Elle possédait à merveille le Sous-Paris des littérateurs inédits : ceux qui ne sont pas encore éclos à la célébrité, et ceux qui n'écloront jamais [...] Un, surtout, l'occupait, Sixte Mouront, qui l'honorait de son amitié. Elle était très fière de cette amitié-là.

[...] un monsieur Sixte Mouront est venu dans la matinée, a sonné longtemps et est parti. Il écrira.

Que le feu Saint-Antoine arde le boyau intime de ce symbolard ! Monna ne m'a pas caché qu'avant mon avènement il la partageait avec quelques autres mortels chéris des dieux ; elle ne l'aime pas, mais elle l'admire. J'enrage. Dès que la concierge a tourné les talons, j'interroge, d'un air de suprême indifférence ; ma bien-aimée, complaisante, me détaille son commerce avec Sixte Mouront : pervers, mais faible de complexion, il se plaît aux raffinements coupables ; malheureusement il s'essouffle. Pourquoi faut-il qu'il soit si peu coutumier de propreté ?

Mais son talent de maître écrivain fait que l'on passe sur bien des choses.

 Monna songe à Mouront ; il ne lui est pas indifférent. Sa dernière lettre l'a satisfaite.


Elle n'écrivait pas à monsieur un Tel ou à monsieur autre Tel. Elle écrivait pour la postérité, et s'appliquait. En ces circonstances, son visage assumait une solennité supérieure, et comprenant bien que je ne pouvais me risquer à l'embrasser dans le cou sous peine de commettre une grosse inconvenance, je m'occupai seulement de contrôler ses phrases.

Elle parlait d'elle à la troisième personne : « Monna songe à Mouront ; il ne lui est pas indifférent. Sa dernière lettre l'a satisfaite. » Et des mots baroques, recueillis ça et là, dont à coup sûr elle ignorait le sens : « la sphynge, la stryge, l'empuse... » et des hiératiquernent et des iconoclastes, cadeaux de ses amants antérieurs. Elle chérissait les majuscules dont elle gratifiait, dans le corps des phrases, jusqu'aux adverbes.

Successivement, elle écrivit à Sixte Mouront (Très vénéré Maître) ; à Simon Labrèche, à Martial Tarvenu, puis à d'autres moins illustres. Ensuite elle atteignit une boîte oblongue où des bâtons de cire à cacheter s'alignaient, du mauve éteint au violet évêque ; en une autre boîte, c'était la gamme du rose mourant au rouge ponceau ; une troisième recelait des bâtons blancs et noirs, en passant par l'échelle des gris divers.

Pour Sixte, elle employa du violet ; à Labrèche fut dévolu l'incolore, et ainsi de suite, selon le caractère qu'elle supposait à chacun des destinataires. Elle apposait son cachet, M. D. N., avec des gravités d'ambassadeur qui expédie la valise.

Je la revois étendue sur le dos.

(Pierre Veber & Willy, Une passade, 1895)

Sixte Mouront réapparaît dans Maîtresse d'esthètes (1897) du même Willy & de Jean de Tinan :

1995