Le petit Julia m'annonce qu'il a lu dans le MERCURE DE FRANCE un manifeste de Gourmont, déclarant que s'il a critiqué Dumas et Zola, il y a un vieux qui a tous les respects de la jeunesse, et ce vieux, c'est moi (Journal des Goncourt).

Dimanche 3 Mai [1908]. — Été chez Gourmont, de cinq à sept. Rien d'intéressant. Il est en train toujours de relire le Journal des Goncourt. Il loue beaucoup qu'on ne trouve pas une seule sottise dans ces neuf volumes. Les appréciations de Goncourt sur les gens qu'il a connus sont le plus souvent très justes. Il les voyait bien. Gourmont dit que, s'il n'y avait pas un étalage de soi poussé jusqu'aux plus petits détails, ce serait parfait [...]. Le neuvième volume de l'exemplaire de Gourmont lui a été envoyé par Edmond de Goncourt avec une dédicace. II a acheté les autres au fur et à mesure des occasions (Paul Léautaud, Journal littéraire).

Les Goncourt par Vallotton

1. « Les Goncourt critiques d'art », Mercure de France, juin 1893

2. « Edmond de Goncourt », Mercure de France, août 1896

3. « Les Goncourt », La Revue des revues,1er août & Le IIe Livre des masques, 1898

4. « Sur les Goncourt », Promenades littéraires, 1913


1. « Les Goncourt critiques d'art », Mercure de France, juin 1893, pp. 176-178

[à entoiler par un Amateur ; disponible sur Gallica]


2. « Edmond de Goncourt », Mercure de France, août 1896 & Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927, p. 181

Ecrivain de grande race, l'un de ceux dont la réputation est toujours moindre que l'influence. Il représentera, presque à lui seul, la période naturaliste dans l'histoire de la littérature française, et donnera à croire que ce fut un moment, en même temps que de vérité réaliste, d'élégance insolente, de scepticisme égoïste, et d'art exaspéré. Tout ce qu'on pourrait dire s'applique aux deux Goncourt, inséparables. Pour leur souci d'un style personnel, je les aimai toujours et je les admire, malgré tout, pour ce qu'ils gardèrent inconsciemment, de romantisme et d'idéalisme.


3. « Les Goncourt », La Revue des revues,1er août, pp. 206-211 & Le IIe Livre des masques, 1898 [légères variantes peu significatives]

Les Goncourt

Quoique les dernières évolutions littéraires se soient faites loin de M. de Goncourt et qu'il ait eu l'orgueil — ou la faiblesse — de s'en désintéresser, on ne trouverait sans doute pas à cette heure un « symboliste » de marque, et même le plus absolu en ses idées, qui ne consentît à signer un éloge cordial de l'auteur de Madame Gervaisais. Le doute qui assombrit l'éclat des obsèques d'Alexandre Dumas, ou les moins illustres funérailles de M. Daudet, s'est résolu en évidente lumière et en certitude pure et simple : les Goncourt furent un grand écrivain.

Ils en eurent tous les caractères : l'originalité, la fécondité, la diversité.

L'originalité est le don premier, mystérieux et formidable ; sans lui, toutes les autres qualités de l'écrivain sont stériles, nuisibles, et même un peu ridicules, le jour où l'homme de lettres laborieux et intelligent, mais pas davantage, fier de multiples aptitudes, se veut dressé en statue sur un piédestal de tomes. Plus digne de gloire est le génie intermittent ou soudain qui se manifeste par de capricieux éclairs ou par la lueur inattendue d'un rayon seul et qu'on ne reverra pas. Les Goncourt appartiennent à la caste des génies continus et sans défaillance ; s'ils ne doivent pas être nombrés parmi les demi-dieux, ils le seront parmi les héros qui accumulèrent un total de belles actions égal à une œuvre unique et grandiose. Chacun des livres des Goncourt fut une de ces belles actions, chacune d'une beauté différente et neuve.

