1. « Quatre médaillons d'artistes : IV Remy de Gourmont », La Chronique des livres, 25 septembre 1900

2. « Deux écrivains », Le Progrès, Lyon, 4 octobre 1910

3. « Notre époque. Un grand lettré », La Dépêche, Toulouse, lundi 24 octobre 1910

4. « Remy de Gourmont », La Semaine littéraire, 23 octobre 1915

5. Servitude et grandeur littéraires, Paris, Ollendorf, s. d.


1. « Quatre médaillons d'artistes : IV Remy de Gourmont », La Chronique des livres, 25 septembre 1900, p. 197-198

On l'a dit pervers, parce qu'il a fait palpiter et soupirer la luxure, plutôt qu'il n'a fait sangloter et songer l'amour, dans de troublants poèmes en prose d'un éclat minéral, d'un accent fiévreux, concentré, tragique et singulier. On l'a dit redoutable, parce qu'il a signé au sujet de notre temps les réflexions les plus acerbes, les plus cinglantes, les plus implacablement méprisantes et logiques : mais il saluait avec noblesse les vraies consciences et les purs caractères, et il ne haïssait que les cabotins et les factices. On l'a dit troublant et presque immoral, parce que le mélange de mysticisme et de vice de ses personnages très intellectuels déconcertait : et l'on oubliait que l'ange et la bête voisinent, et que la convention hypocrite des romans n'ose jamais les peindre simultanément. On l'a dit sacrilège, parce qu'il savait avec puissance faire parler les sacrilèges : mais on a négligé de dire qu'il savait faire parler saintement les saints. On l'a dit compliqué, parce que son érudition est, avec celle de Marcel Schwob, la plus étendue, la plus solide, la plus fortement méthodique de ma génération ; on l'a dit hautain et peu accessible, parce qu'il regarde la veule et fausse existence littéraire moderne avec dédain, tient à la solitude fière et pauvre, déteste la publicité, ne veut que peu d'amis qu'il choisit et sait garder. Et il est plein de courtoisie, de discrétion, et il est profondément spiritualiste, et il est un artiste de lettres de tout premier ordre, isolé comme Elémir Bourges, et comme lui se suffisant à soi-même, ignoré des gazettes et respecté des créateurs.

Remy de Gourmont imagine des hommes violents, tragiques et pensifs, des femmes sensuelles et enfantines, et il les met en présence dans un monde étrange, d'une poésie exaltée, barbare et subtile, somptueuse et brutale, d'une intellectualité raffinée, insoucieuse d'être comprise. Le Fantôme, ce joyau, les Chevaux de Diomède, Théodat sont des œuvres qui ne peuvent ni s'imiter ni se recommencer et qui se tiennent à l'extrémité d'une littérature parmi ce qu'elle peut montrer de plus surprenant, de plus aigu, de plus follement envolé loin de la foule, des traditions, des règles et de toutes les légalités de la carrière des lettres. Remy de Gourmont est un virtuose des sentiments rares et des nuances intermittentes de la conscience. Il ne s'en repose qu'en scrutant le Latin mystique ou l'esthétique de la langue française, en recherchant l'âme permanente et le vieux génie de la prose à travers l'antiquité et le Moyen Age. Il ne s'inquiète, dans la vie, que des plus nobles fins des rapports humains. Je me figure qu'il a énormément souffert, et que c'est la souffrance noblement supportée qui lui a donné sa supériorité de sage, non résigné mais non révolté, dédaigneux, sérieux surtout — sérieux à confondre et à gêner la génération de jeunes poètes un peu minutieusement puérils qui vit auprès de lui sans toujours le comprendre et souvent sans oser l'aimer. Il est de la race des vrais hommes, mais de ceux qui ont choisi l'attitude du songeur, parce qu'ils savent que la meilleure façon d'attendre la mort est encore d'aimer la métaphysique et les rêves, dès l'instant que le rire, l'amour, le bonheur tendre et l'intimité n'ont point voulu s'offrir au cœur qui les espérait. Remy de Gourmont, érudit sans être livresque, conscience exempte de vanité, conserve une humanité grave sous l'amoncellement fastueux des méthodes et des sciences — et malgré tout ce que l'esprit décadent a pu s'ingénier à lui reconnaître, il est trop logiquement intelligent, trop clairement, pour rien contenir de malsain. Quiconque vit dans le commerce des idées vit autant avec des anges qu'avec des monstres : il est trop calme pour s'effarer de cohabiter avec les spectres. Il les regarde derrière le cristal de son orgueil vierge, sereinement, et les dépeint sans les effleurer. Ses prières, lorsqu'il se recueille, sont pures comme son langage lorsqu'il nous parle ; et il sort de toutes ces fiévreuses imaginations, des Histoires magiques aux Proses moroses, parmi le baume vénéneux de la littérature pessimiste, une chasteté mentale, une spiritualisation de tentations refusées, que l'artiste décrit librement puisque l'homme n'en voulut pas.

