VIII [LII]

1er janvier [1908].

Variétés

M. DESMAISONS. — Eh bien, quelles nouvelles m'apportez-vous ?

M. DELARUE. — Il y en a de toutes sortes. D'abord, l'armée française se couvre de gloire au Maroc. C'est-à-dire que l'on envoie de temps en temps un petit peloton, mi-parti spahis et goumiers, faire un temps de galop, à la suite d'ironiques bandits qui ont volé des moutons.

M. DESM. — Nous voudrions bien ne pas le prendre, ce fallacieux empire, mais Allah est grand ! sa destinée est écrite.

M. DEL. — Cela fera bien sur les cartes. Moi, j'ai le patriotisme géographique.

M. DESM. — Vous n'êtes pas le seul. N'est-ce point ce qui nous a engagés à conquérir le Sahara ?

M. DEL. — Ah ! cela fait une si belle tache !

M. DESM. — Les actions des hommes ont parfois des causes bien singulières. Mais voyons, que me direz-vous encore ?

M. DEL.—-Qu'on a remplacé par un de ses frères le ballon dirigeable qui est allé faire un tour en Ecosse.

M. DESM. — Les ballons dirigeables seront bien intéressants quand ils seront les ballons dirigés.

M. DEL. — Ensuite, la police a découvert un photographe qui aimait les petites filles.

M. DESM. — Il n'y a pas que les photographes.

M. DEL. — Aussi a-t-elle découvert ensuite une matrone qui en fournissait aux autres amateurs, à ceux qui ne sont pas photographes.

M. DESM. — Cela n'est pas très rare.

M. DEL. — Elle a encore découvert un père de famille qui initiait sa fille au péché et à l'amour en présence et même avec l'aide de la maman.

M. DESM. — Le b—l chez soi, quoi ! comme disait Jean Lorrain. Enfin, tout cela apprend au public que les goûts sont divers et les mœurs variées. Comme le journaliste ajoute généralement que « les faits dépassent en horreur tout ce que l'on peut imaginer » et que « la plume se refuse à les décrire » cela fait rêver un instant les plus obtus. Remarquez que ces histoires sont vieilles comme le monde et qu'elles figurent dans les plus anciennes littératures. L'auteur même de la Bible, et c'est Dieu lui-même, ainsi que nous l'enseigne notre excellent pape, s'est empressé de nous conter l'histoire des filles de Loth afin d'émousser notre indignation future. Filles qui désirent leur père ; pères qui désirent leurs filles ; mères qui se donnent â leur fils, et toutes les combinaisons familiales qu'il vous plaira d'imaginer, tout cela n'est devenu monstrueux qu'à la suite de l'établissement de la propriété individuelle et de l'héritage, à la suite de raisonnements que nous ne comprenons plus comme les comprenaient nos ancêtres primitifs. Notez d'ailleurs que ce père, si sa fille, qui à quatorze ans, avait été sa fille naturelle non reconnue au lieu d'être sa fille légitime, il aurait pu l'épouser en justes noces. L'union du père et de la fille n'est donc un fait « monstrueux » que s'il est clandestin.

M. DEL. — Légalement, soit, mais moralement.

M. DESM. — La morale, c'est notre morale. Mais les peuples les plus variés en peuvent dire autant. Allez-vous tomber dans le naïveté des judéo-chrétiens qui croient que leur morale leur vient de Dieu lui-même ? Il n'y a pas qu'un Dieu. Les Dieux sont encore en grand nombre, sans compter ceux qui sont morts, et chacun s'est plu à enseigner une morale particulière. Depuis des temps très anciens les hommes se sont occupés à séparer leurs sentiments en catégories fixes, mais cela est si difficile que le triage n'est pas encore fait. Le sentiment maternel se mêle à l'amour d'une femme mûre pour un jeune homme. Elle aime son amant comme un fils. En l'état de nature, elle aimerait son fils comme un amant.

M. DEL. — Le Monstre de M. Chérau expose bien cette confusion de sentiments.

M. DESM. — Oui, et il a eu l'esprit de prendre des êtres très près de la nature. Aussi son écrit n'est pas choquant.

M. DEL. — Combien de frères et sœurs se sont aimés d'amour !

M. DESM. — Beaucoup succombent ; beaucoup, sans le savoir, se rangent sous la loi égyptienne.

M. DEL. — C'est vrai, tout de même, qu'il y eut un peuple, et de la plus haute civilisation, où le frère et la sœur étaient des amants nés !

M. DESM. — Et leurs douleurs d'amour ont donné naissance à la plus belle peut-être des poésies lyriques.

M. DEL. — Je crois cependant que nous devons nous louer d'avoir réussi à dissocier à peu près nos sentiments les uns des autres.

M. DESM. — Sans doute. C'est une richesse. Dans la confusion primitive, tout sentiment n'avait peut-être qu'une base charnelle. En se civilisant, les hommes ont inventé le désintéressement sentimental. De là des nuances à l'infini, un trésor de la plus grande variété.

M. DEL. — Les Grecs confondaient encore, il me semble, l'amitié et l'amour.

M. DESM. — Très souvent, en effet, l'amitié athénienne était un échange de complaisances charnelles. Les trois cents Spartiates étaient liés par la chair, deux à deux. Nous ne comprenons plus cela. Mais ce n'est pas une perte c'est un gain. Nos amitiés sont encore souvent d'intérêt matériel, mais de moins en moins d'intérêt charnel. Je laisse de côté l'homosexualisme, qui est une maladie. Il me semble, si je m'occupais de ces questions, que les Allemands ont fort embrouillées, que je distinguerais assez franchement l'homosexualisme de l'amitié charnelle. Des deux sentiments, le premier est un choix exclusif nécessité par des tendances physiques ; le second est une simple confusion de sentiments ; il n'est pas absolu, il est passager. L'un est un sentiment spécifique, le second est un sentiment individualiste. L'homosexuel tend vers tous les êtres de son sexe; l'être soumis à une amitié charnelle tend vers son ami, et vers son ami seul. Une passion hétérosexuelle peut très bien le remettre, à une occasion prochaine, dans la voie que nous appelons normale. Comprenez-vous ?

M. DEL. — Très bien. Vous distinguez ce qui est de la coutume, ou de l'entraînement, ou de l'imitation, avec ce qui est d'impulsion physiologique.

M. DESM. — C'est cela même. Mais je ne sais plus vraiment comment nous avons été amenés à reparler de ces choses obscures.

M. DEL. — Ce que j'avais l'intention de vous dire est à cent lieues de tout cela. Vous m'avez fait passer un examen sur les faits-divers de la semaine.

M. DESM. — Eh bien, je vous écoute.

M. DEL. — Voilà ce que j'ai lu, hier, dans un journal. Vous allez voir, c'est énorme.

M. DESM. — J'écoute, cher ami.

M. DEL. — Il faut vous dire que...

M. DESM. — Mais allez donc ! Vous êtes comme Oronte, avant de lâcher son sonnet...

M. DEL. — « On vient d'inaugurer à Abbeville la statue de Boucher de Perthes, bienfaiteur de la ville et archéologue distingué... » Suit une anecdote inepte, mais qui importe peu.

M. DESM. — Ce pays ne mérite pas d'avoir de grands hommes. Archéologue distingué, celui qui découvrit un monde, celui qui lutta quarante ans pour imposer à l'histoire cette introduction prodigieuse, la préhistoire !

M. DEL. — Ces choses me révoltent, je l'avoue.

M. DESM. — Elles me font rougir.

p. 59-65.


IX [LIII]

16 janvier [1908].

Miracles

M. DESMAISONS. — Je suis moins rassuré que vous. Nous sommes à la merci d'un miracle. Qu'il apparaisse au ciel une comète nouvelle, très brillante et menaçante, qu'elle croisse de nuit en nuit, toujours plus grosse et plus lumineuse, et voilà les cervelles à l'envers, Dieu invoqué, des prières, des cris, des dons aux églises et aux hôpitaux, des vœux, des conversions, des larmes; la physionomie de l'An Mil. Qu'à ce moment la comète rétrograde, pâlisse, et le Nazaréen aura une fois de plus vaincu.

M. DELARUE. — Cela serait curieux. Revoir l'An Mil ! Ce que Huysmans aurait été content !

M. DESM. — N'oublions pas d'ailleurs que l'An Mil est une légende. Mais c'est aussi une figure. La raison humaine ne demande qu'à vaciller. Elle est à la merci, comme une mauvaise lanterne, du premier coup de vent.

M. DEL. — Il s'est tout de même passé bien des choses depuis huit cents ans.

M. DESM. — Sans doute. Mais mesurez le chemin parcouru de Leucippe à Platon, d'Aristote à Lactance, de Lucien à saint Thomas d'Aquin, de Spinoza au Sacré-Cœur. Le christianisme, depuis Platon, qui en est l'aurore trouble, répand sur le monde un jour de plus en plus hibernal, malgré des éclaircies, de plus en plus engourdissant...

M. DEL. — Les éclaircies se sont faites bien fréquentes et bien éclatantes.

M. DESM. — Mais combien de fois le rideau de nuages ne s'est-il pas reformé ?

M. DEL. — N'y voyez-vous pas clair, aujourd'hui ?

M. DESM. — Oui, moi, j'y vois clair, j'y vois toujours clair. J'ai ma lampe.

M. DEL. — J'ai ma lampe, ma petite lampe, sous laquelle je lis les mauvais livres, ceux qui font palpiter l'intelligence comme un cœur trop ému.

M. DESM. — Il n'y en a pas beaucoup.

M. DEL. — Il y en a.

M. DESM. — Heureusement. Comment vivrions-nous, s'il n'y avait pas d'antidotes au poison journalier ? Mais il ne s'agit pas de nous, il s'agit de la masse humaine, de la masse française, si vous voulez restreindre et spécifier. Croyez-vous que cette masse ne vive point, de même qu'en l'An Mil, sous l'attente du miracle ? Ouvrez les journaux. Vous verrez que les partis politiques qui ne détiennent pas le pouvoir ont tous remis leur destinée aux mains de la Providence. Tous béent après un miracle. Les uns s'en cachent, ils ont un peu honte ; les autres l'avouent, et ce sont les moins bêtes.

