Ephraïm Mikhaël, par F. Vallotton

1. « Ephraïm Mikhaël », Le IIe Livre des masques, 1898


1. « Ephraïm Mikhaël », Le IIe Livre des masques, Mercure de France, 1898

EPHRAÏM MIKHÄEL

Puisqu'il ne nous laissa que de trop brèves pages, l'œuvre seulement de quelques années ; puisqu'il est mort à l'âge où plus d'un beau génie dormait encore, parfum inconnu, dans le calice fermé de la fleur, Mikhaël ne devrait pas être jugé, mais seulement aimé. Il était charmant, quoique très fier ; aimable, quoique triste et replié ; doux, quoiqu'il eût à souffrir ou de la vie, ou des importuns et des envieux, car il eut une gloire précoce, comme son talent. A dix-huit ans déjà, son originalité était sensible : il introduisait dans le vers parnassien, sans le déhancher ainsi que M. Coppée, une grâce mélancolique, alors neuve surtout par le contraste de la pureté de l'accent avec la sincérité du sentiment. La femme à la beauté impassible souffre en silence, sans gestes, sans parade, sans larmes : sa peine est adoucie par la joie d'être belle.

Il y a sans doute, dans la Dame en deuil, un peu de la psychologie de Mikhaël : son orgueil l'enchaînait à son ennui :

Va-t'en ! Je veux rester la veuve taciturne
De mes rêves d'antan que j'ai tués moi-même.

Presque aucun de ses poèmes où ne se répète la plainte de l'orgueil et de l'ennui ; ce n'est pas l'ennui de vivre — il vécut si peu ; ce n'est pas l'ennui de ne pas vivre — il n'eut pas le temps de s'apercevoir que la vie donne moins qu'elle promet ; c'était un ennui maladif et invincible, l'ennui des prédestinés qui sentent obscurément, comme l'eau glacée d'un fleuve gonflé, monter le long de leurs membres les vagues de la mort ; et c'était aussi l'orgueil de ne pas avouer ses pressentiments et de chercher des causes vaines à une tristesse plus forte que l'âme qui la portait. Mais il ne faudrait pas exagérer l'influence d'une santé chétive sur les tendances et les goûts d'une intelligence. Nous ne savons rien de précis ni rien d'utile sur la formation des personnalités. A chaque homme nouveau, le mystère recommence. La botanique n'est pas applicable aux plantes humaines : au degré de différenciation où les hommes sont arrivés, chaque exemplaire de l'humanité est une terre inexplorée, — et inexplorable, puisque, relativement à la conscience, l'homme lui-même, avec sa pensée comme avec ses gestes, est un fragment du monde extérieur.

Mikhaël était ainsi : doux et fier, plein d'un ennui très triste :

Mais le ciel gris est plein de tristesse câline
Ineffablement douce aux cœurs chargés d'ennuis.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'ennui, rythme dolent de flûte surannée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Chère, mon âme obscure est comme un ciel mystique,
Un ciel d'automne, où nul astre ne resplendit...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je sombre dans un grand et morne nonchaloir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
N'écoute pas le cri lointain qui te réclame,
Les conseils exhalés dans la senteur des nuits.
Tu sais que nul baiser libérateur, mon âme,
Ne rompt l'enchantement de tes subtils ennuis.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand le vent automnal sonne le deuil des chênes,
Je sens en moi, non le regret du clair été,
Mais l'ineffable horreur des floraisons prochaines.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voici tout entier le Crépuscule Pluvieux, où jamais peut-être l'ennui, le mystérieux ennui, n'a été avoué avec une éloquence aussi sereine :

L'ennui descend sur moi comme un brouillard d'automne
Que le soir épaissit de moment en moment,
Un ennui lourd, accru mystérieusement,
Qui m'opprime de nuit épaisse et monotone.

Pourtant nul glorieux amour ne m'a blessé,
Et c'est sans regretter les heures envolées
Que je revois au loin, vagues formes voilées,
Mes souvenirs errants au jardin du passé.

Et pourtant, maintenant, dans l'horreur languissante
D'un soir de pluie et dans la lente obscurité,
Je sens mon cœur que nul amour n'a déserté
Mélancolique ainsi qu'une chambre d'absente.

Plus loin, dans l'Acte de Contrition, c'est encore le même sentiment de déréliction et d'accablement :

Je confessais que les Printemps et les Automnes
Passent en vain le seuil sacré des horizons,
Car mon âme est pareille aux déserts monotones
Assoupis dans l'oubli stérile des saisons.

