Jean Lorrain par Vallotton Jean Lorrain.

JEAN LORRAIN

C'est, depuis un grand nombre de siècles, le jeu de l'humanité de creuser des fossés pour avoir le plaisir de les franchir ; ce jeu devint suprême par l'invention du péché, qui est chrétienne. Qu'il est agréable de lire les vieux casuistes espagnols ou le Confessarius Monialum, œuvre italienne et cardinalice, si riches en questions singulières, si pleines des délicieuses opinions du tolérant Lamas et du complaisant Caramuel. Charmant Caramuel, que tu aurais de bonnes et fructueuses causeries avec Jean Lorrain, rue d'Auteuil, dans le salon où il y a une tête coupée, sanglante et verte ! Tu aurais sur les genoux ta Théologie des Réguliers, avec à la page contestée ton bonnet carré dont la houppette pendrait comme un signet ; et, en face de toi. Lorrain te lirait un des sermons qu'il médita dans son Oratoire.

Il faut des choses permises et des choses défendues, sans quoi les goûts hésitants et paresseux s'arrêteraient à la première treille, se coucheraient sur le premier gazon venu. C'est peut-être la morale sociale qui a créé le crime et la morale sexuelle qui a créé le plaisir. Qu'un pacha doit être vertueux au milieu de trois cents femmes ! J'ai toujours pensé que la destruction de Sodome fut un incendie volontaire, le suicide d'une humanité lasse de voir toujours le désir mûrir implacable dans le fastidieux verger de la volupté.

De ce fruit éternel, M. Jean Lorrain, au lieu de le manger tout cru, fait des sirops, des gelées, des crèmes, des fondants, mais il mêle à sa pâte je ne sais quel gingembre inconnu, quel safran inédit, quel girofle mystérieux, qui transforme cette amoureuse sucrerie en un élixir ironique et capiteux. Le chef-d'œuvre d'un tel laboratoire, il me semble bien que c'est le petit volume allégué plus haut : jamais l'art n'alla plus loin dans le dosage méticuleux du sucre et du piment, de la confiture de rose et du poivre rouge. Autre « drageoir à épices », plus véritable et moins innocent, il semble sortir de la poche d'un de ces abbés damnés capables de boire le vin de la messe dans le soulier de leur maîtresse ; livre vénéneux et souriant, fallacieux bréviaire où chaque vice a sa rubrique et son antiphone et qui tire ses « leçons » du martyrologe de Lesbos !

Oratoire parfumé à l'ambre gris, des femmes y ferment les yeux sous la voix de l'abbé Blampoix, de l'abbé Octave, du frère Hepicius, du père Reneus ; elles ne sont pas bien sages sur leurs chaises ; d'aucunes, tout à coup, tombent à genoux ; d'autres se renversent, comme de grandes fleurs pleines de larmes; et les doigts se crispent et cherchent on ne sait quoi parmi le froissis des soies et le cliquetis des bracelets. L'abbé de Joie monte en chaire : on écoute, la paume appuyée sur les seins, avec émoi, avec délices, car l'abbé prêche Adonis sous le nom de Jésus et son discours équivoque va changer en amoureuses les fidèles du Christ...

M. Lorrain a, lui aussi, beaucoup prêché Adonis, car comment retenir les femmes si on ne prêche Adonis ? Et comment les observer, si on les laisse fuir ? Sous ce titre insolent, Une femme par jour, et sous ce titre doux, Ames d'Automne, il a noté la complexité de la physionomie féminine, la naïveté ou l'inconscience de ces petites âmes, leurs détresses, leurs férocités, leur folie ou leur grâce. Toutes les pénitentes de l'Oratoire et quelques autres se sont confessées avec une rare sincérité.

II y a bien de la méchanceté en tel ou tel chapitre de ce dernier livre, auquel je reviens toujours avec amour, bien de la cruauté, certaines gaucheries, mais quel charme aussi en cette première fleur, même empoisonnée, de l'esprit de serre chaude, de la plante rare qu'est M. Jean Lorrain ! Depuis ces temps, il y a dix ans, l'auteur de tant de chroniques a été très prodigue de son parfum originel, mais il n'a pu l'épuiser, et l'arbuste a gardé assez de sève pour fleurir avec persévérance : ce sont alors des poèmes, des contes, de petites pages où l'on retrouve, avec plus ou moins de miel, tout le poivre sensuel, toute l'audace parfois un peu sadique du disciple, — du seul disciple de Barbey d'Aurevilly. Né dans l'art, M. Lorrain n'a jamais cessé d'aimer son pays natal et d'y faire de fréquents voyages. S'il est enclin à la maraude, aux excursions vers les mondes du parisianisme louche, de la putréfaction galante, le monde « de l'obole, de la natte et de la cuvette », dont un rhéteur grec (Démétrius de Phalère) signalait déjà les ravages dans la littérature, s'il a, plus que nul autre et avec plus de talent que Dom Reneus, propagé le culte de sainte Muqueuse, s'il a chanté (à mi-voix) ce qu'il appelle modestement « des amours bizarres », ce fut au moins en un langage qui, étant de bonne race, a souffert en souriant ses familiarités d'oratorien secret ; et si tels de ses livres sont comparables à ces femmes d'un blond vif qui ne peuvent lever les bras sans répandre une odeur malsaine à la vertu, il en est d'autres dont les parfums ne sont que ceux de la belle littérature et de l'art pur ; son goût de la beauté a triomphé de son goût de la dépravation.