M. DEL. — Robespierre l'avouait bien.

M. DESM. — Comment cela ?

M. DEL. — Lisez ses discours. Ils se terminent généralement par une invocation à la Providence qui protège la République.

M. DESM. — Vous voyez, Tous les mêmes : le miracle ! C'est l'histoire de la mule de Rabelais, telle que la conte Béroalde de Verville. Vous en souvient-il ?

M. DEL. — Dites toujours.

M. DESM. — Or donc Rabelais, ayant d'autres affaires en tête, laissa sa mule, peut-être cousine de celle du pape, chez son imprimeur Michel Fezendat, qui venait d'achever le quart livre des Faicts et Dicts héroïques du noble Pantagruel. Il pria les garçons d'y prendre garde et de la faire boire à ses heures, comme la truie des carmes, et les garçons n'y manquèrent. Or cette bête était fort altérée et un jour qu'ils l'avaient détachée, la chevauchant en manière de jeu, tous les trois, voilà qu'elle détale et prend son chemin à val la rue Saint-Jacques. S'approchant de l'église Saint-Benoît, elle huma, comme vous auriez fait d'un bon jambon, l'odeur débonnaire de l'eau bénite et, attirée par la conduite magnétique de sa saveur, entra, en dépit des chevaucheurs, dans l'église... Mais ici, je ferais mieux de vous lire le texte. Béroalde n'est jamais très loin de ma main. Voici : « Il était dimanche, heure de sermon, où grand nombre était convenu; et nonobstant ce peuple et résistance des baudouineux, la mule, dure de tête et oppressée d'altération, donne jusques au bénitier, où elle mit et enfonça son horrifique mufle. Le peuple, qui voit l'effronterie de ce maudit animal, qui par dépit n'engendrera jamais, pense que ce soit un spectre portant quelques âmes jadis hérétiques, mais ores pénitentes, qui viennent chercher le doux réfrigératoire des bienheureux (laissez-la boire !) et déjà chacun pensait qu'il ferait quelque émotion (laissez boire la mule !) ou autres actes merveilleux de commotion spirituelle ; mais la bête fut modeste, si qu'ayant légitimement bien bu, selon sa vocation, se retira sans autre cérémonie. » Vous voyez que ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on raille la crédulité aux miracles. Mais comme le bon peuple de Béroalde représente bien notre public d'aujourd'hui ! Laissez boire la mule ! Elle boit, et voilà tout. Je ferais un long commentaire sur cette parabole. La mule de Rabelais, c'est l'indifférence admirable de la nature qui accomplit son œuvre devant des hommes qui guettent le miracle, sans se douter du miracle perpétuel représenté par la vie.

M. DEL. — À ce propos, je repense à ce Yoghi, dont les singeries ébaudirent la presse pendant quinze jours. La pousse, en dix minutes, d'une tigelle de blé sous les mystérieux effluves d'un charlatan ! Et les lecteurs ravis, flattés dans leur crédulité et dans leur sottise, se congratulaient à ce récit d'un miracle si bien ordonné et qui avait eu pour témoins plusieurs officiers de l'armée française.

M. DESM. — N'est-ce point une garantie, cela ?

M. DEL. — Et quelques fortes têtes du grand reportage.

M. DESM. — Il y en a donc un petit ?

M. DEL. — Plusieurs députés et des membres de la police.

M. DESM. — Et dire qu'il a été pris en fraude ! Mais les journaux se consolent en déclarant que c'était un faux Yoghi. Quand nous mettrons la main sur un vrai, ce sera autre chose ! Attendez. On nous a trompés. Bénarès va nous expédier son plus saint homme.

M. DEL — A quoi bon, n'avons nous pas M. le professeur Richet ?

M; DESM. — Annonce-t-il pour cet hiver quelques séances de désincarnation ?

M. DEL. — Je n'ai pas encore vu les affiches.

M. DESM. — J'ai ouï dire que notre excellent pape entendait des voix, comme Jeanne d'Arc et Numa Pompilius, avez-vous quelques notions là-dessus ?

M. DEL. — Aucune.

M, DESM. — C'est intéressant. Cela expliquerait la profonde sagesse avec laquelle il gouverne l'Eglise.

M. DEL. — Et qui fait l'admiration même des incrédules.

M. DESM. — Y a-t-il des incrédules ?

M. DEL. — Je l'espère.

M. DESM. — Il n'y a que des hommes qui attendent l'occasion de croire. Le jour que, selon les théories de Curie mal interprétées, la physique devint un paradoxe, toutes sortes d'ignorants se mirent à croire à la physique et à adorer le radium. Pensez ! Un corps qui produit de l'énergie sans en percevoir et sans en perdre ! Miracle ! Miracle ! Laissez boire la mule. La mule a bu encore une fois et puis elle est rentrée à l'écurie. C'est dommage, les dévots commençaient à vous démontrer que le radium pourrait bien être une substance spirituelle, la substance même de l'âme, quoi ! Et voyez ce qui arrive au Dr Le Bon avec sa destruction de la matière. Si la matière disparaît si elle a une fin, elle a donc eu aussi un commencement. Cela corrobore la Bible. Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Mais laissons boire la mule. Si la matière s'évanouit, cherchons bien nous la retrouverons. La matière, disait Cyrano de Bergerac, « n'est qu'une qui, comme excellente comédienne, joue ici-bas toutes sortes de personnages sous toutes sortes d'habits. »

M. DEL. — Et qui, nécessairement, s'enferme parfois dans sa loge.

M. DESM. — Car elle est pleine de pudeur.

p. 65-72.


X [LIV]

1er février [1908].

Les Mandarines

M. DESMAISONS. — Ne me parlez pas de toutes ces femmes qui écrivent. Il n'y a rien pour moi dans leurs livres.

M. DELARUE. — Pourtant...

M. DESM. — Je dis pour moi, aujourd'hui, dans l'état d'esprit où je suis présentement.

M. DEL. — Il est un peu rêche.

M. DESM. — Un peu, je le sens, mais c'est l'impudence de cette Tinayre qui m'a crispé contre les femmes à l'encrier.

M. DEL. — On a dit que la lettre au Temps était ce que la dame a écrit de mieux, que le reste est d'un mortel ennui, est-ce aussi votre avis ?

M. DESM. — Je n'ai point d'avis là-dessus. Je vous répondrai en démarquant Henri Heine : « Je ne connais point les romans de Cléonice Tinayre, mais je crois qu'ils ressemblent à ceux de madame Peyrebrune que je ne connais pas non plus. »

M. DEL. — D'après ce que j'ai entendu dire, le rapprochement ne serait pas très juste.

M. DESM. — Mettez les noms que vous voudrez. Je ne suis pas d'humeur à me servir du microscope. Vous faites de l'entomologie ?

M. DEL. — Non, soyons galants : de la botanique.

M. DESM. — Ah ! sur le terrain de la galanterie, je ne vous céderai pas un pouce de terrain. Des fleurs ! des fleurs !

M» DEL. — Et des fruits. Pastèques et bananes ! Ananas et mandarines !

M. DESM. — Pommes, poires, prunes...

M. DEL.— Arrêtez ! Ces fruits de nos vergers ne sauraient servir d'emblème à nos belles femmes de lettres. Les soucis du ménage, fi !

M. DESM. — C'est juste. Respectons la noblesse de l'encre. Voulez-vous que nous fixions le type de la femme de lettres, d'après les grands modèles, les Sand, les Louise Colet, les Hortense Allart ?

M. DEL. — Elle sera jeune.

M. DESM. — Jolie.

M. DEL. — Spirituelle.

M. DESM. — Galante.

M. DEL. — Comment l'entendez-vous ?

M. DESM. — Comme au grand siècle.

M. DEL. — Alors tout est sauvé. Sera-t-elle riche ?

M. DESM. — Innocent ! Toutes les jeunes femmes jolies, spirituelles et galantes sont riches.

M. DEL. — C'est juste. Sera-t-elle mariée ?

M. DESM. — C'est indispensable, mais un amant régulier peut tenir l'emploi.

M. DEL. — Que doit-elle écrire ?

M. DESM. — Des romans, des romans et encore des romans. Les hommes, quand ils lisent un roman écrit par une femme jeune, jolie, spirituelle et galante, croient tous coucher un peu avec l'auteur, et cela assure le succès.

M. DEL. — Voilà une sensation, ou une demi-sensation que je n'ai jamais éprouvée.

M. DESM. — Ni moi non plus, je l'avoue.

M. DEL. — Peut-être que nous manquons d'imagination.

M. DESM. — Ou que nous sommes trop bien renseignés.

M. DEL. — Vous voulez dire qu'il y a peu de femmes de lettres qui répondent à notre type idéal.

M. DESM. — Précisément.

M. DEL. — Mais il reste pour nous enchanter la qualité de l'œuvre.

M. DESM. — Vous y revenez.

M. DEL. — Je n'aime pas à vous voir si injuste.

M. DESM. — Il y a des moments où l'injustice est un grand soulagement. Suis-je injuste ? Si je le suis, c'est pour la raison que je vous ai dite. Vous pensez bien que je ne reproche pas à cette dame d'avoir blagué la Légion d'honneur. C'est de mauvais goût, parce que c'est trop facile, mais cela ne me choquerait pas beaucoup, si c'était sincère. Ce qui m'a exaspéré, c'est le ton de parvenue qu'a pris ce petit auteur de rien du tout, sitôt après une distinction qui, en somme, la classait, en la faisant sortir de la foule où s'agitent soixante bas-bleus qui ont peut-être au moins une des qualités qu'elle n'a pas, qui sont peut-être : l'une, jeune ; l'autre, jolie ; l'autre, spirituelle ; l'autre, galante. Il y a des femmes de peu qui, le jour qu'elles deviennent marquises morganatiques, ont l'air de l'avoir été toute leur vie ; il y en a d'autres qui en perdent la respiration et éclatent en lazzis, de peur de mourir d'orgueil rentré. Il y a des écrivains, de l'un ou l'autre sexe, qui ont devant le succès une pareille altitude. Vous reconnaîtrez ceux qui méritaient la gloire à ceci qu'ils n'en sont pas plus étonnés que de voir fleurir les fleurs ou mûrir les fruits. Le contraire, d'ailleurs, ne les étonnerait pas davantage, car il y a des accidents dans la nature, et l'ordre des choses est souvent contrarié par l'intempestivité des éléments.