Historiens, appliquant aux événements d'hier la méthode documentaire d'Augustin Thierry, ils restituèrent, en place d'une vision de parade, un XVIIIe siècle vivant et sincère, rajeuni par la typique anecdote, éclairé par le sourire des femmes, expliqué par le costume, par le billet, par l'estampe, par le cri de la rue, par l'épigramme, par le mot. Cette sorte d'histoire n'est pas toute l'histoire, mais c'est peut-être la seule qui puisse intéresser désormais des esprits devenus sceptiques par trop de lectures et plus curieux de comprendre les différences que de ramener à l'unité la diversité des événements. Si l'on ne retient de l'histoire que les faits les plus généraux, ceux qui se prêtent aux parallèles et aux théories, il suffit, comme disait Schopenhauer, de conférer avec Hérodote le journal du matin : tout l'intermédiaire, répétition évidente et fatale des faits les plus lointains et des faits les plus récents, devient inutile et fastidieux ; Bossuet le rejette. Ce fut la première originalité des Goncourt de créer de l'histoire avec les détritus même de l'histoire. Tout un mouvement de curiosité date de là ; la publication de l'Histoire de la Société française pendant la Révolution et sous le Directoire ouvrit l'ère du bibelot, — et que l'on ne voie pas en ce mot une intention dépréciatrice ; le bibelot historique jadis s'appela relique : c'est le signe matériel qui témoigne devant le présent de l'existence du passé. En ce sens, le musée Carnavalet, pour prendre un exemple bien clair, est l'œuvre des Goncourt, — et, s'il avait acheté la partie historique du cabinet d'Auteuil, il aurait pu tout naturellement changer de nom en s'enrichissant.

L'œuvre historique des Goncourt, laissées de côté ses conséquences et son influence, a une valeur certaine. D'abord ils imaginèrent d' « écrire » l'histoire ; ils ne font ni des discours ni des dissertations, mais des livres ; ils traitent Marie-Antoinette non pas en sujet, mais en motif autour duquel se viennent rassembler tous les petits faits de vie dont vivait la reine : à connaître ses jeux, ses paroles, ses robes et ses coiffures, ils pénètrent plus facilement jusqu'à son âme qui, occupée sans doute de combinaisons politiques, l'était aussi de jeux, de robes et de coiffures. Tous ces détails, que les gens graves de l'an 1855 taxaient d'enfantillages, ne les empêchèrent pas de dégager les premiers le véritable rôle de la reine et de montrer que tous les fils venaient se nouer autour de ses doigts fins et redoutables. La clef de l'énigme que cherchaient en vain les historiens « sérieux » et professionnels, les Goncourt la trouvèrent dans une boîte à mouches, peut-être, mais ils la trouvèrent.

Leur période uniquement historique se clôt vers 1860 : alors sans modifier leurs procédés, ils demandent aux faits de la vie contemporaine ce qu'ils avaient demandé au document du passé : la vérité réaliste.

Chercher la vérité semble une entreprise illusoire et paradoxale. Avec de la patience, on atteint quelquefois l'exactitude, et avec de la conscience, la véracité ; ce sont les qualités fondamentales de l'histoire ; on les retrouve dans les romans des Goncourt. Leurs fictions, plus que toutes autres, inspirent confiance ; on peut y étudier la vie comme dans la vie elle-même ; les faits, transposés selon le ton nécessaire, loin d'être défigurés, sont encore accentués et rendus plus vivants par l'art qui les remet en leur place et en leur lumière logiques. Le réalisme ne s'y étale jamais avec la brutalité démocratique où il descendit plus tard ; ils manient les anecdotes sociales avec délicatesse, comme les médecins font des plaies les plus sales ; avec pitié, avec dédain, avec joie, — toujours avec cette supériorité aristocratique, don de ceux qui, élevés au-dessus de la basse vie, n'y inclinent que leur intelligence et n'y mettent pas les mains. Tous leurs romans sont observés de haut, par un regard qui plonge ; ils dominent leurs personnages ; ils ne sont jamais familiers, mais jamais insolents.

