1. Gonsolin [R. de Gourmont], « Échos : Petites lettres », Mercure de France, 15 février 1906, p. 637-639

ÉCHOS

Petites lettres. — Une première attardée. — La gloire. — Les personnages de Dickens. — Publications du Mercure de France. — Le Sottisier universel.

Petites lettres. — Vous souvenez-vous, madame, de ce passage du Journal de Stendhal : « Dimanche, II frimaire (1804), jour du couronnement (de l'empereur)... Je réfléchis beaucoup toute cette journée sur cette alliance si évidente entre tous les charlatans. La religion venant sacrer la tyrannie, et tout cela au nom du bonheur des hommes. Je me rinçai la bouche en usant un peu de la prose d'Alfieri. » Nous vîmes donc hier cinq ou six tyranneaux, la plupart inoffensifs, d'ailleurs, et tous assez risibles, s'assembler pour déblatérer, chacun à son tour, contre ce qu'ils appellent la « pornographie ».

Quand on n'est pas dupe, on sait ce qu'ils entendent par ce mot équivoque de « pornographie ». C'est pour eux tout ce qui touche à l'amour, tout ce qui, imprimé, dessiné, sculpté ou peint, contient des allusions aux relations sexuelles. C'est à croire qu'ils font partie, comme don Cucuphas, du Tiers-Ordre de l'Amour solitaire. S'ils ne sont moines ou oblats, ils sont curés. Voici M. Sertillanges, curé catholique, et M. Buisson, curé humanitaire, M. Comte, curé protestant, et M. Sangnier, curé républicain. Ennemis féroces les uns des autres, ils ont une foi commune, la haine, et un destin commun, le ridicule. Ils n'ont qu'à paraître et à discourir pour exciter l'hilarité chez tous les hommes simples et sains, mais une hilarité hostile. Réunis, et sous la présidence du sénateur Bérenger, ils forment un petit orchestre fort burlesque. Ce Bérenger, cependant, est dangereux, parce qu'il fait peur aux femmes, terrorise les petits enfants et exaspère les artistes.

Mais qu'est-ce que la pornographie ? Feignons d'être dupes un instant. Est-ce la nudité, est-ce la demi-nudité, est-ce le geste, est-ce la pose ? Une femme sans chemise est-elle indécente ou bien l'indécence ne commence-t-elle qu'avec la chemise ? La Source de M. Ingres a été longtemps exposée dans son atelier avec des bas rouges. Était-elle indécente alors ? N'est-elle devenue chaste que le jour où M. Ingres lui a ôté ses bas ? Faut-il juger de la qualité « pornographique » par la qualité du dessin ou par celle de la couleur ? De belles nudités bien tentantes, comme celles du Titien, sont-elles plus ou moins pornographiques que les femmes en porcelaine de M. Bouguereau ? Suffit-il d'appeler Madeleine une femme vautrée dans l'herbe pour que, immorale hier sous le nom de baigneuse, elle devienne aujourd'hui édifiante pour M. l'abbé Sertillanges ? On aimerait à entendre cet abbé nous dévoiler l'effet comparé que font sur son sens esthétique les Vénus glabres et les Vénus vénitiennes, qui ne le sont pas. On a entendu un jour M. Bérenger, dans l'intimité, déclarer que l'art doit être glabre. M. Sertillanges, qui a commenté Origène, a-t-il des idées là dessus ?

Goûte-il la Léda de Michel-Ange, cette merveilleuse figure de l'amour physique dans tout son abandon, toute sa franche animalité ? Aime-t-il dans la Léda du Corrège cette fillette qui tend les bras au cygne et qui sourit au plaisir avec une ingénuité si charmante ? Vous auriez bien ri, madame, à entendre cet ecclésiastique réclamer la liberté de l'art et réprouver la « licence pornographique ». Dans sa belle ignorance cléricale, il s'imagine que les grands peintres, les grands sculpteurs, furent aussi de grands moralistes. Il est professeur de philosophie et il a démontré l'existence de Dieu avec autant de bonheur que Fénelon, en moins bon style, mais en beaucoup plus de pages. C'est un homme de progrès.

M. Buisson aussi, qui parla ensuite, est un homme de progrès : « Nous ne songeons nullement, a-t-il dit, à rétablir une censure qui puisse atteindre une nouvelle Madame Bovary. » Cette déclaration libérale n'a pas enchanté l'auditoire. Les uns auraient désiré une réprobation plus nette de la « pornographique » passée, et présente. Les autres ont trouvé que ce curé humanitaire était encore plus impudent que le précédent orateur. On cria même : « Au fou ! au fou ! » Il y eut des éclats de rire, des sifflets, des cris, des trépignements, et, je dois l'avouer, un long frémissement de joie quand on entendit un certain M. Sangnier s'écrier : « Ce que nous voulons, c'est que les jeunes gens conservent leur pureté et en soient fiers ! » Pour moi, je pensai encore à Stendhal appelant la chasteté une vertu comique. Oserai-je vous l'avouer, madame, je pensai à vous, je pensai à votre sourire.

