Ventura Garcia Calderon, « Sanín Cano à Paris »,
Revue de l'Amérique latine n°II, 1er novembre 1922, p. 225


Sanín Cano à Paris

Toute la colonie hispano-américaine applaudira au choix que vient de faire la Nación de Buenos-Ayres. Elle a nommé son correspondant à Paris, le grand critique colombien Baldomero Sanín Cano, une des plus sympathiques figures de l'intellectuel de chez nous. Une des plus rares aussi. Car il est un dilettante dans le sens élargi du mot, un amateur d'idées universelles, un voyageur des âmes et des pays, le stendhalien qui veut amasser en lui le plus d'humanité possible.

Ce Colombien de vieille souche qui fut pour José Asunción Silva le compagnon rêvé et comme le Cyrénéen de la plus fatale passion lyrique, a la carrure souriante et bonhomme d'un bourgeois de Londres qui ressemblerait de plus en plus à Frédéric Nietzsche. Il a tout vu, il correspond en quatre ou cinq langues avec les grands écrivains du monde, de Georg Brandès à Bernard Shaw, de Unamuno à Lugones, et j'en oublie. Avec ses articles de journaux ou ses admirables essais, il pourrait publier plus de volumes que n'en a la correspondance de Voltaire, mais ce grand travailleur qui a lu « tous les livres » et n'en garde pas l'amertume de Mallarmé, se refuse énergiquement à grossir encore les bibliothèques. « Nous sommes submergés », dit-il, quand vous le trouvez entouré de papier imprimé. Car il est malgré tout le moins livresque des hommes. A Londres où il a vécu dix ans, à Madrid qui l'a reçu comme un ambassadeur des lettres, en France où il disait il y a quelques jours, aux fêtes du monument à Gourmont, les nobles paroles de son culte ancien, il n'aime pas fréquenter les puissants du jour. Son ami, son informateur est « le Monsieur qui passe ». Il est trop journaliste pour croire ce que racontent à la sainte canaille, les déformateurs de la vérité que sont les journaux à gros tirage. Il se documente auprès des humbles Tournebroches, voire même des Crainquebilles qui, lisant peu, reflètent l'opinion véritable d'un pays. Et si vous avez des lumières particulières sur l'âme française ou sur telle attitude de Lloyd George, il vous dira avec son bon sourire si intelligent :

— N'en croyez rien, señor. Mon coiffeur de Paris ne partage pas votre opinion... Un vieux cocher de « bus » qui est mon ami, me disait l'autre jour à Piccadilly...

VENTURA GARCIA CALDERON.