|
1. « René Ghil » , Le IIe Livre des Masques, Mercure de France, 1898.
M. René Ghil est un poète philosophique. Sa philosophie est une sorte de positivisme panthéiste et optimiste ; le monde évolue, du germe à la plénitude, de l'inconscience à l'intelligence, de l'instinct à la loi, du droit au devoir vers le mieux. C'est la théorie du progrès indéfini, mais affecté de sentimentalisme ; c'est le transformisme par l'amour. Plus brièvement, quoique peut-être avec moins de clarté, on pourrait appeler cela un positivisme mystique.
Ce positivisme mystique est, à vrai dire, le positivisme même, celui de Comte et de ses plus fidèles disciples. Car, tandis que, dans la série des notions générales, positivisme prenait le sens, tout moderne, de réalisme philosophique, pour les adeptes, le mot gardait un sens religieux, sentimental et presque amoureux.
Absolument, le positivisme est le christianisme retourné bout pour bout ; ce que l'une des croyances met au commencement, l'autre le met à la fin ; c'est une question topographique : le paradis terrestre a-t-il été la première étape de l'humanité, ou en sera-t-il la dernière ? Les gens irrespectueux classent cette question dans l'histoire des superstitions populaires ; ils constatent que la croyance au paradis terrestre initial a été et est encore répandue sur tous les points du globe ; ensuite, ils constatent encore, et avec non moins de plaisir, que la croyance au paradis terrestre futur, si l'on néglige le millénarisme et quelques autres rêveries, fit sa première apparition dans le monde vers le début du XVIIIe siècle ; des recherches méthodiques fixeraient facilement une date qui doit être contemporaine des écrits utopistes de l'abbé de Saint-Pierre, homme d'un génie aventureux.
Favorisée par les observations de Darwin et la philosophie allemande du devenir, aussi par la puissante illusion du progrès matériel, l'idée du paradis terrestre futur est devenue la base du socialisme : aujourd'hui, toutes les populaces européennes sont persuadées que la réalisation du bonheur social est scientifiquement possible.
Ainsi donc, en haut, des esprits cultivés croient à la venue de plus de justice, de plus de bonté, de plus d'amour, de plus d'intelligence ; en bas, des esprits simples croient à la venue d'un bonheur tangible, réel, corporel : jamais un milieu plus favorable ne s'est offert à un poète décidé à chanter les joies de l'avenir. Si M. René Ghil n'avait pas faussé comme à plaisir son talent et son instrument, il aurait pu être ce poète, celui qui dit au vaste peuple sa propre pensée, qui clarifie ses obscurs désirs. La langue dont a usé M. Ghil lui a rendu ce rôle impossible.
Nous voici au chapitre de la Méthode intitulé : Manière d'art : Instrumentation verbale.
On connaît le phénomène de l'audition colorée. Intrigués par le sonnet de Rimbaud, des physiologistes firent une enquête ; et à cette heure il est avéré que certaines personnes perçoivent les sons à la fois comme des sons et comme des couleurs. Ces perceptions doubles, outre qu'on les croit assez rares, diffèrent, quant aux couleurs, selon les sujets :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu...
Voilà qui excite aussitôt la contradiction du chœur des sympathiques malades, et aussi l'étonnement des autres, de ceux pour qui les sons demeurent obstinément invisibles. Sans être affligé du mal de l'audition colorée, on peut néanmoins, si l'on réfléchit, associer une couleur et un son ; personnellement, je contesterais la classification de Rimbaud, pour dire, par exemple : U noir, O jaune, et je serais en contradiction avec M. Ghil qui classe l'U dans les ors et l'O dans les rouges.
M. Ghil, d'autre part, a voulu lier le bruit des consonnes aux sons d'une série d'instruments d'orchestre ; ainsi : r avec une lettre rouge, o par exemple, répond à « la série grave des Sax » et aux idées de domination, de gloire, etc. ; la même lettre r jointe à une lettre or, u, par exemple, répond à « la série des trompettes, clarinettes, fifres et petites flûtes et aux idées de tendresse, du rire, d'instinct d'aimer », etc.
Les mots assument donc, en dehors de leur sens interne, un autre sens, extérieur, moins précis, qui leur est départi par les lettres dont ils sont formés ; de là, la possibilité : soit de renforcer une idée en l'exprimant avec des mots contenant des syllabes appartenant par leur son à cette famille d'idées ; soit de faire courir sous l'idée exprimée par les mots un sens contradictoire ou atténué, en choisissant ses mots dans une série instrumentale différente.
C'est fort ingénieux. Mais si le principe de l'instrumentation verbale peut s'expliquer et peut se comprendre, il ne peut être ni senti ni même perçu, le long de l'œuvre du poète, par un lecteur même prévenu et de bonne volonté. Si je vois les U en noir et les O en jaune, tout l'orchestre coloré de M. Ghil jouera faux pour mon imagination visuelle, et l'r et l'o, au lieu de sonner comme des cuivres glorieux, me donneront, si on les joint, l'ingénuité des petites flûtes.