Observateurs désintéressés, sans croyances, sans opinions sociales, ils vont dans la vie, la poitrine bravement tournée vers la lame, et ils notent, après le choc, leur sensation. Ils se font ainsi un répertoire authentique d'attestations dont ils ont éprouvé sur eux-mêmes la vérité immédiate. Que ces fiches soient rangées dans leur cerveau ou dans des boîtes, c'est là qu'ils puisent s'ils ont à dire, ressentie par un de leurs personnages, une impression analogue à celle qu'ils éprouvèrent. Aussi ils écoutaient, attentifs aux involontaires confidences, aux cris de nature, prompts à saisir la valeur significative d'un sourire, d'un regard, d'un geste. Voulant reproduire en son élémentaire véracité la langue des enfants, ils s'astreignirent à passer sur un banc des Tuileries d'immobiles après-midi, figés en un feint sommeil, pour ne pas effaroucher la piaillerie des moineaux. L'un comme l'autre, ils avaient la passion d'écouter aux portes de la vie ; ils cherchaient des secrets comme des gens cherchent de minuscules coquillages dans le sable des dunes ; le survivant garda jusqu'à sa dernière heure ce besoin de savoir ce qui se passe, de regarder par la fenêtre, de soulever les stores et les rideaux. Tout ce qui ne put logiquement trouver place dans les romans devint la matière du Journal, — ce carnet colossal d'un romancier réaliste.

On appelle réaliste le romancier qui ne travaille que d'après l'observation minutieuse des faits de la vie ordinaire, mais un romancier qui ne serait que réaliste ne serait que la moitié d'un romancier, ou moins : on le vit bien lorsque le réalisme fut manié par le déplorable Champfleury. Comme méthode, le réalisme avait été inventé par les romantiques qui se vantaient, à l'imitation de Gœthe, de mêler exactement dans leurs œuvres la vérité et la poésie. Plus tard, tandis que les uns gardaient la seule poésie et, par Musset, arrivaient à Octave Feuillet, les autres, rejetant toute poésie, venant de Stendhal, aboutissaient aux sèches analyses de Duranty, — qu'aucun effort n'a pu tirer de son sépulcre. Cependant Flaubert, qui ne fit jamais que subir impatiemment le réalisme, continuait la tradition de Chateaubriand. Les Goncourt perpétuèrent, en le rénovant, le véritable romantisme des romanciers, celui de Balzac ; si l'on veut bien étudier leur œuvre d'un peu près, se remémorer Renée Mauperin ou Sœur Philomène, ou même la tragique Germinie Lacerteux, on sera forcé de le reconnaître et on le reconnaîtra un jour ou l'autre, si équivoque que cela paraisse à cette heure, après l'oraison funèbre de M. Zola : les Goncourt furent des romantiques. Par eux, par Edmond de Goncourt qui fit la Faustin, se clôt le cycle ouvert par Balzac.

En aucun des romans qui vont de Charles Demailly à Chérie, on ne sent cette affectation d'insensibilité, d'ironie froide qui caractérisa depuis les œuvres de presque tous les médanistes. Il y a même chez eux un penchant à la pitié ou à la tendresse qui va jusqu'au sentimentalisme, mais discret, et si pur. Renée Mauperin est un livre de ce ton, plein de larmes cachées ; Sœur Philomène est une œuvre de sentiment : dégagée par la pensée du réalisme adventice qui l'encombre et le défigure, ce roman serait, en même temps que la plus émouvante, la plus pure histoire d'amour écrite depuis Atala. Ici, la méthode a gâté le génie, mais le génie et la tradition ont vaincu la méthode.

En même temps qu'ils continuaient une période littéraire, ils en ouvraient une autre, fraternellement avec Gustave Flaubert. Quand parut Germinie Lacerteux, M. Zola regardait la lune se jouer sur l'onde azurée du ruisseau bordé de saules où Ninon, chantant une barcarolle, prend un bain sentimental. Il est inutile d'insister : tout le naturalisme, en sa partie populaire, vient de Germinie Lacerteux ; cette œuvre forte et hardie n'était qu'un épisode dans l'épopée des Goncourt ; les années suivantes ils donnaient Manette Salomon, puis Madame Gervaisais, analyse suraiguë du mysticisme maladif ; néanmoins, c'est l'histoire de la servante hystérique qui semble avoir eu l'influence la plus décisive sur le développement ultérieur du naturalisme, tel qu'il fut compris par M. Zola et par ses disciples immédiats.

