REVUE DE LA QUINZAINE

LES JOURNAUX

Docteur Paul Voivenel : Remy de Gourmont vu par un médecin. Essai de Physiologie littéraire (Editions du Siècle). — Dr Paul Voivenel : L'imagination féminine (Aux éditions du Bon Plaisir, Toulouse). — Dr Paul Voivenel : La Raison chez les Fous et !a Folie chez les gens raisonnables (Imprimerie ouvrière, Toulouse). — Guy de Pourtalès : De Hamlet à Swann, Crès. — Edward Sansot : Souvenirs sur Renée Vivien (Modern Studio, Nice).

Remy de Gourmont vu par son médecin. — C'est par ce volume du docteur Paul Voivenel que j'inaugure, sous l'égide de Remy, une collection d'essais : « Idées et sentiments du siècle » qui sera comme une tentative de mettre à leur place les valeurs littéraires actuelles, en les confrontant avec celles de la vraie philosophie et de la vraie science. Je voudrais que le public lettré comprenne enfin que toute la littérature n'est pas dans le roman, généralement si pauvre, ou même si vide d'idées, ni dans le théâtre dont les audaces ne sont que des audaces de situation enroulées dans le cliché et le lieu commun.

Présentant l'ouvrage du Dr Paul Voivenel, j'écrivais en une « prière d'insérer » signée, d'une critique sincère et loin des exagérations habituelles :

Cet ouvrage du Dr Paul Voivenel porte ce sous-titre qui lui donne sa signification philosophique : Essai de physiologie littéraire. Cet essai n'a d'ailleurs pas la prétention d'expliquer l'art, la pensée et la philosophie de Remy de Gourmont par son hérédité ou les caractères morbides de son individualité. Mais il y a dans ces recherches et dans ces analyses psycho-physiologiques les éléments, sinon d'une science, du moins d'une fructueuse investigation .

« L'œuvre la plus subjective d'apparence, écrit le Dr Voivenel, tient par d'innombrables racines à la personnalité de l'ouvrier. » Et « ce n'est pas insulter une fleur que d'analyser le terreau sur lequel elle s'est épanouie ». N'est-ce pas avouer aussi, avec une sage philosophie, que le miracle de la fleur et de l'homme de génie demeure mystérieux ?

Mais, ainsi que l'observe le Dr Voivenel, on peut appliquer à Remy de Gourmont ce qu'il écrivait lui-même des grands philosophes, des Descartes, des Spinoza, des Kant, des Nietzsche, des grands théologiens qui tous furent des chastes et des « désincarnés » : « Il y a certainement des relations étroites entre les divers centres fonctionnels du corps humain ; il y en a entre l'énergie sexuelle et l'énergie intellectuelle. Il est des hommes qui ne sont presque pas des hommes et dont l'intelligence, comme grossie d'une force inutilisée directement, prend des développements merveilleux. On pourrait même dire mystérieux, car c'est presque un caractère de désincarnation ».

Et c'est peut-être cette force « inutilisée directement » qui constitue la richesse intellectuelle des penseurs et des philosophes.

Le Dr Voivenel résume ainsi la physio-psychologie, la constitution et le tempérament à travers lesquels « la création philosophique et littéraire de Remy de Gourmont prit un goût de terroir » :

... « Chacun de ses désirs se réfracte à l'infini dans son cerveau. C'est un sensuel à la fois pervers et chaste, les deux choses étant complémentaires... Dans sa solitude ce sensuel cérébral tire ses feux d'artifice de l'imagination. »

Une œuvre littéraire ou philosophique, ce n'est en somme que de la sensualité cérébralisée.

JEAN DE GOURMONT.

Ce livre nous apporte sur Remy de Gourmont des documents intimes que le médecin a interrogés avec une affectueuse et respectueuse discrétion. Ces documents lui permettent de situer l'homme et l'écrivain dans son hérédité et dans son milieu et nous donne ainsi la signification de sa vie et de son œuvre. De quelle douleur est creusée la sérénité philosophique !

C'est surtout avec une profonde émotion que je lis ces notes sur la maladie de Remy de Gourmont. Le malade écrit à son médecin qui est au front, le 14 mars 1915, quelques mois avant sa mort :

Mon mal a bien empiré depuis l'an passé. Si je ne gardais pas, je ne sais quel espoir d'amélioration, peut-être chimérique, que deviendrais-je ? Mourir m'est bien indifférent. Dans ce moment surtout, où tant de vies jeunes sont fauchées, qu'importe la mienne ? Mais je ne suis pas encore d'un âge à supporter sans regrets la claustration, et j'en suis presque là. Je n'ai vraiment pas le sens de l'opportunité d'être tombé malade dans l'année peut-être la pire du siècle ! Mais je laisse même ces plaintes inutiles pour parler de choses littéraires...