[reproduit dans Remy de Gourmont par Pierre de Querlon, Bibliothèque Internationale d'Edition, 1903]


3. « Notre époque. Un grand lettré », La Dépêche, Toulouse, lundi 24 octobre 1910

NOTRE EPOQUE

UN GRAND LETTRÉ

Une rumeur pareille à celle qui précède la gloire se propage depuis quelque temps, à propos d'une prochaine élection d'Académie non officielle, autour du nom de M. Remy de Gourmont. Je sais bien qu'il est délicat de louer un collaborateur dans sa propre maison, et celle-ci plus que d'autres s'abstient de vanter les siens, laissant avec bon goût ce soin au public. Mais enfin, si les lecteurs de la Dépêche n'ont besoin de personne pour estimer à leur valeur les articles que M. Remy de Gourmont écrit pour eux, ce ne sont là que des fragments d'une œuvre considérable, édifiée depuis vingt-cinq ans ; et il me sera peut-être permis de parler de cette œuvre, et surtout du cas littéraire qu'elle représente. Si je contreviens, pour une fois, aux traditions de ce journal, et si la modestie de M. de Gourmont s'inquiète de trouver ici cette page écrite à son insu, j'espère que les lecteurs m'approuveront quand même, pour l'amour de la justice à rendre, dont je saisis une belle occasion.

Il se peut, en effet, que tous ceux qui lisent ici les chroniques de M. Remy de Gourmont ne connaissent pas en détail les trente volumes, et plus je crois, qu'il a publiés, et qui attestent l'évolution d'un des esprits supérieurs de notre époque. M. Remy de Gourmont n'a jamais recouru aux facilités de la réclame. Il a vécu solitairement en érudit, en philosophe, et il n'a guère caché son mépris pour le succès facile, l'arrivisme des salons et le bluff du boulevard. Personne n'est moins « parisien ». Si sa conduite est empreinte de dignité hautaine, son œuvre ne l'est pas moins. Il a débuté dans les premiers temps du mouvement symboliste, et il reste avec Paul Adam et Henri de Régnier une des trois figures qui survivront à ce mouvement. Il en a partagé la fortune, ou plutôt l'infortune : car, d'emblée, il a été considéré comme un écrivain trop raffiné et trop savant pour plaire au grand public et à la presse frivole. Son premier roman Sixtine, d'une étonnante subtilité psychologique, d'une langue non moins subtile, le classa de suite parmi ces auteurs heureux, ou malheureux comme on voudra, qui s'attirent la sympathie ardente d'une élite restreinte et qui déconcerteront les lecteurs superficiels. Une considérable étude sur Le Latin mystique confirma ce jugement. Peut-on faire un homme à la mode d'un auteur qui signe des livres aussi rébarbatifs ? Comme, de plus, les contes que M. de Gourmont commençait de publier se reliaient à ceux d'Edgar Poë et de Villiers de l'Isle-Adam par leur idéalisme, leurs éléments métaphysiques, comme ses critiques honoraient Verlaine, Baudelaire, Villiers, et autres poètes maudits, le cas de l'auteur parut clair : c'était un « décadent », et l'oubli ou le sarcasme serait son lot.

M. Remy de Gourmont n'en prit aucun souci. Il travailla à son gré, avec une indifférence totale pour la mode et les moyens de parvenir. Il publia livres sur livres, avec un désir de plus en plus ardent d'un style rare, d'une pensée synthétique, d'une idéologie riche et profonde. Si quelques quotidiens l'accueillirent parfois, ce fut dans les revues destinées à une élite qu'il écrivit surtout, principalement dans ce Mercure de France qui a conquis lentement et sûrement un rang si estimé, et dont le nom et l'œuvre de M. Remy de Gourmont resteront inséparables. Or, avec les années, le public vint plus nombreux à ce solitaire qui ne voulait point venir à lui : et on s'avisa que dans un coin, sans tapage, un homme existait dont l'intelligence était supérieure, dont les facultés s'étendaient à la philosophie et à la science autant qu'à l'art littéraire, et qui disait sur une foule de questions ardues les paroles qu'il fallait dire. Il écrivait des romans délicieusement chimériques, pleins d'allégories légères et profondes, comme le Fantôme, les Chevaux de Diomède, le Songe d'une Femme, Une Nuit au Luxembourg ou Un Cœur virginal, des volumes de contes comme le Pèlerin du Silence. Et tout cela ne ressemblait qu'à soi-même et révélait une sensibilité où le plus délicat érotisme s'unissait curieusement à la plus souple faculté de symbolisme et d'ironie intellectuelle.