M. DEL. — Moi, je n'ai pas été exaspéré. J'ai savouré avec joie le trait final de la lettre qui vous irrite. Mais, dites donc ? Est-ce que nos rôles vont se renverser ? Est-ce vous qui allez vous mettre en colère, pendant que je philosopherai ?

M. DESM. — Non, non, je renonce à la colère et je garde ma philosophie. J'y tiens plus qu'à tout. Philosophons, mon ami, philosophons. Tenez, ma seconde faute fut d'admettre deux catégories parmi les écrivains, les mâles et les femelles. Sans doute, une femme qui écrit est une femme, et un homme qui écrit est un homme ; mais tous les deux, selon leur sexe, leurs nerfs, leur circulation sanguine, leur force, la qualité de leur cerveau, peuvent remuer, avec un égal mérite, la terre du vaste champ des lettres, y semer de bon grain et y faire de nobles moissons. Nous n'avons pas encore eu l'exemple d'un grand génie féminin, et la physiologie s'y oppose peut-être. Le sperme est peut-être le sel nécessaire. Mais dans la région moyenne, la femme vaut l'homme et souvent le surpasse. Semblable en cela au Juif, elle triomphe et triomphera de plus en plus dans tous les genres et à l'étiage où l'originalité créatrice n'est pas une condition de vie.

M. DEL. — Arrêtez-vous, de grâce, sinon je vais finir par vous trouver trop juste.

M. DESM. — N'abusons pas de la vertu. Je me tais. Je craindrais d'attribuer à l'idée que je me fais du juste une importance exagérée. Probablement que la justice est conditionnée par l'injustice, comme disent les philosophes autorisés, et réciproquement. Manières de voir, de sentir, de penser. Si nos jugements ne différaient pas selon les heures de la journée et l'état de notre tension artérielle, aurions-nous même conscience de juger ? Or, je vous le demande, que serait la vie, si les hommes cessaient de se juger les uns les autres, au petit bonheur ? Mais j'y pense, que disait-elle donc, à la fin de sa lettre célèbre et qui vous a tant réjoui, notre mandarine ?

M. DEL. — Mandarine ?

M. DESM. — Oui, celle que le gouvernement a décorée du bouton de corail ?

M. DEL. — Ah ! oui. Elle a dit, qu'au lieu de porter son bouton de corail, elle allait faire un beau livre.

M. DESM. — Mazette ! Il me semble qu'elle ferait mieux de porter son corail.

M. DEL. — Oui, cela serait plus sûr.

p. 72-78.


XI [LV]

16 février [1908].

Divorce

M. DELARUE. — Avez-vous remarqué que chaque fois que l'on suit dans les journaux une discussion sur un sujet grave, à la troisième gazette on n'y comprend plus rien du tout ? Ainsi le divorce...

M. DESMAISONS. — Cela tient à ce que les hommes, et même les plus sages, sont presque toujours trop engagés dans la vie pour considérer froidement la vie. Le divorce ? Croyez-vous que sur cette question le mal marié et l'amoureux de sa femme puissent s'accorder avec sincérité ? Et le divorcé, a-t-il, devant la raison, devant l'observation, un avis valable ? Autant interroger un prêtre ou un dévot sur l'existence de Dieu ? Mais il est bon, je crois, qu'il en soit ainsi. Si la raison gouvernait la vie et si les problèmes sociaux se résolvaient comme les problèmes de géométrie, il y aurait peu d'agrément dans l'existence. Ce qui vous trouble m'amuse, moi qui ne songe pas à résoudre les grandes questions. J'observe les hommes à travers leurs écrits, et leur diversité m'enchante alors que l'unanimité m'épouvanterait. M. Bourget répugne au divorce. Cela prouve qu'il est un fidèle sujet de l'Eglise. Quels arguments voulez-vous qu'il donne qui ne soient dictés par plusieurs soucis religieux dont le plus grave est le salut de son âme ? L'incrédule qui repousse le divorce me donnerait davantage à réfléchir. Encore voudrais-je connaître son âge ; s'il est marié, sa femme ; s'il l'aime ou s'il la tolère seulement ; s'il a des enfants ; s'il est riche ou pauvre, libre ou fonctionnaire ; quelle est sa parenté, le monde où il fréquente ; quelle fut son éducation ; et encore beaucoup d'autres détails dont l'ensemble achèverait la figure de mon bonhomme : ses mœurs passées et présentes ; s'il a eu des maîtresses, de nombreuses passades ; s'il est brun ou blond, beau ou laid, éloquent ou terne, mondain ou solitaire. L'opinion d'un homme sur le divorce dépend de tout cela et encore de certains petits secrets que nous ne saurons jamais et qui sont peut-être plus déterminants encore que tout ce que je vous viens d'énumérer. La raison est une invention, curieuse après tout, des professeurs de philosophie. On ne peut en faire état dans la vie courante. Les hommes sont menés par l'intérêt ou le sentiment, mais le sentiment n'est qu'un des masques de l'intérêt, le plus joli, d'ailleurs. Maintenant voulez-vous connaître mon opinion sur le divorce ?

M. DEL. — Je vous en prie. Vous avez tout ce qu'il faut pour cela.

M. DESM. — Remuez les cendres ; il n'y a pas de danger : elles sont bien froides.

M. DEL. — Alors, en vrai philosophe dégagé des contingences, votre opinion (1) ?

M. DESM. — C'est celle de Panurge sur le mariage.

M. DEL. — Vous songez à vous marier ? cher ami ?

M. DESM — Nullement. Je me mets seulement dans une situation imaginaire adéquate à me fournir des arguments.

M. DEL. — Restez ce que vous êtes et dites-moi quelle est pour vous, en ce moment, dimanche 2 février, à 4 h 35 du soir, votre opinion sur le divorce ?

M. DESM. — Diable !

M. DEL. — Enfin, êtes-vous, oui ou non, tel M. Bourget, partisan de l'indissolubilité du mariage ?

M. DESM. — Indissolubilité ? C'est de la métaphysique, cela ! Qu'y a-t-il donc de plus soluble que l'homme même, et ses goûts, et ses besoins, et ses désirs, et ses amours ? Comment peut-on être partisan de ce que vous dites ? Regardons autour de nous. Faisons une petite statistique.

M. DEL. — Je vous parle loi et vous me répondez chimie, psychologie et statistique, dans la même phrase.

M. DESM. — C'est pour prendre le temps de réfléchir.

M. DEL. — Alors ?

M. DESM. — Alors, je trouve que le divorce gâte l'idée que je me faisais du mariage quand j'avais vingt ans.

M. DEL. — Gâte-t-il aussi l'idée que vous en avez, maintenant ?

M. DESM. — Hélas !

M. DEL. — Mais enfin ?

M. DESM. — Peut-être encore un peu.

M. DEL. — Je voulais vous le faire dire ; c'est aussi mon sentiment.

M. DESM. — Si le mariage n'est pas éternel, il perd presque toute sa valeur. Au moins doit-il être éternel dans l'idée de ceux qui s'y réfugient. Il est évident que, avec ou sans divorce légal, il peut arriver qu'il soit rompu de bien des manières, mais il serait indécent il serait bas d'y songer d'avance. C'est la beauté du mariage qu'il soit tragique : on franchit une porte qui mène on ne sait où, peut-être au bonheur (on le doit croire), peut-être au désespoir (il n'y faut point penser), et cette porte franchie, on ne pourra jamais sortir de l'enceinte. Je crois que les femmes surtout ressentent à ce moment une grande émotion. Celles qui ne la ressentiraient pas, d'ailleurs, seraient indignes de participer à la tragédie.

M. DEL. — Même avec le divorce, la tragédie demeure. Ne le croyez-vous pas ?

M. DESM. — Fort amoindrie, sinon peut-être pour les femmes. Une femme divorcée n'est guère jamais que la maîtresse de son second mari.

M. DEL. — Et les veuves ?

M. DESM. — Il en est de même. Les veuves font aussi d'excellentes majordomes.

M. DEL. — L'état de maîtresse et même celui de majordome vaut-il pas mieux que celui de femme malheureuse ?

M. DESM. — Je ne déprécie pas les maîtresses. C'est près d'elles souvent que l'homme trouve les meilleures joies. Mais ce n'est plus la même question. Nous quittons le social pour considérer l'individuel.

M. DEL. — Qui a son importance.

M. DESM. — Qui est peut-être seul important. La société doit travailler pour l'individu, et non l'individu pour la société. Ce qui existe dans le monde, c'est l'individu. La société n'est qu'un appareil à protéger l'individu, et une société n'est prospère que si tous ses membres le sont un à un.

M. DEL. — Alors vous admettez le divorce, moyen, pour l'individu, de corriger son malheur et d'essayer de refaire sa vie ?

M. DESM. — De ce point de vue-là, oui, et même l'union libre. Mais c'est peut-être de l'utopie. Et à quoi bon l'utopie ? Croyez-vous qu'un bavardage de théâtre ou de journal va changer la face du monde ? Voulez-vous que je vous dise que je ne conçois pas bien l'ingérence de l'Etat dans l'union de l'homme et de la femme ? Et après ? Le mariage se pourrait réduire à une déclaration qu'un homme de loi enregistrerait ; et le divorce serait la révocation de l'acte initial. Mais non, c'est trop facile de construire des sociétés selon ses goûts ou ses besoins logiques. Il y a une réalité ; il y a du moins un ensemble de figures et de mouvements que nous percevons comme réalité. Demeurons-y, bien sagement. D'ailleurs, l'union libre est à la portée de tous, il me semble ?

M. DEL. — Il me semble.

M. DESM. — Mais les hommes ne la pratiqueront que le jour où elle sera imposée par la loi.

M. DEL. — Ce qu'il leur faut, c'est l'union libre légale.

M. DESM. — Car ils ne conçoivent de libertés que celles qu'on leur enfonce dans la tête à coups de maillet, comme le montre dans les journaux populaires un célèbre marchand de poudre de perlimpimpin.