Et Sixtine, dont le dévouement était d'une si affectueuse intelligence, écrivait, elle aussi, au médecin de bataillon, une lettre qu'il reçoit dans les tranchées de Verdun, le 21 mars 1915 :

Est-ce que vous ne reparaîtrez plus à Paris avant la fin de la guerre ?... M. de G... va plutôt mieux — mais i! ne se soucie pas de votre L... ; il n'a confiance qu'en vous. De rage de ne pas vous voir, il fuit le pauvre docteur D... qu'il accuse de ne pas être le génie de la médecine. Dites-moi quelque chose pour qu'il supporte — de temps en temps — un homme qui a toujours été honnête et dévoué, et qui se voit proscrit parce qu'il ne détient pas le don des miracles ; car, au fond, c'est bien tout ce que vos malades vous demandent : guérir à tout prix, même les maladies incurables...

Le Dr Voivenel nous montre encore Sixtine après la mort de Remy, continuant à « agir ses tendresses » et ne songeant qu'à la gloire du disparu : « Elle n'avait de raison de vivre que de servir encore celui auquel elle donna sa vie. Puis, quelques semaines après, son destin accompli, elle tomba. »

Evoquant moi-même, dans la préface de ce volume, le souvenir de Sixtine, je disais qu'elle avait deviné Remy alors qu'il n'était qu'une promesse incertaine de gloire : « Vivant près de lui, elle a partagé ses peines, ses douleurs, ses privations ; elle a su lui laisser toute sa liberté sans petite jalousie, sinon sans serrement de cœur. Toujours aussi elle respecta son travail et nulle n'est peut-être entrée si profondément dans son œuvre, nulle ne fut plus orgueilleuse et plus amoureuse de sa gloire.

Mais le plus bel éloge que l'on puisse faire de ce livre, c'est qu'il est peut-être une innovation dans l'histoire littéraire et qu'il est bien, ainsi qu'il s'intitule, un « essai de physiologie littéraire ». Ecrit directement par un médecin qui est un écrivain, cet essai échappe aux déformations ou aux hâtives généralisations des écrivains amateurs de science. Avec un peu de dépit pourtant, le Dr Voivenel écrit, au nom des médecins : « On nous lit, on nous débine, puis on nous démarque ; et, comme nous n'avons pas la forme, nous faisons l'effet de gros rustres maniant la fine dentelle des idées et du style »... Le don de la forme, le Dr Voivenel le sait bien, n'est pas incompatible avec la science, mais aussi que sans l'art, cette vitamine, les idées demeurent stériles et inassimilables. C'est peut-être pour cette raison que les idées ne fleurissent qu'après avoir été transplantées dans le cerveau privilégié d'un écrivain.

Du Dr Voivenel, je veux encore signaler deux petits livres : l'un sur L'Imagination féminine, où il nous montre que les qualités de la femme et les défauts de l'homme sont complémentaires et utiles au maintien de la vie. « Pour que deux électricités s'attirent — et l'amour n'est-il pas une espèce de fluide — il faut qu'elles soient de sens contraire. » L'autre : La Raison chez les Fous et la Folie chez les gens raisonnables, nous démontre que la raison et la folie se confondent.

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En guise d'introduction à une série d'intéressantes études sur Shakespeare, La Fontaine, Sénancour, Benjamin Constant et Marcel Proust : De Hamlet à Swann, M. Guy de Pourtalès a écrit un remarquable essai qu'il intitule « De l'esprit européen ». « A beaucoup, ce mot d'Européen apparaît, dit il, comme une sorte d'insulte, la marque de quelque sombre apostasie » ; pour d'autres, Européen n'a qu'un sens vrai, « celui de sans-patrie ; et ils remplacent l'insuffisance de leur culture par l'orgueil de leur médiocrité ».

Considérant cette faillite du point de vue de la littérature, M. Guy de Pourtalès voit bien que chaque pays possède ses bardes, les diseurs de sa gloire, les gardiens de ses haines ; mais, où trouver, écrit-il, ces intelligences qui survolaient les frontières et faisaient que les hommes avaient en commun des bibles ? N'est-ce pas que les grands morts, Tolstoï, Ibsen, Nietzsche, Gobineau, Proust, « ont emporté avec eux le secret d'une influence, autrement plus puissante et subtile que celle du médiocre poète Sully-Prudhomme, du petit penseur Romain Rolland, ou même du fin conteur Anatole France, nos lauréats du prix Nobel ?

C'est avant tout, continue M. de Pourtalès, par le sens de la création esthétique, mère de l'idée, qu'on est Européen ; par la philosophie et par la science ensuite. « Mais par la politique rarement. C'est une surprenante méprise de croire que Benjamin Constant fut, comme ou l'a dit, le premier des grands Européens. Il suffit d'énoncer cette dizaine de noms : Shakespeare, Molière, Descartes, Leibnitz, Cervantès, La Fontaine, Montaigne, Gœthe, Stendhal et Benjamin Constant, pour faire entendre ce que signifie Européen.