La domination des Goncourt s'étendit plus loin que sur une école ; hormis peut-être Villiers de l'Isle-Adam, il n'est aucun écrivain qui ne l'ait subie pendant vingt ans, de 1869 à 1889 : leur instrument de règne fut le style.

On leur attribue le mot, démonétisé depuis, d'écriture artiste ; ils inventèrent du moins la chose et se firent ainsi des ennemis de tous ceux qui sont dénués de style personnel et, naturellement, des journalistes, qui rédigent en hâte, dont le métier pour ainsi dire est de ne pas « écrire ». Ecrire, selon l'exemple des Goncourt, c'est forger des métaphores nouvelles, c'est n'ouvrir sa phrase qu'à des images inédites ou travaillées, déformées par le passage forcé au laminoir du cerveau ; c'est encore plusieurs choses et d'abord c'est avoir un don particulier et une sensibilité spéciale. On peut cependant, par la volonté et par le travail, acquérir un style presque personnel en cultivant, selon sa direction naturelle, la faculté qu'a tout homme intelligent d'exprimer sa pensée au moyen de phrases. Trouver des phrases que nul n'a encore faites, en même temps claires, harmonieuses, justes, vivantes, émondées de tout parasitisme oratoire, de tout lieu commun, des phrases où les mots, même les plus ordinaires, prennent, comme les notes en musique, une valeur de position, des phrases un peu tourmentées, greffées adroitement de ces incidentes qui déconcertent, puis charment l'oreille et l'esprit lorsqu'on a saisi le ton et le mécanisme de l'accord, des phrases qui se meuvent comme des êtres, oui, qui semblent vivre d'une vie délicieusement factice, comme des créations de magie.

Quand on a goûté à ce vin on ne veut plus boire l'ordinaire vinasse des bas littérateurs. Si les Goncourt étaient devenus populaires, si la notion du style pouvait pénétrer dans les cerveaux moyens ! On dit que le peuple d'Athènes avait cette notion.

Après l'originalité de leur style, l'importance de leur rôle littéraire, historique, artistique, ce qu'il faut admirer chez les Goncourt, et chez le survivant jusqu'à la dernière heure, c'est la fécondité. Non pas la banale et abondante moisson de lignes qu'ils engerbèrent en d'infinis tomes, non pas cette fécondité à la Sand toute pareille au travail naturel de l'animal prolifique, — mais une production raisonnée et voulue d'œuvres choisies entre toutes celles qui leur étaient possibles, et diversifiées assez pour que rien d'essentiel n'ait échappé à leurs mains d'entre les fruits de l'arbre. Ils ont vraiment cueilli les fruits les plus beaux et les plus variés de forme, de couleur et de saveur ; ils ont dit de l'homme, des choses, de la vie tout ce qu'ils avaient à en dire, et cela méthodiquement, d'après un plan secret, mais certainement élaboré dès leurs premières années de travail. Demeuré seul, Edmond de Goncourt compléta l'œuvre commune par des livres où, s'il y a quelque chose de moins, il y a aussi quelque chose de plus : la Faustin et Chérie témoignent que si les deux frères avaient ensemble du génie, le mourant légua au survivant la part qu'il aurait pu emporter. Quoi que l'on ait dit, le second des Goncourt était peut-être le moins âpre des deux, en même temps que le moins esclave des règles réalistes ; dans les œuvres qu'il signa seul, le ton est plus uniforme, la tendresse plus profonde, la pitié plus humaine : peu de livres sont aussi touchants que les Frères Zemganno et peu sont plus poignants que la Fille Elisa. Les pages où il dit l'horreur du silence dans les bagnes de femmes auraient fait abolir cette coutume abominable si nous étions un peuple apte encore aux sentiments élémentaires de la miséricorde.