Quelques mois avant sa mort, il dit, en un doux et beau vers, son état d'âme :

Nous sommes les amants tristes parmi les fleurs.

Cependant, vers le même temps, le poète eut des heures heureuses, des moments de joies et d'espoir :

Joyeuses, sur les claires ondes
D'un golfe paisible et splendide,
Des galères aux voiles blondes
Appareillent pour l'Atlantide.

Et des lys ravis par les brises
Neigent dans la douce venelle,
Tandis qu'au loin des voix éprises
Proclament la joie éternelle.

Et ceci, tiré de l'Ile Heureuse :

Dans le golfe aux jardins ombreux,
Des couples blonds d'amants heureux
Ont fleuri les mâts langoureux

De la galère,

Et, caressé du doux été,
Notre beau navire enchanté
Vers les pays de volupté

Fend l'onde claire !

Mais où sont les jardins d'Armide ? Les conquérants de son rêve (avril 1890) qui devaient venir le délivrer et l'emporter

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . vers les îles
Qui parfument les mers de fruits mûrs et d'aromates
Et fleurissent au loin l'eau des golfes tranquilles,

les conquérants furent les anges de la nuit et nous ne savons rien de plus.

Ces vers, les derniers écrits par Mikhaël, peu de semaines, ou de jours, avant sa fin, ont un intérêt presque testamentaire. S'il faut les prendre pour autre chose qu'un thème, qu'un canevas où la broderie n'est qu'indiquée, si, alors, ils étaient, dans son esprit, définitifs, ils marquent le premier pas d'une évolution du poète vers le vers libre, — ou vers un certain vers libre, celui qui, conservant les allures des rythmes traditionnels, se libère néanmoins de la tyrannie de la rime romantique et de la superstition du nombre constant. L'intention de faire des vers d'une forme nouvelle me paraît évidente dans ce morceau, unique ; les assonances, heureuses et non de hasard, en témoignent : pourpres-sourdre ; terribles-marines ; thyrse-triste ; plages-aromates, — et, comme Mikhaël connaissait l'ancienne poésie française et les règles précises de la vieille assonance, il a voulu les respecter dans cet essai, qui, malgré sa brièveté, est, à ce point de vue, remarquable. Le parnassien allait donc évoluer naturellement vers l'esthétique d'aujourd'hui quand la mort le surprit ; il avait sans doute compris qu'il ne faut pas dédaigner les manières nouvelles d'exprimer l'émotion et la beauté.

Parallèlement à ses poèmes, Mikhaël avait écrit des contes en prose ; ils tiennent dans le petit volume des Œuvres, juste autant, juste aussi peu de place que les vers. Là encore il fut curieusement précoce et, à dix-neuf ans, il produisait des pages tout à fait charmantes par la franchise de la philosophie, telles que le Magasin de jouets, avec, déjà, de jolies phrases : « Ces belles Poupées, vêtues de velours et de fourrures et qui laissent traîner derrière elles une énamourante odeur d'iris. » Dans Miracles, l'incroyance au divin est analysée avec une belle sûreté de main et d'intelligence ; presque partout, on sent un esprit maître de soi et qui tient à ne revêtir de la forme que des idées qui valent la forme. Il est surtout attiré par les histoires significatives et révélatrices d'un état d'âme hermétique : il aime la magie et le prodige, les créatures oppressées par le mystère et qui ont mal à la raison. C'était un lecteur assidu de Spinoza, qui lui avait enseigné, selon la juste expression de M. Pierre Quillard, avec un mysticisme supérieur, « la vanité de la joie et de la douleur », et il devait goûter également la vie et la philosophie nirvâniennes du philosophe de sa race. Le chef-d'œuvre de ces proses, c'est Armentaria, poème très pur, très clairement auréolé d'amour, fleur mystique et candide, flos admirabilis ! Il y a des lignes comme celle-ci ; Armentaria dit : « Soyons purs dans les ténèbres et allons au ciel silencieusement. »

Il suffit d'avoir écrit ce peu de vers et ce peu de prose : la postérité n'en demanderait pas davantage, s'il y avait encore place pour les préférés des Dieux dans le musée que nous enrichissons vainement pour elle et que les barbares futurs n'auront peut-être jamais la curiosité d'ouvrir.