Ainsi donc, la générosité des intelligences, le sens critique aiguisé, l'équilibre patiemment cherché entre le rêve et le vie, le goût des connaissances désintéressées, voilà le seul européanisme respectable. Mais j'aimerais à faire sentir ici que c'est en art (dilectation suprême) ce qu'il y a de fugitif qui marque dans le cœur de l'homme la voie la plus profonde.

Et, conclut M. de Pourtalès, ne voit-on pas que la condition même de l'universel, c'est l'individuel, et qu'une œuvre n'est assurée de durer que pour autant qu'elle découvre le drame d'un seul ? A mesure que l'humanité vieillit, « le fait diminue d'importance, perd de son relief, au profit de son interprétation ».

C'est la beauté qui est le commentaire de la vie, et notre siècle demeurera ce que l'auront créé nos écrivains et nos artistes de génie. Mais M. de Pourtalès est-il sûr que notre époque, qu'il semble mépriser, ait perdu ce sens européen qui n'est en somme, chez les écrivains, les philosophes et les artistes, qu'un individualisme qui synthétise l'intelligence humaine ?

§

Sous une couverture violette que soulignent deux traits noirs, symboliques aussi, voici de M. Edward Sansot de pieux Souvenirs sur Renée Vivien, « la Muse aux violettes ». C'est avec une émotion toujours vivante et une délicatesse vraiment noble que M. Sansot nous évoque « la divine poétesse » dont il fut, plus encore que l'éditeur dévoué, le confident, l'ami et l'adorateur ! Parfois, écrit-il, il me semble que ce doit être dans un rêve étrange et merveilleux, dans un rêve fait d'ombre et de mystère, parfumé de fleurs et d'effluves mystiques, que la vision de cette femme surnaturelle passa devant mes yeux.

La voici, « silhouette divinement douce, élancée, surmontée d'une tête blonde, cendrée un peu, d'où irradiaient des regards indéfinissables et empreints d'une infinie bonté, comme sont ceux de tant d'images conçues par des pinceaux préraphaéliques ». Sa robe était d'un tissu sombre, souple et léger et « retombait en plis harmonieux, le long de son corps mince et fluide »... Autour d'elle, en son logis de l'Avenue du Bois, les murs étaient tendus « d'étoffes sombres et soyeuses et n'avaient pour toutes lumières que quelques lampes électriques posées sur les tapis, avec des formes de scarabées, aux reflets mordorés et donnant tout juste l'éclairage nécessaire pour guider les pas vers un salon très sombre lui-même, car il n'était favorisé que de la seule clarté à un vitrail aux losanges alternés de violet et de gris, et d'une veilleuse allumée dans un grand reliquaire laqué d'or où trônait un mystérieux Bouddha ». Elle aimait à « s'entourer de meubles et d'objets qui, par leurs lignes et leur matière, s'harmonisaient avec sa vie intérieure. Elle déclarait parfois que les choses ont des sympathies et des antipathies obscures ». Et Sansot nous conte qu'un jour qu'il l'attendait chez elle, elle lui dit qu'en passant devant un magasin d'antiquités, rue de la Boétie, ses yeux étaient tombés, sur un malheureux Bouddha « cruellement placé en plein soleil, parmi cent autres objets vulgaires », et dont une main détachée gisait au pied de son trône.

« C'est vous, dit-elle, qui aurez la mission d'en avoir soin, de le guérir de sa mutilation et de l'entourer de tous les égards qu'il mérite. Vous l'emporterez chez vous. Je vous le donne, je sais qu'il sera en bonnes mains. »

Au retour d'un de ses voyages à Mytilène, Renée Vivien confia à M. Sansot tout le mal qu'elle avait eu à introduire sur le territoire turc « quelques pieds de violettes qu'elle avait coutume d'emporter de France, dans le but de les planter dans le petit jardin qui entourait son humble maison, et de les voir fleurir en l'honneur et en souvenir de sa grande patronne ».

Les douaniers turcs se montraient très rigoureux pour l'introduction en la patrie du sultan rouge « de tous végétaux exotiques suspectés de germes phyloxériques ou autres ». D'autres souvenirs encore nous évoquent la Muse aux violettes aux heures graves où, ne voulant pas survivre à sa beauté, elle se laissa tomber dans un nirvana qui s'était fait chrétien sans trop de heurts. Elle s'était convertie au catholicisme, conversion improvisée à ses derniers moments, non pour s'assurer la contemplation éternelle de Dieu, mais pour rejoindre une amie perdue il y avait dix ans, qui était catholique, et retrouver ainsi, dans l'éternité paradisiaque, les divins baisers perdus.

JEAN DE GOURMONT.

pp. 747-752.