Dujardin par Vallotton

1. « Les livres », Mercure de France, août 1891

2. « Edouard Dujardin », Le IIe Livre des masques, Mercure de France, 1898


1. « Les livres », Mercure de France, août 1891

La Comédie des Amours, par ÉDOUARD DUJARDIN (Vanier). – Le vers libre, et même libertin, préconisé par M. Dujardin et en ce tome, après d'autres, offert à nos loisirs, n'est pas médiocrement distrayant, ni réconfortant. Distrayant, parce qu'il assume des formes telles que :

... Où sont vos cavaliers si beaux ?
Ils boivent le Montebello ;

ou que :

Ré, mi, fa, sol...
Ton âme a quitté le sol.

Fillette, fillette,
Dans l'inconnu tu te jettes.

Réconfortant, parce que, toutes les vieilles chinoiseries de la versification tant vieille que neuve se trouvant abolies, chacun, désormais, peut faire des vers, sans même avoir appris à lire (sic). Maintenant, peut-être faut-il être réellement doué de talent pour en montrer si peu ? Mon avis est que M. Dujardin se trompe de route et je crois qu'il finira bien par le reconnaître, car il est très intelligent.

R. G.

[texte repris dans le n° 1 de la Nouvelle Imprimerie Gourmontienne et communiqué par cette revue]


2. « Edouard Dujardin », Le IIe Livre des masques, Mercure de France, 1898

EDOUARD DUJARDIN

Fondée, sous l'inspiration de M. Fénéon, par un sieur Chevrier, qui n'a pas laissé d'autres traces dans la littérature, la Revue Indépendante passa, en 1886, aux mains de M. Edouard Dujardin. Le premier fascicule s'ouvre par un programme d'une insignifiance dédaigneuse, simple prise de possession, mais les noms des collaborateurs, alors aimés de quelques-uns et tous devenus célèbres, affirmaient une volonté de bien dire et de bien faire, une certitude dans l'acheminement vers un but d'art pur et de beauté nue qu'un prologue explicite eût proclamées moins bien. Les chroniqueurs étaient : Mallarmé, Huysmans, Laforgue, Wyzewa. Celui-ci pendant plus d'un an analysa les livres nouveaux avec une discrétion et un détachement prophétiques, mais il avait de l'esprit, une lecture immense, — et il aimait Mallarmé : c'était malgré tout impressionnant. M. Huysmans vivisectait les peintres avec la joie d'un chat de gouttière dévorant une souris vivante ; Laforgue était ironique, léger, mélancolique et délicieux ; M. Mallarmé expliquait l'inutilité de compliquer les spectacles par la récitation de littératures généralement déplorables. En deux ans presque tous les écrivains versés depuis sur les contrôles académiques (ou bien près de subir cette formalité), M. Bourget, M. France, M. Barrès, passèrent par cette revue d'une laideur (physique) si originale et si barbare. On y lisait aussi Villiers, Rosny, Paul Adam, Verhaeren, Moréas ; Ibsen y débuta comme écrivain francisé.

Dans la dernière année, M. Kahn, laissant la Vogue, remplaça par un dogmatisme utile le plaisant scepticisme de M. de Wyzewa ; en janvier 1889, la Revue Indépendante passa en d'autres mains, perdit d'année en année son caractère aristocratique, mourut lentement.

Seule revue d'art pendant deux ans, elle avait eu un rôle important, celui, peut-être, de gardien du sanctuaire, héritière de tous ces recueils ouverts à la seule littérature avouable qui s'étaient succédé depuis presque un demi-siècle, la Revue française, la Revue fantaisiste, la Revue des Lettres et des Arts, le Monde Nouveau, la République des Lettres. Ces deux années furent fécondes et nous en ressentons toujours la très bienfaisante influence. Ayant pris charge de la littérature vers le déclin du naturalisme, M. Dujardin la conduisit par deux chemins qui devaient se rejoindre un peu plus tard, d'un côté vers Ibsen, de l'autre vers le symbolisme français. On voit l'évolution. Elle se fit assez vite (des Esseintes y avait déjà contribué) du précis à l'imprécis, du grossier au doux, du reps à la peluche, du fait à l'idée, de la peinture à la musique. Avec la Vogue, la Revue Indépendante redressa bien des mauvaises éducations, détermina bien des vocations, ouvrit bien des yeux alors aveuglés par la boue naturaliste.