Sur cet éloge des coquebins, si bien à sa place, à deux pas du boulevard Saint-Michel, M. Bérenger, réprimant cet air de vomir son âme, qui fait le vide autour de lui, leva la séance, et je me demandai avec quoi j'allais « me rincer la bouche. » Alfieri n'est plus guère propre à cet usage, et puis je n'étais pas en train de lire. Il m'a été plus agréable d'écrire mes impressions, et je vous les envoie.

Si vous me permettez de vous baiser les mains, j'y trouverai les parfums d'Arabie qui me remettront le cœur.

NOTA BENE : Dans son Journal littéraire en date du lundi 3 mars 1906, Léautaud se plaint d'avoir reçu de Gourmont un court billet signé Gonzolin [sic].

2. Armance [R. de Gourmont ?], « Échos : Petites lettres », Mercure de France, 15 mars 1906, p. 317-318

ÉCHOS

Petites lettres. — Une lettre de M. Paterne Berrichon. — M. Emile Faguet et Rivarol. — Deux nouveaux Rembrandt. — La Restauration du Théâtre antique d'Orange. — La Censure en Hongrie. — La Salomé d'Oscar Wilde. — Léopardi et l'anthropologie.— En Bohême. — L'Ancêtre à Monte-Carlo. — Publications du Mercure de France. — Le Sottisier universel.

Petites lettres. — Figurez-vous, cher monsieur, que j'ai pour lingère ici une ancienne jolie femme qui a pris le goût de me raconter sa vie, car je suis patiente, curieuse et discrète. Or, cette lingère, qui passe ici pour veuve, élève quatre enfants, qu'elle a eus de quatre pères différents, un industriel, un officier, un philanthrope et un sénateur. J'ai cru comprendre qu'un de ces personnages s'appelait M. Bérenger, et voilà pourquoi je vous avais demandé des nouvelles du célèbre pornographe. Dans ma tête, et peut-être dans celle de la lingère, l'idée du Bérenger et l'idée du sénateur s'étaient si bien superposées que j'en faisais un seul et même séducteur. Les journaux ayant donné l'image du grand moraliste, je l'ai montrée à ma lingère, qui s'est écriée aussitôt :

— Quel horreur d'homme ! qu'il a l'air méchant ! Il sera sûrement condamné, n'est-ce pas, madame ?

— Condamné ! lui, un sénateur, un monsieur estimable entre tous !

— Ce n'est donc pas l'assassin ?

Etc., etc.

Voilà le ton de notre conversation. Je faisais fausse route, et j'en suis pour mon petit échafaudage romanesque. Laissons donc tranquille ce M. Bérenger. Il ne m'intéresse plus du tout. Ici, dès le mois de juin, toutes les femmes présentables ont leur heure de demi-nu sur la plage, et je vous assure que je ne me prive pas, pour mon compte, de me montrer dans toute ma beauté et de montrer toutes mes beautés. C'est un grand plaisir pour les femmes, et je suis femme. Mon mari, d'ailleurs, n'est plus jaloux et mon amant ne l'est pas encore. Il ne voit que moi et croit être seul à me voir.

Mais je reviens à ma lingère. Elle me ferait douter de la morale si j'étais à l'âge des naïvetés. Cette ancienne jolie femme avoue quatre amants, mais il y eut des intervalles, comblés par le hasard, nécessité ou caprice, et sa vie, en somme, par ce que j'en connais et par ce que j'en devine, fut des plus dévergondées. Ce n'en est pas moins la personne la plus honnête, la plus sûre, la plus dévouée, la meilleure et la plus tendre des mères de famille; Je m'assieds chez elle, je converse avec elle sans honte et avec plaisir. Cet hiver, je lui ai confié les clefs de ma villa et je l'ai envoyée visiter mon fils qui est en pension à Dinan.

Enfin, je n'ai connu qu'une femme légère dans ma vie, et c'est peut-être la seule femme que j'aie vraiment estimée. Me blâmez-vous ? Si vous m'aimez un peu, mon ami, vous me devez votre sentiment là-dessus.

Dinard, 5 mars.

ARMANCE.

NOTA BENE : Il est probable que c'est encore Gourmont qui se cache derrière cette stendhalienne Armance, d'autant plus que Dinard est un lieu de séjour gourmontien (Vide L'Ombre d'une femme).