Extrait d'un texte adressé par Francis Jammes à Alfred Vallette, pour qu'il fût publié dans le Mercure. Remis par Vallette à Gide, ce texte fut finalement publié dans la Nouvelle Revue Française, n°13, 1er janvier 1954, pp. 172-175, dans la rubrique : « Le Temps, comme il passe ». Francis Jammes rend visite en rêve à Paul Claudel, qui est en Chine :

[...] Puis, (bizarrerie de rêve...), Claudel me demanda :

Vous qui habitez Orthez... Est-ce que vous savez ce que c'est qu'un poète mouillé ? On a dit, en France, que je m'étais exilé pour fuir quelques mauvais lettrés... Ce mot est bien chinois ?... L'habitude, n'est-ce pas ? Non... Je suis venu ici pour rapatrier les poètes mouillés. Vous savez que je suis consul ? Je ra-pa-trie les po-è-tes mou-i-llés...

— Mais encore, demandai-je curieusement, qu'est-ce qu'un poète mouillé ?

— Ce sont ceux, dit Claudel gravement, qui ont fait naufrage.

A ce moment retentit dans la cour du consulat un coup de gong. Ce sonore instrument était semblable à celui que Yu, empereur de la première dynastie (2205 av. J.-C), avait fait placer à la porte de son palais pour connaître la vérité.

J'eus un sursaut :

— Je vous demande pardon, mon cher Claudel, mais...

Il m'interrompit :

— Ne vous effrayez pas... Vous allez rire. C'est encore quelque poète mouillé qui s'annonce.

[...] Entra le poète mouillé.

Nous le regardâmes avec pitié. Il ruisselait comme le déluge du Kaïn de Leconte de Liste. L'une de ses pauvres petites menottes se contractait à la poignée d'une valise d'où, avec l'eau de mer, dégoulinait l'encre de ses manuscrits noyés. Entre ses dents, il balbutiait :

— Ces poètes sont des crétins... Un Tel ?... Crétin !... Mufle !.., Crétin !... Rosse !... Snob !... Mallarmé ?... Ex-professeur d'anglais !... Griffin ?... Américain !.... Gide ?... Huguenot !...Huysmans ?... Catholique !... Schwob ?... Juif !... Samain ?... Nul !... Kahn ?... Il fait les vers de Fort !... Fort ?... Il fait les vers de Kahn !... Claudel ?... Une brute !.... Gourmont ?... Hystérique !... Jammes ?... Provincial idiot !... [...]