Enfin, et pour résumer l'impression que donne la vue panoramique de cette double existence, si noblement prolongée par l'un d'eux jusque vers l'extrême vieillesse, les Goncourt furent de miraculeux hommes de lettres. Victor Hugo souligna un jour sur un contrat son nom de ces mots, si vilipendés : homme de lettres. Plus justement encore, Edmond de Goncourt eût pu signer ainsi son testament. Il était « de lettres », comme on était jadis « de robe » ou « d'épée » ; il l'était tout entier, simplement, fièrement, — mais jusqu'à la souffrance et jusqu'à la manie, comme le prouve cette entreprise de monographies japonaises, qui, œuvre de tout autre, eût paru inutile et même absurde. Il écrivait pour se réaliser, pour dire ses sensations, ses admirations, ses goûts et ses dégoûts. Nul autre souci, — et surtout quel mémorable désintéressement ! En tout autre temps, nul n'aurait songé à louer Edmond de Goncourt pour ce dédain de l'argent et de la basse popularité, car l'amour est exclusif et celui qui aime l'art n'aime que l'art : mais, après les exemples de toutes les avidités qui nous ont été donnés depuis vingt ans par les boursiers de lettres, par la coulisse de la littérature, il est juste et nécessaire de glorifier, en face de ceux qui vivent pour l'argent, ceux qui vécurent pour l'idée et pour l'art.

La place des Goncourt dans l'histoire littéraire de ce siècle sera peut-être aussi grande que celle même de Flaubert, et ils la devront à leur souci si nouveau, si scandaleux en une littérature alors encore toute rhétoricienne, de la « non-imitation » ; cela a révolutionné le monde de l'écriture. Flaubert devait beaucoup à Chateaubriand : il serait difficile de nommer le maître des Goncourt. Ils conquirent pour eux, ensuite pour tous les talents, le droit à la personnalité stricte, le droit à l'égoïsme artistique, le droit pour un écrivain de s'avouer tel quel, et rien qu'ainsi, sans s'inquiéter des modèles, des règles, de tout le pédantisme universitaire et cénaculaire, le droit de se mettre face à face avec la vie, avec la sensation, avec le rêve, avec l'idée, de créer sa phrase — et même, dans les limites du génie de la langue, sa syntaxe.

Ainsi ils complétèrent l'œuvre de Victor Hugo qui se vantait justement d'avoir libéré les mots du dictionnaire ; ainsi ils achevèrent l'évolution du romantisme en fondant définitivement la liberté du style.

Les Goncourt par Gavarni.


4. « Sur les Goncourt », Promenades littéraires, 5e série, Mercure de France, 1913, pp. 58-67