La musique, c'est-à-dire Wagner, inquiéta beaucoup M. Dujardin, à la même époque ; déjà il avait fondé la Revue Wagnérienne, dont l'action, peu étendue, fut profonde. Il n'y a rien de plus utile que ces revues spéciales dont le public élu parmi les vrais fidèles admet les discussions minutieuses, les admirations franches ; la Revue Wagnérienne, de critique sûre, de littérature vraie, créa en France le wagnérisme sérieux et presque religieux. On croyait avoir trouvé l'art intégral, — et cela dura dix ans : ce fut encore M. Dujardin qui avertit le public que le culte du génie ne doit pas être une adoration aveugle. Son article sur les représentations de Bayreuth en 1896 est, comme le premier numéro de la Revue Wagnérienne, une date dans l'histoire du wagnérisme. En voici l'argument : « Un art n'est-il pas d'autant plus élevé qu'il exige moins de collaborations ? » Le rêve de Wagner, interprété sur un théâtre, par des cabotins, par des décors et des costumes (« qui en sont l'extériorisation »), échoue à donner l'impression d'un art absolu, complet ; tel qu'il fut conçu, le drame wagnérien est « impossible ». Ainsi M. Dujardin a ouvert et refermé la porte.

Au milieu de ces multiples activités, et aux heures mêmes de son apostolat wagnérien, M. Dujardin ne s'oublie pas lui-même ; il écrivit des contes, des poèmes, un roman et une trilogie dramatique, la Légende d'Antonia.

« Un jour, comme je regardais dans un album le vague portrait d'une jeune fille, quelqu'un passa qui dit un nom...

Ainsi je vous connus ; ayant entendu votre nom, ô vous, je vous rêvai. »

Ainsi débute un poème à la gloire de cette femme de rêve que l'on retrouve, souvenir ou vision, « face adorable », en plusieurs autres pages où elle est le symbole de l'idéal, de l'inaccessible. Ils sont très doux ces poèmes en prose paresseusement rythmée et d'une grande pureté de ton ; et toujours Antonia surgit aux dernières lignes, rappelant le poète aux impossibles amours. Mais les femmes, les vraies femmes en vraie chair et en vraies robes détestent cette inconnue qu'elles devinent, nuage miraculeux, entre leur beauté et les yeux du berger ; — et la bergère dit : « ... Et puis, nous savons bien, berger de mensonge, que nous ne sommes pour vous que l'occasion, que le quotidien, le hasard. Vous ne nous aimez point. Celle que tu aimes réside au ciel de cet esprit qui s'envole si loin au-dessus de nous. Oh ! nous finissons par comprendre que tu sois si volage, si aveugle, si dur. La seule que tu aimes, menteur, n'est pas parmi nous... Habite-t-elle de l'autre côté de la mer, ou sur la montagne de neige ou dans la lune ? Est-elle de là-haut ou d'en bas? est-elle ange, ou femme, ou bête ? Celle que tu aimes, elle est chimère. Ah ! nous sommes de doux passe-temps, des façons de se consoler, d'attendre. Ton Antonia, je lui ressemble, alors tu veux de moi ! moi, j'ai sa chevelure... mais voici que la voisine a le son de sa voix ; et puis celle-là ce soir te représente un brin de ton rêve... Va, nous savons bien que tu nous méprises au fond véritable de ton cœur de fou. Abdique le rêve, homme ! sois époux et tu sauras que les femmes savent aimer constamment. Renonce le ciel ! nous sommes la terre ; nous ne pouvons appartenir au Chevalier du Cygne. » N'est-ce pas d'une bonne psychologie et la juste transposition par de petites phrases très simples, très nettes, de la secrète pensée des femmes qui est d'asservir l'homme tout en le servant ? La poésie comme la prose de M. Dujardin est toujours sage, prudente et calme ; s'il y a des écarts de langue, des essais de syntaxe un peu osés, la pensée est sûre, logique, raisonnable. Qu'on lise le deuxième Intermède de Pour la Vierge du roc ardent ; en quelques strophes aux rimes monotones, éteintes, le poète y dit toute la vie et tout le rêve de la jeune fille. C'est une entrée de ballet, et les Jeunes Filles s'avancent, fleurs en robes de mousseline :

