1. « Idées et Paysages : XXII. L'œil de Claude Monet », Promenades philosophiques, Mercure de France, 1905, p. 220-225

Ce texte est apparu dans la Vogue du 15 février 1900 sous le titre de « Note sur Claude Monet » [Mikaël Lugan] et dans l'Art moderne, n° 30, du 28 juillet 1901, p. 254-255, sous le même titre [Jonathan Devaux].


L'ŒIL DE CLAUDE MONET

Comparer un peintre et un poète, cela est si absurde, il y a si loin d'un art à l'autre, aussi loin, nécessairement, que de l'œil à l'oreille ! Mais l'absurde n'est pas bête comme la bêtise ; l'absurde est parfois l'envers d'une vérité, ou son paradoxe ou son grossissement. II faut aussi compter avec cette tyrannie, l'association des idées. Qu'en songeant à Monet j'aie presque aussitôt songé à Victor Hugo, je ferai mieux de rechercher l'origine de cette collision [collusion ?], que [de] la nier et de la rejeter parmi les rêveries dont on rougit. Les points de contact furent ici les idées de maîtrise, de puissance, d'abondance, de richesse, d'éclat ; peut-être aussi les Cathédrales. [220]

Enfin, ayant analysé, je trouve qu'il y a dans mon absurdité quelque chose de logique ; j'ai mis le doigt sur la soudure, je sens une réalité, et qu'il ne s'agit pas seulement de la conjonction en l'air de deux noms ou de deux mots.

Mais le parallèle serait long et les explications confuses, le peintre et le poète étant trop vastes, tous les deux, trop divers, trop contradictoires dans la liberté inconsciente de leur génie.

Il serait plus court et presque facile, quoique toujours absurde, avec d'autres : Renoir et Verlaine. N'est-ce pas le même art, la même veine de pure tradition française, d'amour, de grâce, de beauté et de licence ? Le travail est peut-être plus apparent chez Renoir ; plus courageux que Verlaine, il est doué d'une volonté plus ferme d'être en même temps neuf et sincère, de reproduire la vie telle qu'il l'a vue et sentie. Avec cela une grande ingénuité, beaucoup de candeur, beaucoup de joie. En lui la science de l'artiste ne va jamais sans la sensibilité du poète, et ses moindres œuvres ont la chaleur de la vie. Renoir est un grand peintre, comme Verlaine un grand poète, par la personnalité de la technique et l'originalité du sentiment. Il n'a pas eu d'imitateurs, semblable en cela à Delacroix. Un peintre m'en donna cette raison, qui sem[221]ble un peu confuse : étant complet par lui-même il n'a pas eu besoin que des disciples viennent développer une partie négligée de son génie. Renoir s'est donné tout entier.

Degas, au contraire, créant une œuvre, a créé une école. Aujourd'hui presque toute la peinture de genre dérive plus ou moins de Degas ; Forain, dont le talent est si âpre et si vert, lui doit énormément. Degas peint comme en plein relief ; l'air circule autour de ses bonshommes ; on en ferait le tour. Ce qu'on n'a pu lui prendre, c'est sa couleur, qui est étrange et paradoxale à force d'être naturelle et vraie. II y a de lui au Luxembourg un pastel qui semble fait avec des ailes de papillon ; c'est le même velouté moelleux et riche. Il m'a toujours été impossible de regarder un Degas sans penser à Mallarmé. Tels de ses pastels, comme par une concordance magique, illustrent, impression pour impression, tels sonnets de Mallarmé.

Renoir et Degas, voilà deux grands peintres. Mais alors quel nom magnifique donner à Monet ? Nous sommes ici, peut-être, devant le plus grand peintre qui fut jamais. Je souligne le mot peintre pour bien affirmer ma pensée avec ses restrictions. Il ne faut pas comparer Monet aux grands artistes, tels que Giorgione, Titien ou le Corrège (1). L'artiste [222] est plus qu'un peintre, ou du moins autre chose : aux dons de la couleur et du dessin il doit ajouter une intelligence très consciente, le goût de l'observation et de l'analyse. Léonard est un esprit critique autant qu'un peintre ; la couleur ajoute si peu à sa pensée que le saint Jean-Baptiste, tout noir, n'en est pas moins admirable. Ni Dürer, ni Rembrandt n'ont absolument besoin de la couleur. Velasquez ne pourrait s'en passer. Il est peintre avant tout, quoique doué aussi du sens critique : ses tableaux sont des caractères en même temps que des poèmes. Les tableaux de Monet ne sont que des poèmes. Monet a aussi peu de discernement que Victor Hugo ; il est le peintre, Victor Hugo est le poète ; il est le maître des couleurs, comme Victor Hugo est le maître des images. Hugo est un œil prodigieux ; Monet est un œil miraculeux.