Il ne veut pas dormir, mon enfant...
|
|
ne veut dormir, et rit ! et tend à la lumière
le hasard agrippant et l'unité première
de son geste ingénu qui ne se sait porteur
des soirs d'Hérédités, et tend à la lumière
ronde du haut soleil son geste triomphant
d'être du monde !...
|
Ces vers simples et clairs donneraient, selon M. Ghil, une succession de tons dont les premiers sont : bleu, blanc, rose, vermillon, rouge, bleu. Je suis arrêté par les mots : mon enfant, la grammaire instrumentale étant muette sur la couleur des nasales, qui sont pourtant des voyelles. L'accompagnement le long de ces cinq couleurs pourrait être de violon, harpe, etc. Le mot lumière se traduit par de l'or mêlé de blanc et de bleu, ce qui est assez heureux.
Mais je ne veux pas insister sur une méthode à laquelle je ne crois pas et qui a été si dangereuse pour le seul poète qui y ait cru réellement, M. René Ghil, lui-même. Ses vers ont heureusement une valeur que la fantaisie instrumentale a diminuée sans l'effacer complètement. Le jour où le poète du Dire du Mieux oublierait que les voyelles sont colorées et que les consonnes sonnent comme des cors ou des violes, nous aurions un barde un peu rude et un peu lourd, mais capable peut-être d'épopées, sûrement de larges et profonds lyrismes.
Telle qu'elle est, l'œuvre de M. Ghil chante avec force la vie, la terre, les usines, les villes, les labours, la fécondité des ventres et des glèbes. Il est obscur, volontairement ; il est brutal, quelquefois avec grandeur. Quand le sujet de son poème est vraiment riche d'images et d'idées, il les rassemble toutes, avec la fièvre du botteleur que presse l'orage, et il nous les jette tout odorantes encore de la terre dont elles sont nées ; il s'agit du livre III du Vœu de Vivre, tableau tourmenté d'une nature ivre et en sueur :
Oh ! la Terre
|
la Terre ! en les sueurs et le hâle :
et l'odeur, l'aiguë odeur d'engrais
vit, et de terre grasse et de glu de marais
qu'emporte dans son poil la taure allant au mâle
giglant liés aux portes sourdes, tout vermeil...
|
C'est de la peinture à pleine pâte, jetée fougueusement, aplatie au couteau sur la toile comme sur une palette. La mort de la vieille paysanne, qui agonise pendant que ronfle la machine à battre, est une belle page : et avec quelle simplicité grave est dite la vie de la mère de toute la maison :
Vous Autres ! elle a été la Femme-Forte
|
qui sur le seuil assise sut garder la porte
de tout malheur et de tout étranger : elle a
été autant que tous les hommes que voilà,
vaillante à l'œuvre de la terre : elle a
été, autant que toutes Femmes que voilà,
grosse de l'œuvre des entrailles, et les mâles
qu'elle a portés ont trouvé doux et nourrissant
le lait de ses mamelles autant que le sang
de son ventre aux veines larges et animales...
|
Il y a plusieurs jolies chansons intercalées à propos dans ce poème champêtre ; en voici une pour montrer que M. René Ghil n'est pas toujours le sourd marteleur dont les vers ont des gémissements rauques :
En m'en venant au tard de nuit
se sont éteintes les étoiles :
ah ! que les roses ne sont-elles
tard au rosier de mon ennui
et mon amante, que n'est-elle
morte en m'aimant dans un minuit.
Pour m'entendre pleurer tout haut
à la plus haute nuit de terre,
le rossignol ne veut se taire :
et lui, que n'est-il moi plutôt
et son Amante ne ment-elle
et qu'il en meure dans l'ormeau.
En m'en venant au tard de nuit
se sont éteintes les étoiles :
vous lui direz, ma tendre mère,
que l'oiseau aime à tout printemps...
mais vous mettrez le tout en terre,
mon seul amour et mes vingt ans.