Mais peu à peu cette intelligence à laquelle on ne pouvait reprocher que d'être trop riche, trop variée et trop abstraite se clarifiait et se « dépouillait » comme un vin généreux. La révélation de Nietzsche fut une des causes de la transformation de cet esprit jusqu'alors sollicité par la mystique, et faisant de ses doutes eux-mêmes des motifs d'art. Du romancier, du poète, de l'érudit, un essayiste naquit, fort de toutes les compréhensions, nourri de toutes les nourritures cérébrales, mais quittant l'abstraction pour envisager la vie. Alors furent écrits des livres comme la Culture des Idées, le Chemin de Velours, les Promenades philosophiques et la Physique de l'Amour. Les grammairiens, les historiens religieux, les philosophes et les biologistes furent stupéfaits de constater qu'un poète de la prose, un curieux d'art ancien, un simple littérateur sans diplômes, sans chaire et sans fonctions officielles, pouvait révéler des vues si vastes et des analyses si serrées, et les enseigner dans leurs propres domaines. La Culture des Idées et la Physique de l'Amour sont des livres qui comptent parmi les plus beaux témoignages de la haute critique française depuis Taine, et on ne cesse de les démarquer, en négligeant trop souvent d'en nommer l'auteur.

En même temps, M. Remy de Gourmont publiait des choix de textes anciens et les accompagnait de commentaires qui sont des modèles de critique judicieuse et précise. Il dirigeait des collections d'art, et il commençait à donner, chaque quinzaine, sous les titres d'Epilogues et de Dialogues des Amateurs, des chroniques sur les faits contemporains. Ces petites pages ont plus fait pour sa réputation que de gros livres. Ce sont des bijoux d'esprit, de logique, d'humour et de liberté morale qu'on a pu comparer justement aux pages de Chamfort et de Rivarol, et qui en ont la perfection de forme, l'élégance, l'intense ironie et l'absolue clarté de jugement. L'érudit, le linguiste, le psychologue, le philosophe et le trouveur d'images curieuses s'unissaient pour former un homme libre, exprimant les opinions les plus largement indépendantes sur la vie et la morale, et prouvant que le scepticisme, dans une conscience avertie et généreuse, peut être une source féconde et non un dilettantisme desséchant. Toute une conception de la vie s'imposait en ces dialogues apparemment légers, où étincelait l'ironie, où chaque phrase semblait être l'épigraphe d'un grand livre.

Eh ! bien, voici un homme qui, sans fortune, a travaillé vingt-cinq ans, sans jamais écrire un mot qui impliquât une concession : son œuvre entière est une protestation contre la banalité, un hommage à la haute idéologie, une affirmation calme, souriante mais inflexible du scrupule le plus élevé de l'art littéraire ; ce qu'il y a de plus beau peut-être dans cette œuvre, c'est l'exemple intellectuel et moral qu'elle donne. Elle prouve que l'insuccès peut toujours être vaincu par le talent et la volonté, elle prouve que les hommes vraiment forts peuvent oser mépriser la réputation et toutes les compromissions qu'elle exige, pour attendre la gloire. Pendant quinze ans il n'y a peut-être pas eu mille personnes pour savoir que la France possédait en M. Remy de Gourmont un de ces cerveaux de tout premier ordre qui honorent et fécondent une époque littéraire. L'homme qui écrivait tant de valeureux ouvrages vivait dans l'ombre, les journaux n'en parlaient jamais, un bénéfice dérisoire était accordé à son énorme labeur alors que de médiocres amuseurs de lettres s'enrichissaient et usurpaient la considération publique. Et puis voilà que tout de même, par le magnétisme du talent qui coordonne les estimes autour d'un nom, par le lent travail de la justice immanente, l'heure est venue pour un de nos plus fiers écrivains : en silence sa situation est devenue considérable, et tout le monde dira demain ce que je suis heureux d'écrire aujourd'hui. C'est cela qui est beau et consolant malgré tout. Je ne sais pas si M. Remy de Gourmont sera appelé à l'académie des Goncourt ; mais je sais bien qu'en toute réunion d'hommes de vraie valeur et de libre intelligence sa place est marquée par la nature, comme celle d'un des maîtres de notre temps, d'un penseur de la grande lignée française.

CAMILLE MAUCLAIR

[texte entoilé par Mikaël Lugan.]


5. Servitude et grandeur littéraires, Paris, Ollendorf, s. d., p. 40-41

Il y avait là [au Mercure de France], avant tous, Remy de Gourmont, froid, sagace, railleur, bénédictin laïque, essayiste subtil, philosophe sceptique, prosateur d'un érotisme raffiné et d'un idéalisme ardent – son talent d'alors était fait de l'union imprévue et harmonieuse de ces deux tendances en de petits romans comme les Chevaux de Diomède et l'admirable Fantôme : Remy de Gourmont était le sage et l'oracle de la maison, le Pic de la Mirandole du symbolisme, bibliophile, grammairien, latiniste, l'homme le plus vastement instruit que j'aie connu avec Schwob et Élémir Bourges. Il était destiné à attester par nombre d'œuvres glorieuses une des magnifiques intelligences de la France récente. Son visage ravagé, sa voix basse et sarcastique, déconcertaient. Il m'a été donné plus tard de savoir quel cœur loyal et passionné, quelle constance d'amitié se cachaient sous cette réserve d'homme ayant beaucoup souffert, beaucoup songé.

[texte entoilé par Vincent Gogibu.]


Mauclair vu par Gourmont