Quand on a regardé avec attention une série de tableaux de Claude Monet, on éprouve comme une peur ; il semble qu'on se trouve en présence des créations d'un dieu, et c'est vrai. Cette marine, qui révélera à un marin lui-même un aspect inconnu de la mer, fut l'œuvre d'un instant, enlevée en moins de minutes qu'il n'en faut pour la bien voir à des yeux profanes. C'est la nature fixée dans le moment même de la sensation, comme on la subit [223] à un premier regard large et enveloppant. Le mécanisme semble photographique ; mais, en cet éclair, le génie a collaboré avec l'œil et avec la main ; l'instantané est une œuvre personnelle d'une absolue originalité ; ce n'est ni une esquisse, ni une ébauche, ni une étude, mais un poème très beau et complet. Il est certain d'ailleurs que toutes les toiles de Monet n'ont pas été peintes avec la même rapidité que la série des Meules, des Peupliers, ou des Cathédrales. Il y a des Monets moins fiévreux, presque reposés, et qui donnent de son génie une idée plus intègre. Les Nymphéas de sa dernière exposition semblent avoir été transplantés presque avec patience. Mais, quel que soit le mouvement du bras, le résultat pour ceux qui s'arrêtent devant l'œuvre est toujours celui-ci : on se sent devant une peinture qui diffère très peu de la nature elle-même. C'est là le miracle.

Monet n'est pas ce qu'on appelle un coloriste. Il fait la nature grise quand elle est grise. Y a-t-il même de la couleur dans ses tableaux ? Pas plus que dans les choses elles-mêmes. Il y a des nuances vives ou douces, de flamme ou de brouillard. Qui peut nommer la couleur d'une rivière qui s'en va sous un ciel bleu, sur un fond jaune, parmi des herbes vertes ? Un peintre analyste donnera à son [224] tableau une couleur générale ; il y aura une dominante. Cette rivière, peinte par Monet, sera la rivière même, la rivière indéfinissable et mystérieuse.

Le procédé de Monet est la division du ton. Les toiles, vues de près, ressemblent à un torchon où on aurait essuyé des pinceaux. La division du ton a servi son talent, cela est certain ; mais elle ne l'a pas créé. Sans ce procédé, son génie eût-il été mal à l'aise ? Peut-être. Mais alors Monet se serait imaginé un procédé personnel, assez voisin sans doute de celui-là même que sa main a illustré.

A prendre le mot impressionnisme dans son sens le plus étroit, Monet aurait été le seul impressionniste, puisque seul il a été capable de mettre d'accord la théorie et la pratique dans l'art de rendre par la peinture, telles qu'il les reçoit, les impressions colorées qu'un œil peut recevoir. L'impressionnisme, c'est Monet lui-même, isolé dans son génie, glorieux et thaumaturge. [225]

1900.

[version des Promenades, 10e édition, 1913]

(1) « Léonard de Vinci, Albert Dürer ou Rembrandt », lit-on dans la version de l'Art moderne.

2. « Les journaux. Monet et Renoir (Le Gaulois, 30 juin) », Mercure de France, 16 juillet 1908, p. 324-325

Il y a deux méthodes pour étouffer les génies nouveaux : l'attaque et le silence. Elles sont presque également mauvaises. L'heure vient toujours où le génie est reconnu, parce qu'il est une évidence, mais qu'elle est souvent, tardive ! Je songe à cela, en lisant dans le Gaulois une apologie de Monet et de Renoir, par M. Fourcaud. Je songe aux quolibets qui, en ses premiers temps, emplissaient la salle Caillebotte, au Luxembourg, aux stupides sarcasmes des journaux. Je remonte à des années plus anciennes, aux années où les impressionnistes étaient tenus pour d'inoffensifs rapins, un peu trop enclins à la fumisterie. Maintenant, ce sont des maîtres. M. Fourcaud, je crois, les a presque toujours aimés. Je ne vois donc nulle ironie à ce qu'il les célèbre. Il le fait en bon langage.

Un jour que les circonstances m'avaient conduit à Vétheuil, j'aperçus Claude Monet peignant au bord de la Seine. La tentation me vint de l'aborder, mais la crainte me retint de le déranger en son travail et je me contentai de le regarder à l'œuvre. Au bout d'un certain temps, il retira de son chevalet l'ébauche commencée et en reprit une autre, que je le vis, un peu plus tard, remplacer par une troisième. C'est sa méthode ordinaire d'étudier, du même point de vue, le même motif, sur différentes toiles, au fur et à mesure que change l'effet. Par ce moyen, il réussit à surprendre la vibration lumineuse du monde et à traduire le lien mystérieux des corps à l'atmosphère. Personne n'a, que je sache, particularisé comme lui les aspects immédiats du réel.