Fleurs au sol attachées
Dans les gazons et les ruisseaux natals cachées,
Fleurs de tiges jamais tachées,
Nulle baleine que du soleil ne s'est sur nous jamais penchée ;
Fleurs sur le sein maternel couchées,
Nous fleurissons dans les feuillées et les jonchées ;
Quelques-unes avant l'heure se sont séchées,
Avant l'heure quelques-unes ont été tranchées ;
Nous avons des pitiés pour les fleurs que l'aurore a fauchées ;
Puisse le sol nourricier nous garder attachées !

Mais, en même temps, elles prévoient sans effroi que le jardinier va venir :

Vers le midi le jardinier viendra cueillir nos têtes prêtes,
Le jardinier aux yeux de joie, aux pas de fête,
..................................................
Il brisera sous le soleil les robes de nos corolles muettes,
Et nous prendra vers le midi toutes défaites.

Après la résignation, le cri de joie :

Oh ! que douces seront les blessures
Dont il ouvrira nos tiges pures !
..................................................
Oh ! la délicieuse morsure,
L'arrachement de l'âme et la sûre
Jubilation de notre torture
Au jour de la divine meurtrissure !

Ensuite, c'est l'attente et c'est l'impatience, — puis le don :

L'attendu qui viendra pour nous,
Le triomphant au sexe inexorable, au sexe doux,
Oh ! qu'il nous prenne entre ses mains d'époux.

Il est charmant ce petit poème ; s'il contient quelques fautes d'harmonie, des vers rudes (surtout dans la longue laisse dont nous n'avons rien cité), c'est que M. Dujardin ne fait jamais à la netteté de sa pensée aucun de ces sacrifices auxquels les poètes se résignent d'ordinaire si volontiers. Autre remarque par quoi l'on verra que le sens musical et le sens poétique sont très différents : M. Dujardin, excellent musicien, ne transporte en ses vers presque aucun des dons du musicien ; les effets qu'il cherche et qu'il trouve ne sont pas de rythme ou d'harmonie. C'est un descriptif purement pictural ; son imagination est visuelle, très rarement auditive : il voit, dessine, dispose, et colore ce qu'il voit.

Cette faculté de se représenter la vie, et non seulement comme un tableau, mais comme un tableau animé où les personnages marchent, s'agitent selon les mille petits gestes, il l'a utilisée de la façon la plus curieuse en un roman qui semble en littérature la transposition anticipée du cinématographe.

Les Lauriers sont coupés : relu, ce petit livre garde sa candeur et son velours ; psychologie d'un amoureux, un peu heureux, un peu berné, doux, tendre, enfin résigné à ne plus revenir, content tout de même du souvenir d'agréables heures, de la vision qu'il emporte de cheveux blonds dénoués. C'est un récit en forme d'aveux, et la confession relate tous les mouvements, toutes les pensées, tous les sourires, toutes les paroles, tous les bruits ; rien n'est omis de ce qui arrive en la vie coutumière d'un jeune homme de moyenne fortune et de bon ton, à Paris, vers 1886 ; la notation du détail descend à une minutie presque maladive. A rédiger ainsi l'Education sentimentale, il aurait fallu une centaine de tomes ; et cependant ce n'est pas ennuyeux : le personnage vit curieusement, gentiment, avec les airs d'une petite souris trotte-menu, et Léa est une jolie petite chatte blonde sans méchanceté. Oui, tout cela est un peu minuscule, mais si vivant (jusqu'à l'agacement) et si logique !

De la logique, de la sincérité, de la volonté, de la douceur et du sentiment, avec l'amour très désintéressé de l'art surtout en ses formes les plus nouvelles, voilà des mots que l'on peut lire, je crois, dans le caractère de M. Dujardin. Sa littérature, quoique très volontaire, demeure toujours très personnelle ; et c'est un mérite, sans lequel tous les autres sont nuls. Il faut se dire soi-même, chanter sa propre musique, quitte à chanter moins bien, parfois, que si on récitait, sur des airs connus, les paroles traditionnelles.