n'a d'égale que l'ignorance. Ils me rappellent ce M. Amateur que Remy de Gourmont nous présenta dans ses contes D'un Pays lointain et qui se procurait de belles estampes pour avoir le plaisir de les maculer et de les détruire par un barbouillage progressif. M. Amateur avait la haine de l'art comme les professeurs en question ont la haine de la littérature. Toutefois, M. Amateur me paraît, encore plus inté[p. 257]ressant que ceux-ci parce que sa haine implique à tout prendre une certaine compétence. Cette haine n'étant qu'une ferveur à rebours, le monstre étudié par M. de Gourmont faisait preuve d'un tact et d'un flair souverain dans le choix de ses victimes. Son sadisme spécial procédait avec une méthode logique et une indiscutable compétence. C'était un sacrilège, mais non un profane. Tandis que les phénomènes auxquels je fais allusion n'apportent aucun raffinement dans leurs attentats. Ce sont des violateurs barbares, des impulsifs qui opèrent sur les belles poésies et les proses médullaires comme les escarpes des banlieues se ruent, les dimanches, sur les promeneuses un peu mieux mises que les souillons dont s'accommodent leurs fringales érotiques durant les six autres jours de la semaine. Les outrages de ces amateurs-ci manquent de subtilité.

Mais pour être plus grossière que celle du monomane divulgué par Remy de Gourmont, la phobie des nôtres n'en est pas moins malfaisante et funeste. Loin d'éveiller en nos étudiants le goût du Beau écrit, le frisson de la splendeur verbale, ils auront au contraire étouffé toute velléité d'enthousiasme chez les rares prédestinés.

En France, M. René Doumic s'est acquis une triste célébrité par certain manuel de littérature adopté dans vos lycées. Les jeunes gens y puisent des opinions toutes faites sur les auteurs anciens et modernes. Ils connaissent les œuvres et les hommes, par M. Doumic. Jamais ils n'ouvriront plus un livre apprécié par le professeur. Ils auront appris la littérature dans le méchant catéchisme d'un sous-Brunetière. Il seront renseignés une fois pour toutes sur ce qu'il convient de penser sur les poètes et les conteurs sans jamais les avoir lus.

En Belgique sévissent même des sous-Doumic.

Aussi invraisemblable que la chose paraisse, dans son Histoire de la Littérature française, un professeur (son nom n'importe) d'école normale de l'Etat, est parvenu encore à enchérir sur la cuistrerie, l'incompétence, l'infatuation et le dogmatisme de votre si fameux magister. Naturellement le gouvernement s'est empressé d'approuver ledit ouvrage comme manuel classique dans les sections normales et de le recommander pour les Bibliothèques scolaires et les distributions de prix.

Voici quelques-unes des plus brillantes escarboucles serties par notre sous — ou plutôt par notre sur-Doumic : [...][p. 258]


A consulter : Eekhoud vu par Gourmont