(1) On voudra bien se souvenir que M. Desmaisons a usé du divorce, formalité qui ne semble avoir été qu'un incident futile dans son existence. Cela n'en donne que plus de piquant à ses regrets, avouons-le, un peu romantiques, en ces temps où le mariage, contrat de louage, selon l'opinion apocryphe de M. Briand, est devenu, pour M. Paul Hervieu, contrat de vente. Le marché aux esclaves n'est pas si loin qu'on le croirait de notre mentalité. Mais je m'égare, comme dit Stendhal. Je voulais seulement indiquer que le divorce de M. Desmaisons est avoué par lui-même dans un premier dialogue sur le Divorce : Dialogue des Amateurs sur les choses du temps ; Paris, 1907, page 65.

p. 78-84.


XII [LVI]

1er mars [1908].

Promenades

M. DESMAISONS. — Eh bien, cher ami, que pensez-vous des affaires du temps ?

M. DELARUE. — J'aperçus hier un peu de soleil, cela me fit songer au plaisir des promenades. Je vais bientôt vivre dehors.

M. DESM. — Vagabond !

M. DEL. — L'hiver, de plus en plus, m'ennuie. Les plaisirs sociaux me semblent mornes, la lecture me déçoit, la peinture me fatigue et les nouvelles m'indiffèrent.

M. DESM. — Seriez-vous malade ?

M. DEL. — Peut-être, si l'ennui est une maladie.

M. DESM. — C'en est une, et des plus fâcheuses.

M. DEL. — Soit, mais je connais le remède.

M. DESM. — Qui est ?

M. DEL. — Je vous l'ai dit, ou plutôt c'est vous : vagabonder.

M. DESM. — Moi ! mais je considère cela comme un malheur, et non comme un remède. J'ai rarement du plaisir à sortir de chez moi et j'ai toujours du plaisir à y rentrer.

M. DEL. — Casanier !

M. DESM. — Où est-on mieux que chez soi pour méditer sur les grands problèmes que les journaux, chaque matin, nous soumettent ? Quoi, vous vous ennuyez quand vous avez à résoudre la question du divorce, la question des omnibus, la question du Maroc, la question de l'impôt sur le revenu, la question Jeanne d'Arc et plusieurs belles propositions qui, pour le moment, ne me reviennent pas à l'esprit ? Comment, cela ne vous agréerait-il pas de faire le tour du monde, en automobile à la suite de ces héros dont l'entreprise grandiose...

M. DEL. — Oui, ceci, je l'avoue, me déride un peu.

M. DESM. — Dame ! Il y a de quoi. Je ne parle pas des hommes, qui tentent avec courage une aventure absurde, mais de l'aventure elle-même. Dire que le monde entier admire de telles extravagances !

M. DEL. — N'ont-ils pas prouvé, déjà, qu'on pouvait aller de Pékin à Paris en deux mois ?

M. DESM. — Ils l'ont prouvé.

M. DEL. — C'est un résultat cela, alors que le chemin de fer y met le commun peuple en huit ou dix jours.

M. DESM. —Vous verrez qu'ils traverseront l'Alaska.

M. DEL. — J'en doute.

M. DESM. — Mais des chercheurs d'or et des chasseurs de fourrures le font tous les jours.

M. DEL. — Oui, mais ils n'ont pas la bêtise de traîner avec eux une locomotive ! Ces braves gens me rappellent Blondin, qui traversa la Seine sur un câble, alors qu'il était si simple de prendre le pont de la Concorde.

M. DESM. — Ou ceux qui veulent traverser la Manche à la nage.

M. DEL. — Ou ceux qui vont de Paris à Marseille à cloche-pied.

M. DESM. — Mais l'Alaska, le détroit de Behring, c'est plus grandiose.

M. DEL. — Est-ce que le détroit est vraiment traversable ? Est-ce qu'il forme, l'hiver, un chemin de glace ?

M. DESM. — Il y a des blocs de glace qui se soudent ou se disloquent selon la température. Prétendre passer par là en automobile me semble tout à fait hors du sens commun.

M. DEL. — C'est pour cela que c'est un peu amusant.

M. DESM. — Mais comme elle est curieuse, tout de même, l'activité humaine ! Ce besoin de tourner dans sa cage, en tous les sens, de remuer tout, de mordre à tous les barreaux, et de s'y casser les dents, car ils sont en fer ! Vous aimez à faire des promenades ; moi, j'aime à lire les voyages, et les plus extravagants sont ceux qui me plaisent d'abord. Croyez que j'en suivrai sur les cartes, avec le plus grand soin, le fantasque jeu. Je m'instruis. J'ai déjà appris qu'il n'y a guère de routes aux Etats-Unis, même entre les grandes villes.

M. DEL. — Et leurs chemins de fer ?

M. DESM. — Ils sont grands comme l'Europe, et n'en ont guère plus que l'Europe, moitié moins, en proportion, que l'Europe centrale. Figurez-vous une Europe sans routes ! Voilà ce pays qui se croit à la tête de toutes les civilisations. Ce n'est encore, en certaines parties, qu'une grande colonie.

M. DEL. — Si des Américains vous entendaient, ils vous arracheraient les yeux !

M. DESM. — Ils hausseraient les épaules, tel est leur mépris pour le vieux monde qui a gaspillé des milliards à se parer, à se sarcler, à se ratisser comme un parc.

M. DEL. — Il paraît qu'on les entretient fort mal, nos belles routes de France, et que, si cela continue, les chemins des environs de Paris seront bientôt pareils à ce qu'ils furent du temps qu'ils n'étaient pas encore.

M. DESM. — Ce serait dommage. Mais notre civilisation est si compliquée qu'elle devient difficile à surveiller. L'équilibre se fait mal. Cependant que l'on travaille sur la gauche, la droite décline et menace de se rompre. C'est peut-être trop que d'avoir à la fois deux systèmes de circulation intense.Il n'est pas impossible que, d'ici quelques années, l'automobilisme ne s'avère comme un fléau, détruisant les routes sans être capable du rendement qui permettrait de les entretenir. Mais quand l'individualisme devient aussi frénétique, c'est à lui de payer. Ils veulent, au lieu de la locomotive commune, en avoir une chacun à leur service, à leur caprice, qu'ils soient au moins condamnés à réparer les dommages de leur fantaisie.

M. DEL. —Cela m'est égal. Je déteste les voitures particulières. Moi qui aime tant la solitude chez moi, je ne puis pas la supporter dehors.

M. DESM. — Il y a de ces contradictions. L'inverse n'est pas très rare. Mais ne faites pas comme ces braves gens qui ont répondu à l'enquête du Matin sur le divorce.

M. DEL. — Expliquez-vous.

M. DESM. — Ne vous considérez pas ainsi qu'un des éléments capitaux de la question.

M. DEL. — Je comprends. Non, croyez-le, je suis loin d'un pareil état d'esprit.

M. DESM. — Cela corrobore-t-il assez ce que je disais l'autre jour ? Il n'y a ni questions sociales, ni questions économiques, ni questions politiques, il n'y a que des questions personnelles. « Je suis heureux en ménage : donc le divorce est absurde. » — « Je suis heureux grâce au divorce : donc le divorce est parfait. » — « Je suis heureux dans une union libre : donc l'union libre est l'idéal. » Voilà à quoi peuvent se résumer là première série des réponses. Pour la seconde série, substituez malheureux à heureux, et interchangez les conclusions. De telles enquêtes sont bien amusantes. Elles prouvent à quel point le commun des hommes est incapable d'une idée générale et combien ont tort ceux qui croient que le sentiment et la raison sont différenciés, je ne dis pas dans le peuple, mais dans le public, mais dans l'élite même.

M. DEL. — Avions-nous besoin de cette preuve ?

M. DESM. — On n'a jamais trop de preuves. Il y en a tant qui ne valent rien. Allez-vous un peu mieux?

M. DEL. — Heu !

M. DESM. — Voulez-vous que nous allions voir des images qui remuent ?

M. DEL. — Au cinématographe ?

M. DESM. — Vous avez compris.

M. DEL. — Heu !

M. DESM. — Un journal conservateur m'a appris qu'il y en a quelques-uns qui font voir des choses affreuses, immorales, antipatriotiques, gaillardes...

M. DEL. — Oh ! oh ! Je vous accompagne. Il n'y a que les bons journaux où l'on apprenne de bonnes nouvelles.


XIII [LVII]

16 mars [1908].

Dieux et Martyrs

M. DESMAISONS. — Eh bien, vous avez le livre ?

M. DELARUE. — Je suis arrivé trop tard.

M. DESM. — C'est dommage.

M. DEL. — Pour moi, j'en ai rêvé toute la nuit et depuis ce matin je ne décolère pas que ce soit aujourd'hui dimanche. Demain, à sept heures, je serai chez Alcan.

M. DESM. — Faites-m'en porter un aussitôt.

M. DEL. — Je viendrai moi-même.

M. DESM. — Cela sera très aimable.

M. DEL. — Nous passerons une bonne journée. Hein ! quelle nouvelle !

M. DESM. — Lui-même, mon cher, Lui-même ! Et sous le nom de Monod. Un huguenot émancipé me donna hier soir quelques renseignements.

M. DEL. — Dites vite.

M. DESM. — Oh ! fort imprécis. Enfin, il se souvient de l'avoir vu et entendu. Grande barbe blanche, il prêchait, probablement sur soi-même. Après, des femmes vinrent l'adorer et lui baiser les mains.

M. DEL. — Enorme !

M. DESM. — Ce Monod, né à Copenhague, je crois, en 1800, se fit pasteur, vint à Paris et reçut un beau jour la révélation qu'il était Jésus même incarné pour la seconde fois. La mère Monod avait été, comme la femme de Joseph, l'objet des complaisances du Saint-Esprit. On ne sait pas bien comment le père Monod accueillit cette visitation secrète. Il est probable qu'il n'en sut jamais rien, car il continua de s'adonner avec ferveur au devoir conjugal. Il foula, sans vergogne, les voies du Seigneur et procréa beaucoup. L'un de ces rejetons cependant était la seconde personne de la Sainte-Trinité, Dieu lui-même.