SUR LES GONCOURT

On s'est beaucoup occupé des Goncourt ces temps derniers. Ils prêtent à la conférence : ils l'ont subie. Ils semblaient prêter beaucoup moins à la thèse sorbonique ; ils ont été matière philologique. Enfin l'existence même de l'académie Goncourt fait qu'il ne s'écoule jamais une fin d'année sans que leur nom ne revienne avec insistance dans les nouvelles et dans les controverses littéraires. Ils sont de ceux dont il est devenu banal et dont il est toujours décent de parler. Si la gloire de domination littéraire qu'ils avaient rêvée a, malgré tout, suivi une courbe descendante, elle se maintient encore dans la région lumineuse, et on pourrait même nier leur génie sans qu'ils en subissent aucun dommage. Certes, ce n'est pas dans cette intention que j'entreprends de faire encore une fois le tour de leur jardin ; c'est plutôt pour préciser l'état présent de mes sentiments à leur égard. J'ai déjà cité bien des fois le mot de l'abbé de Saint-Pierre (l'inventeur du pacifisme) qui devrait être la devise de tout critique. Rencontrant un auteur qui lui avait, fait parvenir son dernier ouvrage, il le remercia en ces termes : « Le livre est bon pour moi, en ce moment. » Cet honnête homme ne voulait ni engager l'avenir ni entrer dans l'absolu. Notre vie, qui n'a pas de lendemains prévisibles, n'est qu'une suite de moments discontinus, où le futur ne dépend du passé que selon la mesure où nous ne changerons pas ; mais nous changeons. Les amitiés, les amours, les curiosités que nous semons dédaigneusement sur notre route, quelquefois malgré nous, nous le rappelleraient, si nous pouvions encore les apercevoir le long du passé telles que nous les éprouvions dans leur nouveauté. Nous changeons à un point qui n'est pas sans faire douter fortement de l'unité de la conscience humaine ; elle a, comme l'hydre, plusieurs têtes, mais successives et qui se passent un mot d'ordre, quelquefois compris à demi, quelquefois pas du tout. On retire une grande tristesse de cette constatation, mais aussi, le parti étant pris, un certain réconfort : on peut se contredire en toute tranquillité. J'ai écrit sur les Goncourt en 1896, au lendemain de la mort d'Edmond, mais depuis j'ai relu leurs œuvres. Pourquoi relit-on ? C'est qu'ayant retenu d'une lecture une impression forte ou agréable, on désire la renouveler. C'est ce que dit Spinoza : « Celui qui se souvient d'un objet qui une fois l'a charmé désire le posséder encore et avec les mêmes circonstances (1). » Mais les circonstances ne sont jamais les mêmes. Voilà pourquoi on est déçu par les femmes comme par les livres, et pourquoi aussi la femme ou le livre qui ne nous déçoivent pas, c'est que nous n'avons pu en pénétrer tout le mystère, supérieur aux changeantes circonstances, aux changeants nous-mêmes. Restons avec les livres. Je crois en effet qu'on ne les aime profondément qu'en raison du mystère qu'ils contiennent, qu'on y trouve ou qu'on y met. L'œuvre des Goncourt, comme celle de leurs compagnons de route, comme celle des Zola et des Daudet, manque d'au delà. Il y a une belle maison dans un beau jardin, mais entouré d'infranchissables murs. Quand on a visité cette propriété bâtie et bien close, on a tout vu. Il n'y pas d'horizon.

La littérature romanesque des Goncourt est la répétition des anecdotes de la vie. Tout ce qui est arrivé sous leurs yeux, tout ce qui a été entendu par leurs oreilles est groupé dans leurs romans selon une logique mal déterminée par le caractère des personnages : souvent ils inventent ces personnages uniquement pour mettre à leur charge tel groupe d'anecdotes pittoresques. Aussi, ce qu'il y a de vrai. en ces romans, ce ne sont pas les figures mêmes, mais leurs gestes ; non pas leurs pensées, mais leurs paroles ; non pas leur personnalité, mais ce que la vie y apporte d'extérieur et de non essentiel. Tout, presque tout ce qui arrive d'étrange, de saisissant dans la Faustin se retrouve sous forme de véridiques anecdotes dans le Journal. Ils n'ont jamais pu concevoir que les faits doivent découler d'un type et non le type des faits. Ils auraient été gens, dans un roman historique révolutionnaire, à grouper autour d'un être imaginaire tout ce qui est né d'un Marat ou d'un Robespierre, sans comprendre que, les personnages réels ôtés, il se serait sans doute encore passé quelque chose, mais non les mêmes choses. Ils n'ont pas vu que c'est l'homme qui crée la vie à son image, et que ce qui est arrivé à un être donné ne serait pas arrivé à un autre être, parce que dans la même aventure leurs réactions eussent été différentes. Ils ont pratiqué, et le vieux Goncourt plus encore que les deux Goncourt, l'indépendance de l'homme et de l'anecdote humaine ; c'est ce qu'on appelle la littérature de documentation. Elle ne comporte pas le romanesque. Les mêmes anecdotes, qui dans le Journal ont un si grand air de franchise et de liberté, prennent, encastrées dans leurs romans, je ne sais quel air gauche et forcé. Vraies dans le carnet de notes au jour le jour, elles deviennent fausses au cours des récits où ils les attribuent à des personnages auxquels elles ne sont pas advenues, si bien qu'elles jettent le discrédit à la fois sur le Journal, qui en prend un air fantaisiste, et sur les romans, qui en contractent un air excessif de réalisme systématique. Mais c'est précisément cela qui a donné à leurs romans dans leur fleur ce ton de pittoresque véridique qui séduisit les meilleurs esprits et s'imposa dans la suite à un large public. Les défauts de ces livres ne sont apparus que récemment, à mesure qu'on en pénétrait mieux le mécanisme. Peut-être, pour les juger, faudrait-il faire abstraction de la connaissance d'une méthode qui n'est devenue trop visible que par la faute même des auteurs, qui s'en sont trop vantés. S'ils avaient dévoilé moins ingénument leurs sources, ils passeraient pour de moins bons historiens, mais pour de meilleurs romanciers. Aller plus loin, ce serait entamer le procès même du réalisme et du naturalisme, qui ne sont qu'une confusion des procédés historiques appliqués au roman, l'histoire étant poussée jusqu'à l'anecdote, jusqu'à la description des milieux, des manies humaines, de tout le décor social, et je n'ai pas le goût de le faire, parce qu'après tout les œuvres dominent les théories et qu'il faut savoir goûter, en art, celles mêmes qui blessent nos propres tendances et ne blessent pas l'art même. Pourtant si les romans des Goncourt, et cela se pourrait, n'avaient été mis que sur fiches, en étaient restés à cette forme et se présentaient uniquement découpés en anecdotes, au cours du Journal, il me semble que je les aimerais beaucoup mieux. Est-ce que la vraie vérité de l'Anatole de Manette Salomon n'est pas chez le Pouthier du Journal ? Et que me sont, à côté de la vie tragique du peintre communard, les anecdotes d'atelier et les charges et les scènes comiques (très comiques à la vérité) où il se noie tout le long du roman ? Ne vais-je pas jusqu'à préférer la lointaine silhouette esquissée de page en page du Journal, à sa transposition en Madame Gervaisais, encore que ce livre ait de belles parties auxquelles je ne voudrais pas renoncer ? Je vais dire toute la vérité : je ne me promène plus dans le jardin romanesque des Goncourt et je ne visite plus les chambres de la maison, aux pavillons si biscornus, mais j'aime au contraire à rêver le long de la longue avenue, un peu tortueuse, où ils notèrent au jour le jour, et le dernier des Goncourt, jusqu'à la dernière heure, tout ce qu'ils avaient retenu de leur défilé parmi les hommes.