|
Arrivé à la partie de son œuvre qu'il appelle l'Ordre Altruiste, M. René Ghil s'engage dans les sombres défilés d'un dangereux didactisme : il nous initie aux mystères de la formation des cellules primordiales, mères lointaines de la triste humanité qu'il voudrait rénover et moraliser. C'est un petit traité de chimie biologique ou peut-être d'histologie élémentaire ; il est assez difficile de s'y reconnaître ; mais cela serait bien inutile, puisque nous avons sur toutes ces matières une abondante littérature scientifique. Il n'est pas certain que la Science soit le « meilleur devenir » ; elle tend, par sa croissante complexité, à ne plus guère représenter qu'un amas de notions infiniment incohérentes ; l'heure des synthèses est passée. On nous soumet périodiquement, avec emphase, de nouvelles théories de la vie ; elles sont bonnes durant quelques mois, parce qu'elles nous font réfléchir, mais aucune n'a encore proféré la première lettre de la première syllabe du mot. Les autorités scientifiques de M. Ghil ne sont plus bonnes et quelques-uns de ses répondants, les Ferrière et les Letourneau, ne furent jamais des autorités. D'ailleurs il s'agit de poésie, et, sans nier que le Phosphore puisse être chanté à l'égal des Dieux, il nous est assez indifférent que le poète, résigné à cette tâche, soit au courant des derniers travaux du laboratoire de biologie et de physiologie expérimentales ; il nous plairait seulement qu'il eût exprimé de la beauté, de la vie ou de l'amour, qu'il eût égalé Lamartine ou Verlaine. Mais M. Ghil, acharné à comprendre, se fait mal comprendre et son originalité s'éteint souvent sur le seuil de nos intelligences comme un fanal allumé à la pointe des récifs par un naufragé solitaire. Il s'enfonce fièrement dans les brouillards et dans les embruns de son orgueil, et la nuit retentit de vagissements prodigieux ; des mots sonnent sous la lune voilée, qui ne sont d'aucune langue et tombent nuls dans les oreilles humaines. A la vérité, on comprend, lorsqu'on le veut absolument, les phrases de M. Ghil, mais ainsi que l'on comprend une symphonie très rude et ponctuée de dissonances ; à travers le chaos des néologismes, l'amoncellement des vocables défilés du fil de la syntaxe, on démêle de sérieuses intentions ; M. Ghil garde une grande sérénité dans le paradoxe, et sa conviction d'être sincère amène parfois au-dessus du torrent grondant de son verbe une flottille agréable d'herbes et de fleurs. J'ai cité déjà quelques beaux fragments ; il y en a beaucoup de pareils dans les dix petits volumes qu'il a offerts à nos efforts divinatoires, mais vraiment, ceci :
|
Le rudiment hésitant se retrouve
|
complexe et sûr aux nuits humides de l'ovaire
et des lourds génitoires, de l'oogone et
de l'antéridie en la même algue où itère
le génital attrait des deux pôles !
|
ou ceci :
|
Tout étonnés et languissants de l'éparrant
choc en retour,
|
qui de tous Sens de notre grand
|
néoraxe impressionna, d'éclair ! et à les rendre
notre présente réduction, nos germes à
s'unir en ustïon de leur phosphore, |
cendre |
vivante et qui efferve... |
ceci ou cela n'appartient à aucun langage connu, et aucune musique verbale ne tempère l'horreur de telles incohérences. Je sais bien que, même ici ou là, l'intention est encore grave et que toute idée de mystification ou de démence doit être écartée : cependant M. Ghil, s'il procède à un examen de conscience, ne conviendrait-il pas, à cette heure, du droit évident des railleurs ?
Le dernier volume de l'Ordre Altruiste (et de l'œuvre, provisoirement) est beaucoup mieux écrit : il y a des tentatives certaines, peut-être volontaires, peut-être inconscientes, de clarification. Des manières de dire, d'une préciosité encore rude, y sont curieuses ; ainsi en ce passage un peu technique où il est enseigné à l'enfant que les mots ont avec les choses qu'ils dénomment des rapports de surface, d'aspect et non d'essence :
Les mots ne disent point en même temps l'Essence
et la mesure : et
|
c'est pourquoi, dedans les roses
|
qu'ils te nomment de loin, la nature des Choses
demeure vierge de tes doigts et de ton vain
esprit...
|
et tout le motif des roses, et ses rappels, et la page de l'Amphore, et :
indulgentes longtemps rêvent les vierges, qu'aime
un midi de lumière et d'antiques rameaux...
Ce dernier volume est donc une indication du poème dont serait capable M. Ghil le jour où il secouerait le harnais qu'il endossa volontairement et qui paralyse son talent. L'art appartient en grande partie au domaine de l'inconscient, de cette intelligence obscure et magnifique qui rêve en certains cerveaux privilégiés ; l'intelligence ordinaire, active et visible, ne doit avoir en art que le rôle de prudente et timide conseillère ; si elle veut dominer et diriger, l'œuvre se fausse, se brise, éclate comme sous de maladroits marteaux. En d'autres termes, c'est le génie qui compose une œuvre et c'est le talent qui la corrige et l'achève ; chez M. Ghil la spontanéité a été dévorée par la volonté.
Qu'il s'évade donc de ses méthodes et surtout de sa dangereuse instrumentation ; guidé par ses seules forces naturelles, il entendra et nous fera entendre plus clairement :
|
De la voix humaine dans la voix des roseaux.
|
|