M. DEL. — Enorme !

M. DESM. — Pas plus que la première fois. Ces histoires-là, ça peut arriver à tout le monde. Jésus-Monod (c'est ainsi qu'on l'appelle) l'a fort bien démontré. Jésus-Christ, disait-il, s'est incarné en ma mère, à Copenhague, l'année 1800 : est-ce plus extraordinaire que sa première incarnation à Bethléem dans le ventre de Marie, l'an 764 de la fondation de Rome ? Sa première mère était vierge ; la seconde ne l'était pas : soit, mais qu'est-ce que cela prouve ?

M. DEL. — En effet, les goûts changent, même chez les dieux.

M. DESM. — Ne blasphémez pas. Ecoutez la parole de Jésus-Monod. Je reprends. Qu'est-ce que cela prouve ? Qu'après avoir voulu honorer la virginité, Jésus a voulu honorer la fécondité.

M. DEL. — Ensuite ?

M. DESM. — Je ne sais pas grand'chose de plus. Il semble, comme disait Tallemant du célèbre Arnauld, qu'il était « grand abatteur de bois ». Il se maria et, devenu veuf, s'empressa de convoler à nouveau.

M. DEL. — Oh ! le dimanche ! C'est irritant de n'en pas pouvoir apprendre plus long.

M. DESM. — Soyons patients. Demain nous pénétrerons joyeusement dans ces sublimes ténèbres de la bêtise humaine. Je crois qu'il devint Dieu, parce qu'il était prophète. Les prophètes sont exposés à cela. Ces fils de Dieu finissent par prendre au vrai la métamorphose. C'est d'ailleurs un des penchants de l'esprit humain. Primus in orbe Deos fecit timor, et leur mère fut la bonne vieille Trope. Nous aussi, nous créons des dieux et aussi féroces que Baal ou Jéhovah, des dieux qui veulent leurs victimes et leurs martyrs.

M. DEL. — Jésus-Monod a-t-il eu ses martyrs ?

M. DESM. — Peut-être, ou pas encore. Mais il en aura. Les dieux frappent d'insanité leurs fidèles. Les martyrs, quelle race ! Vous connaissez le mot de Proudhon ?

M. DEL. — Dites.

M. DESM. — « Après les persécuteurs, je ne sais rien de plus haïssable que les martyrs. »

M. DEL. — C'est dur.

M. DESM. — Oui, c'est dur, mais il faut être dur pour les hommes qui perpétuent l'affreuse idée du sacrifice. Il faut être inhumain pour les inhumains.

M. DEL. — Peu de personnes aujourd'hui pensent comme vous et Proudhon. Moi-même...

M. DESM.— Mon cher ami, je me moque parfaitement de l'opinion, même unanime. L'unanimité est un triste signe. Mais je ne l'aurais pas contre moi, en ce moment, si je parlais au peuple.

M. DEL. — Voyez cependant comme toute la presse vanta cet homme qui a perdu une main en étudiant les Rayons X et qui s'apprête à perdre l'autre, avec sérénité.

M. DESM.— La sérénité est la marque des martyrs. Ils vont les yeux rivés à une vision et rien ne les trouble. Un martyr que l'on traîne n'est plus un martyr. Il doit marcher au supplice le front serein et défier les bourreaux par son insolence ou par son indifférence. Cela dépend des caractères. Mais quelle bêtise, quand il n'y a qu'un mot à dire, qu'un geste à faire pour rentrer tranquillement chez soi. Votre médecin anglais aurait montré de l'intelligence en cessant de lutter contre une force qu'il a été impuissant à comprendre.

M. DEL. — Soit. Mais on ne peut pas le trouver haïssable. « Après les persécuteurs... » Il n'y a pas ici de persécuteurs.

M. DESM.— Et la foule, la foule lâche et amusée qui applaudit à la belle agonie du gladiateur ? Un martyr, mon cher, ce n'est jamais qu'un gladiateur. Il y en eut des milliers avant les chrétiens. J'y fais une différence : gladiateurs et chrétiens exerçaient un métier également dangereux, mais les uns le subissaient et les autres l'avaient choisi. Oui, mettons des nuances : on peut avoir pitié des gladiateurs. Voyons, Delarue, vous voyez-vous martyr de vos idées ?

M. DEL. — Moi ? Oh ! pas du tout. D'abord, j'ai très peu d'idées. Ensuite, je n'y tiens nullement. J'ai assez réfléchi pour me rendre compte que des idées toutes contraires auraient fort bien pu m'agréer, si j'avais reçu un cerveau différent. Martyr, parce que l'on a quelques cellules de plus ou de moins dans une case que dans l'autre ! Martyr ! Mais je suis prêt à adorer tous les dieux, même Jésus-Monod, quitte à prendre un bain après en Spinoza.

M. DESM. — Voilà de bons sentiments. Pourquoi donc défendez-vous les martyrs ?

M. DEL. — Comme spectacle émouvant, peut-être. Je vois souvent de ma fenêtre des couvreurs évoluer sur la pente d'un toit fort élevé. Je les regarde avec peur, en fermant les yeux de temps en temps, avec plaisir aussi. La foule lâche et amusée... Eh bien, je crois que j'en suis.

M. DESM. — Oui, on en est toujours à quelque moment. Le martyre nous plaît d'abord comme un exercice très héroïque et très difficile, mais il s'agit de réfléchir, il s'agit de nier ses sensations, de mettre sa raison d'aplomb. Enfin, donner sa tête à couper pour défendre les idées qu'on a dans la tête ?

M. DEL. — Oui, cela va un peu loin, mais c'est peut-être beau tout de même.

M. DESM. — Vous avez trouvé le mot qui concilie tout : les martyres, c'est de l'esthétique. « Point de raison ! » comme disait le P. Canaye au maréchal d'Hocquincourt. Point trop de raison, de l'esthétique, de l'esthétique...

p. 91-97.


XIV [LVIII]

1er avril [1908].

Panthéon


16 avril [1908].

XV [LIX]

Champagne

M. DELARUE. — Si nous parlions un peu de choses sérieuses ?

M. DESMAISONS. — Mais nous ne faisons que cela. Tout n'est-il pas sérieux aux gens sérieux ? Ou bien, tout n'est-il pas, également et à la fois, sérieux et frivole ?

M. DEL. — J'entends. N'importe qu'il y a des choses particulièrement sérieuses et d'autres particulièrement frivoles, de l'avis commun.

M. DESM. — Oui, mais de notre avis ?

M DEL. — Mettons-nous un instant à la place de ceux qui ne sont pas de notre avis.

M. DESM. — Pourquoi faire ?

M. DEL. — Pour voir, par jeu.

M. DESM. — Je n'aime pas la comédie.

M. DEL. — Si nous parlions du Maroc ?

M. DESM. — Mais je ne connais rien à cette question.

M. DEL. — Qu'est-ce que cela fait, ça ?

M. DESM. — Sans doute, mais elle ne m'amuserait pas beaucoup.

M. DEL. — Du rachat de l'Ouest ?

M. DESM. — Cela serait peut-être moins ennuyeux, encore que d'un intérêt modéré. J'y vois un fait banal de psychologie élémentaire : du mauvais vin qui va aussitôt être cru de premier ordre, parce qu'on aura collé sur la bouteille une sévère étiquette.

M. DEL. — Hein ? Vous voyez que les grandes questions ne sont pas si ennuyeuses qu'il vous semblait ?

M. DESM. — C'est qu'il y a une manière de les prendre, comme les chats, par la peau du cou.

M. DEL. — Nous avons aussi les retraites ouvrières.

M. DESM. — Passons, je ne suis pas ouvrier ; mais, si je l'étais, je voudrais faire mes affaires moi-même, entre compagnons. Les retraites ouvrières, mais c'est le rétablissement, du livret, avec une prime, il est vrai, une prime bien due à qui aura supporté sans broncher pendant quarante ans la tutelle et la surveillance de l'Etat. Allons-nous revoir les castes ? Les parias, désormais, auront une pâtée de vieillesse : douze sous par jour (dix centimes pour le timbre). Avez-vous lu le livre de M. Bouglé sur les castes ?

M. DEL. — Non.

M. DESM. — Et moi pas encore. Je vais m'y mettre ; je crois que c'est le moment.

M. DEL. — Vous exagérez.

M. DESM. — J'exagère quoi ?

M. DEL. — Enfin, ce mot de castes !

M. DESM. — Non pas le mot, le fait. Il y aura désormais, dans le Code, deux sortes de Français, ceux qui sont ouvriers et les autres.

M. DEL. — Ce qui est la vérité même.

M. DESM. — Oui, devenue légale. Ce qui pourrait arriver de pire aux ouvriers, c'est que cette retraite fût portée à sept ou huit cents francs, avec commodité de soins médicaux et pharmaceutiques d'hospitalisation. A ce moment la caste serait bouclée.

M. DEL. — Et pourquoi ?

M. DESM. — Parce qu'il serait avantageux de n'en pas sortir.

M. DEL. — Et vous croyez trouver des arguments pour de pareilles idées dans le livre de M. Bougglé ?

M. DESM. — Je ne pense pas. J'espère m'y instruire, et voilà tout.

M. DEL. — Ce sera déjà quelque chose.

M. DESM. — Je suis étonné de voir comment, sous l'influence des idées socialistes, nous revenons peu à peu à l'idée et à la pratique des « privilèges ». Le repos hebdomadaire : privilège ; les grèves : privilège ; les retraites : privilège. Mais ne m'en demandez pas plus aujourd'hui. C'est une question sur laquelle je n'ai pas encore réfléchi beaucoup. Je vois seulement que la logique sociale exige qu'à un moment donné la liberté commune se divise en toutes sortes de libertés particulières. La liberté commune, le privilège universel (si ces deux mots peuvent aller de pair) veulent que je puisse user des services postaux un jour comme l'autre. C'est à l'administration à établir, comme pour les chemins de fer, un roulement adéquat. Mais la liberté particulière, le privilège spécial interviennent et me privent d'une liberté générale. La France d'ancien régime était tellement pleine de libertés particulières qu'il n'y avait plus aucune place pour la liberté générale. J'ai peur que nous n'en revenions là. Les principes de la Révolution m'agréent fort. Je suis, comme elle l'a désiré, individualiste.