Je lus le Journal à mesure de l'apparition des volumes, jusqu'au dernier, que je reçus de la main d'Edmond de Goncourt, quoique je ne l'aie jamais connu personnellement, et depuis lors je crois bien, que je l'ai relu deux ou trois fois encore, ce qui est quelque chose pour un ouvrage en neuf volumes. Les deux premiers, presque en entier l'œuvre de Jules, sont supérieurs. C'est en les confrontant avec les suivants qu'on arrive à pouvoir tenter d'établir la différence d'âme entre les deux frères, qui ailleurs se démêlent très mal. Jules est le plus intelligent et le plus raffiné, mais Edmond est le plus original, étant le moins littéraire. Tous les deux croient fermement à l'art, à la littérature, et le premier y met un sentiment, une passion, une rage qui sont ressentis beaucoup plus modérément par le second. Jules est actif et laborieux. Edmond est nonchalant et rêveur. Il se serait accommodé d'une vie sinon de contemplation, du moins de songeries devant des paysages, des estampes, des curiosités, des pièces d'archives. Chez Jules, l'émotion veut aussitôt se traduire en acte, et l'acte, pour lui, c'est l'écriture. Il écrit, il a prodigieusement écrit, il savait écrire. Edmond taillait, il cousait ; mais coudre, dans ce métier-là, c'est faire plus que d'assembler les morceaux, c'est réaliser en même temps le dessin de détail et l'harmonie générale de l'œuvre. On le verra bien, quand, forcé aux deux besognes, Edmond fera preuve de tant de gaucherie, gaucherie souvent heureuse, dans la mise en œuvre des documents. Leur premier roman important eut pour titre et pour sujet les Hommes de lettres. Jules en était le type et l'architype. Il ne vivait que pour transformer en littérature les sensations qu'il avait recueillies et il n'en recueillait que pour cela. S'il avait pu tirer tout de lui-même, il aurait consenti à demeurer enfermé dans une cellule. Plus flâneur, Edmond était beaucoup moins talonné par la réalisation et beaucoup plus désintéressé. Il dut souvent remettre au lendemain la narration du fait qui l'avait frappé, ce qui n'est point d'ailleurs une mauvaise habitude ; Jules avait hâte de fixer la précieuse observation, qui le payait d'avoir consenti à vivre dans le monde extérieur. Ni l'un ni l'autre ne semblent avoir participé à l'émotion sentimentale. Au moment que s'ouvre le Journal, Jules a une maîtresse, et quand il meurt, dix-huit ans plus tard, il est fidèle à la même habitude. Entre Jules et cette Maria, rien de plus. Elle vient le voir un jour par semaine. C'est une fille du peuple, une sage-femme. Ainsi ce délicat, cet amateur de sensations rares n'a pas eu d'autres curiosités, en cet ordre, que le cœur d'une sage-femme. En cela, il est bien homme de lettres, et de la sorte la plus vulgaire, la plus sage aussi. Edmond n'eut pas même une Maria ; on ne devine rien de sa vie amoureuse, il avait dû se marier autrefois et il eut quelque émotion à rencontrer plus tard son ancienne fiancée, un retour de rêve : et c'est tout. Donc, à moins que le Journal, ce qui serait bien surprenant, ait été fort discret sur le chapitre, ces deux hommes se sont voués à collectionner des impressions et des émotions d'art, d'histoire, bien plus encore que de vie. On les voit parfois attablés en un cabaret. Ils aiment la bonne chère ; ils goûtent le vin. De la femme, ils ne retiennent que le superficiel, l'élégance, l'esprit, le sourire. Edmond de Goncourt forgea un mot pour résumer l'essence de la femme ; il disait la « féminilité ». Le mot n'a pas vécu : il n'était pas créé avec amour.