Boudin a donné les premiers conseils techniques à son adolescence. À Paris, où il débarque à vingt-trois ans, venant du Havre, où il est né, Monet s'essaie dans l'atelier de Gleyre, lieu froid, maître glaçant. La vue de tableaux de Monet l'oriente tout d'un coup vers les sujets simples et les claires harmonies. Nous avons de sa jeunesse des compositions très animées comme le Déjeuner à la campagne et le Déjeuner dans un intérieur, puis de vifs portraits enlevés de verve, tels que ceux d'une jeune femme en robe rayée de vert et de noir, en jaquette de velours bordée de fourrure grise, et d’une jeune fille, au costume japonais d'un rouge éclatant, surbrodé de riches dessins, dansant et jouant de l'éventail, sur un fond diapré d'écrans à main aux couleurs joyeuses. Il admire les larges pratiques de Courbet ; il admirera les alertes franchises de Jongkind, les exquises subtilités de Whistler, les abréviations évocatrices des maîtres du Nippon ; il profitera de toutes les leçons et restera lui-même. Et, d'abord, la passion du paysage s'est emparée de lui. Désormais, en sa production, les figures seront rares. Dans l'étude infinie du plein air, il dépasse les plus hardis.

Les événements de sa vie ne sont que ses voyages à travers les pays et les atmosphères. Sa demeure est successivement à Argenteuil, à Vétheuil, à Giverny, mais on le trouve tour à tour en Hollande, peignant des canaux et des champs de tulipes, — à Londres, peignant la Tamise et regardant les visions de Turner, — à Christiania, s'émouvant des spectacles de l'hiver Scandinave, — à Bordighera, à Antibes, se grisant de la lumière du Midi. Ses tableaux nous disent encore ses haltes à Etretat, aux sauvages falaises ; à Belle-Isle, aux rochers noirs ; à Rouen, où il s'énamoure des prestiges étonnamment renouvelés de la lumière sur la façade de dentelle de la cathédrale ; à Vervit, en Corrèze, qu'entourent des sites majestueux. De retour chez lui, après ses caravanes, le charme des prairies et des guérets de la vallée de la Seine le tient plus que jamais au cœur. Ah ! les belles évocations, les belles fêtes que nous ménagent ses touches multiples aux tons divisés, juxtaposés à vif ! A la distance qu'il faut, le miracle de l'illusion s'opère. Nos yeux s'emplissent de la révélation des états de l'univers.

Chose singulière ! Le groupe impressionniste s'est recruté en notable partie dans l'atelier de Gleyre, comme jadis le romantisme avait trouvé ses principaux adeptes dans l'atelier de Guérin. Chez Gleyre s'est décontenancé autant que Monet un jeune homme né à Limoges, qui a passé par les métiers de décorateur de porcelaine et de peintre en stores. Il s'appelle Renoir et, pour ses débuts, il a peint deux choses quelconques : une Femme nue accompagnée d'un nain joueur de guitare et une Esmeralda... Mais, sur ces entrefaites, ses yeux se sont dessillés ; son tempérament se manifeste ; nous sommes en présence du coloriste le plus voluptueusement doué, du réaliste le plus épris de raffinées délicatesses. Un goût d’élégance, qui semble, parfois, renouer à la tradition du dix-huitième siècle, s'accointe en lui au sans-façon du dix-neuvième. Autant que Manet, il se plaît à se mêler à la vie vivante et à montrer ce qu'il a vu, mais il apporte en ses interprétations une fantaisie souriante, une grâce toujours en éveil. Comme Monet, il vit en plein air et s'enivre de la joie du dehors : seulement, on le sent plus désireux de cueillir les fleurettes au bord de son chemin et moins curieux d'interroger les phénomènes de l'ambiance. Ses épisodes pittoresques se noient tout ensemble d'humaine poésie, de gaminerie parisienne, de bonhomie, d'humour. Qu'on se reporte, plutôt, à son Bal du Moulin de la Galette. Connaît-on, d'autre part, beaucoup de scènes mondaines de la distinction et de l'harmonieuse opulence de sa Loge de théâtre, avec sa jeune femme en toilette de soirée blanche si coquettement fanfreluchée de noir et son jeune homme fouillant de la lorgnette la profondeur de l'Opéra ? La belle œuvre étoffée, somptueuse, magistrale et pleine de caresse que le célèbre portrait de Mme G. Charpentier et ses enfants, devant lesquels un si beau chien monte la garde ! L'œuvre exquise que le portrait de cette pauvre Jeanne Samary, jolie et fraîche en sa robe rose comme la première rose de l'été, et si doucement rieuse ! Et que de ravissantes effigies d'enfants ! Et que de belles apparitions de Baigneuses aux chairs frissonnantes ! Et que de paysages des environs de Paris, de Provence, d’Algérie, d'Italie, pour apaiser nos rêves inquiets !...

Il y a des inégalités en cette production. Mais où donc les inégalités furent-elles épargnées au monde ? Elles sont aussi naturelles et peut-être aussi nécessaires que l'alternance des collines et des bas-fonds. Un seul souvenir demeure : le souvenir des nobles impressions en lesquelles tout s'unifie. Les deux maîtres dont je viens de parler ont donné à l'art de leur pays des chefs-d'œuvre. A la lumière de ces chefs-d'œuvre ce qu'ils ont tenté s'éclaircit. Nous comprenons leur pensée ; nous saisissons leur principe. Ils ont jalonné les voies où nous marchons. Toujours leurs leçons nous seront chères.

R. de Bury.