M. DEL. — Elle ne l'a pas désiré longtemps.

M. DESM. — Cela a été un idéal peu durable, mais cela a été un idéal.

M. DEL. — Il est défunt.

M. DESM. — Sans doute, et j'en prends mon parti. Quoi qu'il arrive, la société sera toujours habitable, parce que sans cela elle ne serait pas une société. Je prendrai mon bonheur où le prendront les autres hommes. On s'arrange toujours. Rien d'ailleurs n'a changé fondamentalement depuis la civilisation lacustre. Il y a trois ou quatre libertés dont tout le monde a toujours joui et même un esclave égyptien et même un serf chrétien.

M. DEL. — Vous êtes optimiste.

M. DES. — Oui, il y a des jours. Et puis, je tiens à si peu de choses ! Et puis je sens si bien que ces choses auxquelles je tiens, ce sont elles, plutôt, qui me tiennent. Si j'en avais le courage, je serais d'un détachement nietzschéen.

M. DEL. — Vous n'avez ni l'esprit d'ordre, ni l'esprit de progrès, ni l'esprit de conservation.

M. DESM. — Je proteste pour l'esprit d'ordre. Je vis trop dans la nature pour ne pas en sentir et parfois en comprendre un peu les enchaînements logiques. Pour l'esprit de progrès, attendez que j'aie assisté à l'éclosion d'une espèce nouvelle, qui vaille un peu mieux que l'homme. Quant à l'esprit de conservation, il est incompatible, je l'avoue, avec le détachement auquel j'appète.

M. DEL. — Ainsi la gloire de la France, le succès de nos armes, la préservation de nos grands hommes...

M. DESM. — Du contact de ce bon M. Zola ?

M. DEL. — Précisément.

M. DESM. — J'ai beaucoup goûté le mot de M. Pelletan sur cette famille conservatrice des grandes traditions qui a fait, du nom d'une des célèbres victoires françaises, une marque de champagne.

M. DEL. — Et goûté peut-être un peu plus que ce champagne doré ?

M. DESM. — Un peu plus, en effet. Mais je crois que la teinture grand'paternelle leur a monté à la tête. N'y a-t-il pas un teinturier dans l'œuvre de Zola ? Alors le compagnon Lannes trouvera avec qui causer de son premier métier.

M. DEL. — On en ferait un curieux dialogue des morts.

M. DESM. — A la Scarron. L'ombre d'un mannezingue avec sur l'ombre du zinc l'ombre d'une Montebello à six sous le verre, et l'ombre de Zola trinquant avec l'ombre du teinturier (à la tienne, Emile !).

M. DEL. — Le petit teinturier raconterait comment il est devenu un grand sabreur et Zola lui expliquerait, en feuilletant « Zola en images », comment la gloire, c'est du sang ou de la boue.

M. DESM. — Et on vide l'ombre de la bouteille, et chacun rentre dans sa boîte, qui n'est pas une ombre, mais la seule réalité, la seule vérité et la seule morale de cette histoire.

M. DEL. — Amen.

p. 104-110.


1er mai [1908].

XVI [LX]

Nudités

M. DESMAISONS. — Mais vous savez bien, mon cher ami, que pour ces gens-là une belle femme nue, c'est le diable en personne ! Le soir que le Sénateur alla constater la nudité d'Eve en quelque Olympia, il avait dans sa poche un petit brin de buis bénit qu'il touchait de temps à autre. Car cet homme est pieux, d'une piété inamovible, et fort adonné à l'oraison jaculatoire, non moins qu'à la dénonciation évangélique.

M. DELARUE. — C'est un coquin.

M. DESM. — Mais non, c'est un dévot très honnête et assidu aux sermons de carême.

M. DEL. — Je dis un coquin, dans le sens que Baudelaire donnait à ce mot, « un coquin à la Franklin ».

M. DESM. — Comme cela, je veux bien. Pourtant, je le vois sous d'autres espèces.

M. DEL. — Et lesquelles ?

M. DESM. — Sous les espèces d'un malheureux.

M. DEL. — Sans doute, mais odieux.

M. DESM. — Tant de nos compatriotes sentent comme lui, pensent comme lui !

M. DEL. — Et après ?

M. DESM. — Je me sens porté à l'indulgence. Ils ne me sont pas odieux, ils me sont fâcheux. Ils m'affligent, mais je ne veux pas les diffamer. Ce sont des fidèles d'une autre religion. Nous revenons de Corinthe et ils reviennent du Calvaire. Ce sont des voyages un peu différents. Pour nous, l'idéal c'est la beauté, la force et l'intelligence.

M. DEL. — Oui, c'est notre trinité.

M. DESM. — Eh bien, leur trinité à eux, c'est la chasteté, la soumission et l'ignorance. Saint Jérôme a exprimé cela très bien, en quelques mots dont je n'ai plus, malheureusement, le texte latin dans la tête. Enfin, il dit que pour la femme la propreté du corps est aussi dangereuse que la propreté de l'intelligence. Sa devise, son motto, est le mot CRASSE, dans tous les sens. Et saint Jérôme a parfaitement raison.

M. DEL. — Goncourt dit quelque chose de semblable dans son Journal, que le tub et la douche ont tué la pudeur chez la Parisienne.

M. DESM. — C'est-à-dire que la pudeur se sent fort aguerrie, quand elle se sait nette, l'immunditia de saint Jérôme est encore la meilleure garantie de la vertu féminine, et c'est pourquoi il l'imposait à ses vierges chrétiennes.

M. DEL. — C'est répugnant.

M. DESM. — Pas pour tous. Vous connaissez le mot de Henri IV.

M. DEL. —Oui, ne le répétez pas.

M. DESM.— Il eût aimé les épouses du Seigneur. Je crois, d'ailleurs, qu'il s'en offrit quelques-unes, parmi beaucoup de vachères, de sabotières et de filles d'auberge.

M. DEL. — On vient de publier une nouvelle vie de Benoît Labre, devenu saint pour s'être laissé, sans protester, manger par les poux.

M. DESM. — Vous voyez qu'il y a toujours des clients, et distingués, pour la doctrine de l'immunditia. L'Eglise a tenu bon et elle a vaincu. A ceux qu'elle n'a pu soumettre à la crasse, elle a imposé l'admiration de la crasse : ce saint Benoît Labre, il date d'hier. Avec son culte, nous avons dans toute sa rigueur le troisième terme : soumission.

M. DEL. — On peut trouver des choses déplaisantes dans les doctrines politiques du jour, la flatterie du populaire, l'apothéose de l'ouvrier, on ne découvrira rien qui approche, de très loin, en bassesse, de la canonisation de Labre.

M. DESM. — Qui ne fut peut-être, en effet, que de la politique : s'assurer l'assentiment des loqueteux du monde entier. Mais quel exemple ! Si l'immoralité est quelque part, elle est là. Si j'étais le tyran, je n'aurais aucun scrupule à interdire ce culte. Cependant, qu'interdit le tyran du jour, qui est le Sénateur très obéi dont on n'ose plus prononcer le nom haïssable, c'est le spectacle d'une belle fille se montrant au peuple selon la beauté tout entière que Dieu lui donna ! On peut vénérer, dans les églises, les statues du Labre, où grouille là vermine, on ne peut plus lever les yeux sur Vénus Aphrodite, sinon en peinture et ratissée. Car, si la forme vivante est immorale, son immoralité réside surtout, paraît-il, dans le système pileux.

M. DEL. — C'est drôle.

M. DESM. — Oui, la logique ferait supposer le contraire.

M. DEL. — Le parquet ne s'est pas montré, je crois, très ardent à poursuivre.

M. DESM. — Non, un peu de sagesse a fini par entrer dans la tête des magistrats. Ils ont fini par comprendre qu'il faut laisser chaque catégorie humaine prendre son plaisir où elle le trouve. L'idée de protéger la vertu des spectateurs de l'Olympia leur a paru funambulesque. Ils se sont amusés un peu à l'odeur de cette affaire, et tout se sera terminé par des compliments à la dame, sur la fermeté de ses appas. Diable ! mettre une femme en prison parce qu'elle est assez bien faite pour laisser voir comment elle l'est ! Nous n'en sommes plus là. C'était bon au temps de Louis XVIII.

M. DEL. — Mais au nom de qui, en effet, ou d'après quel principe pourra-t-on défendre cela ?

M. DESM. — Mais au nom de saint Jérôme, mon cher, et d'après les principes les plus purs de l'éternel christianisme.

M. DEL. — Oui, mais c'est entièrement dénué de sens.

M. DESM. — Entièrement.

M. DEL. — Alors ?

M. DESM. — Alors, il faut espérer que la législation des mœurs se mettra d'accord, quelque jour, avec l'absence de principes qui désormais nous guide. Il y a autant de raison à défendre à une femme de se montrer nue sur la scène qu'à lui défendre de s'y montrer en robe rouge. On n'a qu'à rédiger des affiches et un programme avertissant du genre de spectacle. Y va qui veut. Etes-vous forcé d'entrer dans les maisons de prostitution, pourtant presque aussi voyantes qu'un théâtre ?

M. DEL. — Les bourgeois ont le Théâtre Français, où ils peuvent se délecter aux pièces de M. Brieux, cela ne leur suffit donc pas ?

M. DESM. — Ils ne sont pas ennemis de la demi-obscénité, de celle où ils peuvent mener, sans qu'elles comprennent, leurs obtuses épouses. Ce qui les chagrine, c'est la belle liberté sexuelle qui fauche tous les préjugés. Il leur faut l'équivoque, le presque, le médiocre.

M . DEL . — Ah ! par exemple s'ils ne sont pas saturés de médiocrité !

M. DESM. — Mon ami, retenez ce principe de chimie esthétique : En présence du médiocre, le bourgeois n'arrive jamais à saturation.

p.110-115.


16 mai [1908].

XVII [LXI]

L'étale

M. DELARUE. — Eh bien, nous avons eu de bonnes petites élections.

M. DESMAISONS. — Oui, c'est l'étale, comme disent les marins. La mer politique étale, elle ne monte plus, elle ne baisse pas encore.

M. DEL. — En effet. Avez-vous remarqué aussi que le nombre des votants est presque partout moindre que la dernière fois ?

M. DESM. — Rien n'est venu secouer les opinions. C'est toujours ainsi dans les temps de calme.

M. DEL. — Il y eut quelque oscillation vers les idées du gouvernement présent.

M. DESM. — Ce qui est bien naturel. Toujours un effet du calme.

M. DEL. — Les socialistes, qui croient toujours qu'ils vont tout avaler, m'ont l'air d'être presque arrivés au bout de leur ficelle.