Avec ces qualités de curiosité tempérée, ils étaient merveilleusement organisés pour fureter dans la vie et dans l'histoire. On dit maintenant que leurs études biographiques ou historiques ne valent plus. Je ne suis pas de cet avis. N'ayant pas beaucoup d'idées générales, ils ne furent pas systématiques. Ayant dépouillé, sans beaucoup de méthode, il est vrai, les brochures, les correspondances, recueilli les bibelots, les estampes, ils notaient les faits ou les suggestions sans aucun parti pris. Ils ne furent courtisans ni des puissants, ni de l'opinion, et même ils mirent plus d'une fois leur amour-propre à les braver sans opportunité.

Aristocrates, ils jugèrent sans colère les mœurs des temps révolutionnaires et je tiens pour dignes de confiance leurs travaux sur cette époque. D'ailleurs, ne furent-ils pas les pionniers de la petite histoire ? Je doute que leurs plus heureux continuateurs consentissent à les mépriser. Edmond de Goncourt, dans une préface, note parmi leurs titres de gloire la vogue qu'ils donnèrent aux arts mineurs du dix-huitième siècle ; il nous paraît étonnant qu'il y a une soixantaine d'années ces charmantes choses fussent fort méprisées, à peu près comme le sera toujours le faux art Louis-Philippe et second Empire. C'est pourtant vrai et qu'on leur doit, dans ce sens, une véritable renaissance du goût. Il ne faut pas l'oublier, non plus que l'importance conférée par Edmond à l'art décoratif oriental. Avant lui le magasin de la Porte-Chinoise était empli de merveilles dont on riait et qui après lui firent pâlir d'envie les amateurs. Mais, pour finir sur un jugement littéraire, il paraît bien qu'on ne risque pas beaucoup en affirmant que Germinie Lacerteux vivra autant et plus que le souvenir du naturalisme dont ce roman est comme le portique, et que le Journal, s'il n'a pas la prodigieuse verdeur des Historiettes de Tallemant des Réaux, est encore un monument unique de la vie littéraire dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. On nous en promet le tome secret, qui complétera tous les autres. Alors nous aussi nous aurons connu un Tallemant.

(1) Ethique, III. Proposition 36.