B. Sanín Cano, « Remy de Gourmont et l'Amérique latine »,
Revue de l'Amérique latine n°II, 1er novembre 1922, pp. 226-227


Remy de Gourmont et l'Amérique Latine (1)

On a tout dit sur la généreuse activité de Remy de Gourmont, sur le sens cultural de son œuvre, sur le merveilleux développement de sa pensée, sur les lointaines affinités de son instinct nettement français appartenant au lignage intellectuel de Montaigne, Descartes, Bayle, Voltaire, Renan. En qualité d'Américain du sud et de représentant de La Nación de Buenos-Aires, où Remy de Gourmont eut l'occasion d'exprimer sa manière si originale de comprendre les hommes et la vie, j'espère qu'il me sera permis de dire dans une langue qui n'est pas la mienne l'influence du grand penseur français sur la jeunesse littéraire sud-américaine du début de ce siècle et de la fin du siècle passé. Aucun écrivain contemporain n'exerça sur l'intelligence américaine d'origine latine la douce, la bienfaisante, la très grande et la très profonde influence de Remy de Gourmont. Les grandes idées de l'époque nous parvinrent reflétées par le cristal vénitien de cette haute intelligence. Nous apprîmes par lui à connaître, non seulement les formes de l'art nouveau dont commençait à rêver la jeunesse française, mais également ce qu'il y avait d'original et de digne d'attention dans l'art et la littérature des autres pays européens. Il fut un excitant cérébral qui, au contraire des médecines et des distillations qui ont ce but, agissait d'une façon salutaire sur ceux qui accueillaient son régime. Nombre d'entre nous rectifièrent dans ses livres leur notion de l'existence. Nous tirâmes des forces vives pour créer l'œuvre nécessaire de notre rénovation.

Nous lui devons une reconnaissance raisonnée. Les hommes de lettres de ma génération, différents en cela de la plupart des écrivains des autres époques, reconnaissaient l'influence de Gourmont au lieu de la cacher comme une tare inavouable.

Nous lui devons notre reconnaissance parce qu'il nous fit un... Chemin de Velours pour combattre le Monsieur qui ne comprend pas, espèce littéraire qu'il contribua à définir le premier et à isoler ensuite pour la rendre moins dangereuse. Nous devons également au Maître de nous avoir révélé dans les Masques les aspects les plus nouveaux et plus beaux de ce Jardin et de cette forêt enchantés que furent la prose et la poésie françaises d'il y a trente ans ; parce que dans La culture des idées il nous offrit la discipline excellente, la richesse fastueuse de pensée qui était nécessaire alors pour ne pas perdre la tête en assistant à la révision inévitable de toutes les valeurs. Nous lui devons de nous avoir révélé dans plusieurs de ses livres les trésors inépuisables de beauté et d'harmonie que renferme la langue française, cette langue sobre, claire, docile et flexible qui bien qu'elle ne soit pas la nôtre forme un des liens inébranlables qui nous unissent à la civilisation d'Occident. Cette petite ville couverte aujourd'hui de festons, d'oriflammes et de guirlandes rappelle la prédilection de Gourmont pour les aspects vigoureux de l'existence. Coutances est orgueilleuse de son fils et ce jardin public, qui pourrait être l'ornement d'une grande capitale, dit l'influence de cette âme d'artiste, de cet amant passionné de la nature, sur les habitants de sa ville natale.

Mme Suzanne de Gourmont, qui a fixé en lignes hiératiques et sobres les traits les plus dignes de ce visage où semble revivre l'esprit des temps, a lié son nom à celui d'une gloire française.

Je n'oublierai jamais la délicieuse sensation d'art qui émut mon esprit en contemplant, reflété par le miroir tranquille de l'étang, à côté des fleurs de lotus et entre les éclairs d'or et d'argent que décrivaient les poissons au fond de l'eau, cette figure si lumineuse, noble et bénévole qui semble destinée par la déesse de l'intelligence à faire connaître à la postérité les enchantements indéfinissables du mal exquis de penser ; et je remercie M. Jean de Gourmont qui continue les traditions de son illustre frère de m'avoir, en m'invitant aux fêtes de Coutances, donné l'occasion d'exprimer une admiration depuis longtemps très vive en moi.

(1) Discours inédit prononcé par M. Sanín Cano au banquet organisé à Coutances pour fêter le Monument à Remy de Gourmont.