M. DESM. — Le syndicalisme leur a porté un coup assez dur et leur en assénera d'autres. Or, le syndicalisme est raisonnable et le socialisme ne l'est pas. Il s'appuie sur une réalité puissante, la corporation et l'intérêt individuel de ses membres. Le socialisme n'a jamais pu sortir du vague ; il affirme des désirs aussi originaux que celui du bonheur universel, et quand on le met en demeure d'en formuler les moyens, il répond : « Vous verrez, vous verrez ! » C'est comme dans l'Apocalypse. Il y a dans le ciel des signes qui annoncent de grandes révolutions. Le lendemain, il arrive quelque chose, en effet : il pleut. Je trouve fort sages les ouvriers et les employés et tous les hommes qui veulent travailler moins et gagner plus. C'est logique, cela se tient. Ils pensent à eux-mêmes, ils avouent l'égoïsme le plus éclairé, le plus humain, le plus digne. Mais qu'un monsieur se présente avec la prétention de faire le bonheur de l'humanité tout entière, je devine du coup ou la bêtise ou l'hypocrisie. Le collectivisme ? Du fatras métaphysique. La solidarité des intérêts, voilà ce qui se mesure, ce qui se comprend.

M. DEL. — Je ne réponds rien là-dessus, je ne suis pas bien au courant de la question, mais je déteste comme vous la métaphysique humanitaire. Je vois qu'à ces dernières élections elle n'a pas fait de progrès, et cela me réjouit.

M. DESM. — Aucune opinion ne s'y est montrée en progrès. C'est bien l'étale. Il semble que d'ici longtemps les partis ne gagneront pas beaucoup l'un sur l'autre. Ils sont tous arrivés à leurs limites. Quant au parti extrême de gouvernement, le parti radical-socialiste, je crois qu'il sent très bien sa responsabilité, et qu'au delà de ses idées il n'y a plus rien que la désorganisation universelle. Il est d'ailleurs très fort, dans la période peut-être de la plus grande force possible. Dès qu'un collectiviste met le bout du doigt dans ce puissant engrenage, il est happé et disparaît tout entier. Vous en avez des exemples. Je crois que cela durera autant que nous.

M. DEL. — Et après nous le déluge !

M. DESM. — Oui, selon le mot admirable de ce mélancolique Louis XV. Le déluge, c'est-à-dire un moment de ténèbres, pendant lequel s'élabore un nouvel ordre des choses.

M. DEL. — Ces élections ne me semblent guère présager ni un déluge ni un renouveau.

M. DESM. — Ne dirait-on pas qu'il se forme chez les électeurs une tendance à considérer leurs élus d'un jour comme des élus de droit ? Ils leur confèrent une sorte d'inamovibilité, ils leur reconnaissent quelque chose comme la propriété militaire de leur grade, administrative de leur fonction. Tendance syndicaliste, assurément. Oui, c'est à croire qu'un élu, un de ces jours, changeant d'opinion bout pour bout, serait suivi encore par la majorité de ses électeurs. C'est bien, du reste : ainsi s'obtient la stabilité intérieure des Etats.

M. DEL. — Mais j'y pense. Nous avons cependant eu du nouveau : les suffragettes ?

M. DESM. — Ah ! oui, cette demoiselle ? Elle est jolie, d'après ses portraits, et encore, paraît-il, élégante ; et sans nulle éloquence, ce qui convient à une femme. Je ne m'étonne pas de son petit succès. Chaque fois que les féministes se feront représenter, par une jolie fille de vingt-cinq ans, elles auront du succès. Chacune des jolies actrices de Paris a son millier d'amoureux, muets autant que passionnés, pleins de flamme et dénués d'espérance. Mlle Laloë a eu son millier, et du premier coup. C'est joli. Maintenant, elle aurait dit une chansonnette au lieu d'une profession de foi, que le résultat eût été pareil. A sa place, Mlle Z..., que je connais, qui est, peut-être doctoresse de quelque chose, qui serre en un pantalon de troubade des fesses d'éléphant,, comprime d'un gilet ses seins mous, coiffe d'un canotier ses cheveux rêches et d'un lorgnon son nez bourbonien, Mlle Z... eût fait un vide prompt et quasi scientifique, dans la salle où la jolie fille émouvait le sexe politique. Le dilemme féministe est tel : la dame est laide et l'électeur opte pour le café-concert ; elle est, jolie, et il la regarde en souhaitant obscurément de coucher avec elle.

M. DEL.— Vous avez vu ? Les amies ont promené une bannière avec écrit : Tout pour les femmes !

M. DESM. — Elles ont déjà bien trop de nous, les femmes. Tout ? Est-ce qu'elles n'ont pas tout ? C'est le seul revers de la liberté des mœurs, que la femme y devient la reine absolue de la vie.

M. DEL. — J'ai un moyen de résoudre la question du suffrage des femmes.

M. DESM. — Vraiment ?

M. DEL. — C'est comme je vous le dis.

M. DESM, — Expliquez-vous.

M. DEL. — Non, il n'est pas galant.

M. DESM. — Et vous voulez rester dans la galanterie.

M. DEL. — Oui, le plus longtemps possible.

M. DESM — Tenez, vous êtes amoureux de Mlle Laloë.

M. DEL. — Eh, eh !

p. 116-120.


1er juin [1908].

XVIII [LXII]

Politique

M. DESMAISONS. — Bonjour, cher ami, vous avez l'air assez égayé ?

M. DELARUE. — C'est que je viens de la Sorbonne où j'ai assisté à de juvéniles manifestations. On chahutait un professeur, et c'est toujours drôle.

M. DESM. — C'est vous qui êtes juvénile.

M. DEL. — Non, hélas ! Je suis très vieux, puisque je ris de l'enthousiasme et de l'indignation.

M. DESM. — Ah ! cette histoire de patriotisme électoral ! Mais c'est ridicule. Pauvres enfants ! On avait arrangé cet incident en vue des élections et, les urnes vidées et remisées, ils continuent en toute naïveté... Bonne réclame pour M. Andler, dont le nom jusqu'ici n'était point sorti des ténèbres sorbonniques. Est-ce qu'ils croient vraiment que ce professeur est allé vendre au roi de Prusse les secrets de la Sorbonne ?

M. DEL. — Peut-être. Il faut certes qu'il ait commis quelque crime, car l'indignation était contre lui véhémente.

M. DESM. — Ne serait-il point allé, avec quelques jeunes amis, faire une excursion en Allemagne, tout simplement ?

M. DEL. — Je l'ai entendu dire.

M. DESM. — Il n'en faut pas davantage pour être un mauvais Français.

M. DEL. — Et qu'est-ce que c'est que d'être un bon Français ?

M. DESM. — Pour cela, il faut rester chez soi, ou du moins dans son quartier, naviguer du Pascal à la Lorraine...

M. DEL. — Taverne symbolique !

M. DESM. — ... et... Mais c'est à peu près tout. L'important est de ne pas aller en Allemagne.

M. DEL. — Est-ce qu'il y a des gens qui disent cela sérieusement ?

M. DESM. — Il y en a. Le patriotisme est en train de redevenir le délire qu'il fut au temps de feu M. Déroulède. Mais le neveu d'Emile Augier, et incontestable héritier de son génie lyrique, avait le mérite d'être un brave homme, un ancien soldat et un croyant. M. Barrès, notre Déroulède d'aujourd'hui, ne réclamera, je crois, aucune de ces épithètes.

M. DEL. — Il est supérieur à cela.

M. DESM. — Sans doute, mais cela fait aussi qu'il manque d'autorité.

M. DEL. — Il a bien mobilisé trois douzaines d'étudiants.

M. DESM. — C'est quelque chose.

M. DEL. — Nous n'en ferions pas autant.

M. DESM. — Je l'avoue.

M. DEL. — Et si vous les aviez entendus ! Ils faisaient du bruit comme trois cents.

M. DESM. — Ainsi s'affirme la puissance des convictions. Et puis, quand on a vingt ans, c'est si amusant de faire du tapage. Je n'en voudrai jamais aux étudiants. Je crois que presque tout leur est permis. Ceux qui abusent de cette jeunesse et de l'élasticité de ses muscles sont moins respectables. Tous ces vieux routiers électoraux, ces exploiteurs d'opinions et de tempéraments ne m'inspirent pas des sentiments d'une grande mansuétude.

M. DEL. — Enfin, tout cela, c'est des histoires nationalistes.

M. DESM. — Evidemment. Il s'agit de faire croire qu'il n'y a en France que deux partis, les Français ou nationalistes, et les Prussiens ou les autres. La politique, comme l'art, comme la science, qui se pare, de beaux sentiments, m'afflige profondément. On n'a pas le droit d'accaparer la vertu. Tout le monde a ses petites vertus, sans quoi la société ne durerait pas trois ans. On n'a pas le droit d'accaparer le nationalisme. Tout le monde est nationaliste, comme tout le monde tient à son lit, à son jardin, à sa ville, à son hameau, à son chien, à ses enfants, à sa pipe, à sa femme, à sa maîtresse, à tout ce qui fait les habitudes de la vie. Le nationaliste à la Barrès, c'est le monsieur qui s'en irait par le monde en portant des défis, en criant : « Messieurs, j'aime ma maîtresse plus que personne au monde ne peut aimer la sienne, et celui qui s'aviserait de me contredire, je me verrais obligé à le pourfendre ! » Ce sont des scènes comme on n'en voit que dans le plus humble théâtre romantique. Elles ne sont pas convenables. Leur mauvais goût contriste un honnête homme, celui qui aime sa maîtresse pour un bonheur mutuel et qui lui garde un silence sacré. Fi ! Les vilains matamores et les sots vantards ! Le clergé, naturellement, pour rentrer en grâce près de l'opinion, se vante d'un nationalisme frénétique. Eux qui ne sont qu'une poignée de glaise dans la main d'un grand curé italien, eux qui glanent, oh ! avec un désintéressement parfait, l'argent français pour entretenir cet illustre ultramontain, de quelle sainte vigilance ne surveillent-ils pas la pureté du sentiment national ! Les entendez-vous dénoncer les Francs-Maçons dont le grand maître, lui aussi, paraît-il, est italien ? Et avec quelle fougue ne prêche-t-il pas, ce chœur de soixante mille célibataires, le devoir de la procréation, tristes eunuques d'Assuérus, toujours prêts à frotter d'essences pieuses les reins sacrés d'Esther, la concubine prédestinée ! Voilà l'armée dont M. Barrès voudrait être le général et dont il n'est que l'acteur favori. Il a beau, nous dit son biographe, M. Henri Brémond, ancien jésuite, préparer le « Génie du catholicisme », ouvrage qui en ferait, à coup sûr, un nouveau Chateaubriand (position que M. de Vogüé a ratée et que M. Maurras ne convoite plus), il a beau avoir mis ses œuvres expurgées et blutées à la portée intellectuelle et morale des séminaires, il n'arrivera pas, car il manque d'onction ; il ne sait pas, comme M. de Mun, manier les calinotades évangéliques et sa tenue à la messe laisse à désirer, disent les experts.