Il ne faudrait pas, en effet, le prendre pour un écrivain purement sensuel et qui ne s'intéresserait qu'à des cas de psychologie spéciale. C'est un esprit très varié, curieux de tout et capable aussi bien d'un conte pittoresque et de tragiques histoires. Il aime le fantastique, le mystérieux, l'occulte et aussi le terrible. Qu'il évoque le passé ou le Paris d'aujourd'hui, jamais la vision n'est banale ; elle est même si singulière qu'on est surpris jusqu'à l'irritation par l'imprévu, quelquefois un peu brusque, qui nous est imposé. Il est, même quand il n'est que cela, le rare chroniqueur dont on peut toujours lire la prose, même trop rapide, avec la certitude d'y trouver du nouveau. Il aime le nouveau, en art, comme dans la vie, et jamais il ne recula devant l'aveu de ses goûts littéraires, les plus hardis, les plus scandaleux pour l'ignorance ou pour la jalousie.

A tous ces mérites qui font de M. Lorrain un des écrivains les plus particuliers d'aujourd'hui, il faut joindre celui de poète. En vers, il excelle encore à évoquer des paysages, des figures, — ou des figurines ; voici, par exemple, une image inoubliable du danseur Bathyle :

Bathyle alors s'arrête et, d'un œil inhumain,
Fixant les matelots rouges de convoitise,
II partage à chacun son bouquet de cytise
Et tend à leurs baisers la paume de sa main.

C'est avec une sensualité discrète et rêveuse qu'il peint les Héroïnes ; chacune est symbolisée par une fleur qui se dresse d'entre ses pieds ; cela est fort joli.

Enilde, à ses pieds,

Blanche étoile au cœur d'or s'ouvre une marguerite.

Elaine,

Pâle et froide à ses pieds fleurit une anémone.

Viviane,

Et sous son rouge orteil jaillit un lys fantasque.

Mélusine,

Et près d'elle, érigeant ses fleurs en clairs trophées,
Jaillit un glaïeul rose à feuillage de houx.

Yseulte,

Et, fleur de feu comme elle, auprès de son orteil,
Flambe et s'épanouit un jaune et clair soleil.

Que d'images de grâce ou de volupté, en ces verrières bleues ou glauques, avivées çà et là de l'or d'une renoncule ou du pourpre d'un pavot ! Que de femmes de rêve ou d'effroi, que de mortes !

Pauvres petites Ophélies
Qui sans batelier ni bateau
Vous en allez au fil de l'eau,
Comme vos Hamlets vous oublient !...

Voici un beau panneau de la tapisserie des Fées :

Un pâle clair de lune allonge sur la grève
L'ombre de hauts clochers et de grands toits, où rêve
Tout un chœur de géants et d'archanges ailés.

Pourtant la ville est loin, à plus de deux cents lieues,
La dune est solitaire et les toits dentelés,
Les clochers, les pignons et les murs crénelés,
Sur le sable et les flots montent en ombres bleues.

Au fond des profondeurs du ciel gris remuées
Toute une ville étrange apparaît : des palais,
Des campaniles d'or, hantés de clairs reflets,
Et des grands escaliers croulant dans les nuées.

Leur ombre grandissante envahit les galets
Et Morgane, accoudée au milieu des nuages,
Berce au-dessus des mers la ville des mirages.

Il y a beaucoup de fées parmi les vers de M. Lorrain. Toutes les fées, couronnées de verveine ou « d'iris bleus coiffées », se promènent langoureuses et amoureuses dans les strophes de cette poésie lunaire.

Quel est le vrai Jean Lorrain, celui des Fées ou celui des Ames d'Automne ? Tous les deux, et il ne faut pas les séparer l'un de l'autre.

(Le IIe Livre des masques, 1898)


Dans la bibliothèque de Gourmont : Octave Uzanne, Jean Lorrain

A consulter :

Site Jean Lorrain

Jean Lorrain aux éditions du Lérot

Christophe Cima, Vie et œuvre de Jean Lorrain ou chronique d'une guerre des sexes à la Belle Epoque, Alandis, 2009