M. DEL. — Est-ce que sa conversion est aussi avancée que cela ?

M. DESM. — M. Brémond, ancien jésuite, a tout lieu de croire qu'elle est en très bonne voie. Les lettres chrétiennes, qui en ont grand besoin, posséderont bientôt un maître, et les foules (de Lourdes) un nouveau sujet d'édification. Voilà pourquoi, bien informé, le cercle du Luxembourg manifesta contre M. Andler.

M. DEL. — Comme tout se découvre !

M. DESM. — Vous ne croyez pas à mes pronostics ?

M. DEL. — Moi, vous savez, pourvu que nous ne soyons gouvernés ni par les nationalistes ni par les unifiés (et cela ne peut pas arriver), je me moque de tout le reste.

M. DESM. — Et moi donc !

M. DEL. — Vous voyez bien !

M. DESM. — Cela ne m'empêche pas de m'amuser aux petites intrigues sociales. Et puis, j'étais précisément dans la question. Je vous parlais des prétentions nationalistes.

M. DEL. — C'est vrai. Et c'est vrai aussi que le mot contient les deux grands dangers : le danger militariste et le danger religieux.

M. DESM. — Vous faites bien de dire religieux au lieu de clérical. Peut-être faudrait-il, pour être tout à fait exact, dire le danger chrétien, le danger d'un retour offensif de l'esprit judéo-chrétien. Les cérémonies d'un culte, c'est sans importance. Cela peut même servir de récréation; cela peut même, dans les circonstances majeures de la vie, avoir son utilité sociale et décorative. Les Romains vivaient dans le décor religieux, et cela n'avait aucune influence sur leur esprit, parce que leur religion nationale ne comportait qu'un culte et pas de doctrine. Le mal s'établit à Rome avec les religions asiatiques qui étaient pourvues d'un catéchisme, qui imposaient des croyances où la liberté civile et la liberté intellectuelle se trouvèrent captives. Ces religions, quand elles meurent physiquement, laissent une âme, leur morale, et des siècles peuvent en être empoisonnés. Mais nous parlerons de cela une autre fois.

M. DEL. — Nous en avons déjà parlé bien souvent.

M. DESM. — Oui, mais ma pensée oscille beaucoup sur ces questions.

M. DEL. — Heureusement.

M. DESM. — Heureusement. Le grand point est de ne pas croire, de n'avoir aucun principe, ou plutôt de n'en avoir qu'un, si vaste que toutes les contradictions s'y meuvent à l'aise.

M- DEL. — C'est commode.

M. DESM. — Il faut chercher en tout la plus grande commodité. A quoi bon compliquer les problèmes en posant d'abord des principes dont on ne sait pas si la solution permettra de les maintenir ?

M. DEL. — L'hypothèse est scientifique.

M. DESM. — A condition qu'on en ait par avance fait le sacrifice. Comment leurs lecteurs ne vomissent-ils pas des journaux qui leur crient tous les jours que depuis l'Affaire il n'y a plus d'armée française, des journaux qui n'ont pas eu le cœur de faire amende honorable au spectacle de ces jeunes gens qui mènent au Maroc un train si valeureux ? Les soldats et leurs officiers, tous semblent là-bas de premier ordre. Cependant, le nationaliste, éperdu dans le mensonge qui est sa condition de vie, conclut : Il n'y a plus d'armée française.

M. DEL. — Il est difficile de faire de l'opposition honnêtement.

M. DESM. — Plus difficile encore que de gouverner honnêtement.

M. DEL. — Et ce n'est pas peu dire.


16 juin [1908].

XIX [LXIII]

Morale

M. DELARUE. — Réjouissez-vous, mon cher ami, on va pendre tous les pornographes et brûler tous leurs livres, enfin !

M. DESMAISONS. — Mais je ne me réjouis pas du tout, attendu que j'aime beaucoup la pornographie.

M. DEL. — Comment, vous osez ?...

M. DESM. — Oui, j'ose dire que la belle pornographie me réjouit, celle de la Bible, celle d'Aristophane, celle de Martial et de tous ces solides Romains qui vitupérèrent la débauche avec une précision merveilleuse, la nôtre enfin, celle qui amusa le moyen-âge, celle de Rabelais, celle de Ronsard, celle dont Henri IV se plaignait qu'on ne lui en donnait pas assez, la pornographie éloquente du président Maynard, qui mène le train bacchant du grand siècle, et tout ce qui suivit, jusqu'à nos derniers grands écrivains que la justice bourgeoise, comme il sied, persécuta. J'aime aussi l'italienne, d'un si beau style, d'un si noble réalisme, et l'espagnole, dont l'expression touche au mysticisme, et la vénitienne dont Baffo fut le Pétrarque délirant. La pornographie tient une grande place dans toutes les littératures, et je me demande même si un écrivain chez lequel on ne sent pas un peu de pornographie est un véritable écrivain.

M. DEL. — Vous n'allez pas un peu loin ?

M. DESM. — Du tout. Mais il est bien entendu que, par ce mot stupide de pornographie, j'entends la libre expression du sentiment sexuel. Je m'en sers parce que tout le monde s'en sert, mais il ne vaut rien. Le mot qui convient, c'est peut-être le mot érotisme, avec son équivoque sensuelle ou sentimentale. Il y a de fort plates poésies érotiques et il y en a de furieuses. Je reprends donc ma proposition : pas de poésie sans érotisme, pas de roman sans érotisme, par de philosophie sans érotisme...

M. DEL. — Oh !

M. DESM. — Quelle serait donc, je vous prie, cette philosophie qui prétendrait faire abstraction du grand ressort vital, l'instinct de reproduction ? Cela serait la philosophie de la niaiserie. Vous avez lu Spinoza ? N'a-t-il pas fait à l'érotisme sa part normale ?

M. DEL. — C'est vrai.

M. DESM. — Un Bossuet n'a pu s'en défendre. L'érotisme chez lui s'appelle concupiscence. Sans érotisme, pas de pensée. Loin de croire qu'il y ait antinomie entre les deux termes, il faut, je crois, les lier étroitement. Ce qui nous trompe parfois, c'est le masque banal que prend l'expression de l'érotisme. L'accoutumance fait que nous ne percevons plus le sens réel des mots. Il y a un symbolisme inconscient qui transforme en formules les affirmations physiologiques les plus nettes et les plus claires.

M; DEL. — Je ne comprends pas bien.

M. DESM. — Oui, il vous faut un exemple. A moi aussi, il me faut des exemples pour comprendre l'abstrait. En parlant, j'en avais un dans l'esprit ; le voici.

M. DEL. — A la bonne heure.

M. DESM. — Iriez-vous dire à une petite fille : Mon enfant, tu es le fruit du ventre de ta mère ?

M. DEL. — Non, je lui demanderais plutôt combien les bébés valent au marché ou, à la campagne, si on en trouva beaucoup sous les choux, cette année.

M. DESM. — Sans doute, et cependant, depuis bien des siècles, les petites filles, s'adressant à la Sainte Vierge, répètent, avec moins d'innocence qu'on ne le croit sans doute : Béni est le fruit de ton ventre, Jésus. Cette petite leçon physiologique est excellente, mais on pourrait, si on avait le caractère d'un démocrate chrétien, la prendre de travers. Quelle tête ferait-il, le démocrate chrétien, si on disait à sa petite fille : « Tu n'es pas venue sous un chou, mon enfant, tu es tombée du ventre de ta mère, comme on te le fait répéter deux fois par jour dans tes prières. Tâche de comprendre ce que tu récites. » Admettez-vous maintenant que l'érotisme est partout, jusque dans la plus modeste prière ? Toute l'histoire du christianisme, qui passe pour la religion la plus chaste, n'est qu'une suite de tableaux érotiques. Il ne peut pas en être autrement : supprimer l'érotisme, ce serait supprimer la vie. Je ne connais aucune grande manifestation sociale qui ne soit une manifestation érotique, et la plus libre est encore le mariage cérémoniel, cette exposition préalable du couple, au moment même qu'il se prépare aux ébats amoureux. Pour moi, je ne fais aucune différence entre le mariage de la Vierge, de Raphaël, et la peinture de ce vase grec qui représente un homme et une femme en accouplement. C'est le même acte, à deux phases différentes. Qui peint la première phase me suggère la seconde. Tout n'est qu'érotisme.

M. DEL. — C'est vrai, mais l'érotisme latent diffère tout de même de l'érotisme avéré. Puis, il y a les coutumes, la mode.

M. DESM. — Je le sais et je tiendrai toujours compte de cela dans un raisonnement. Il ne faut rien brusquer, il faut laisser faire. C'est précisément la coutume que j'invoque pour demander dans les écrits et dans les arts plastiques la liberté d'expression. Il y a des tempéraments divers. Aux uns une expression modérée suffit; d'autres en exigent une plus forte. Evidemment, l'homme qui écrivait à Maxime du Camp : « En publiant cette Madame Bovary, vous déshonorez la France aux yeux de l'Europe », cet homme n'avait pas besoin de Mademoiselle de Maupin. Il satisfaisait très facilement son besoin d'érotisme. Pourquoi le prendrions-nous comme type ? Pourquoi ne pas concéder à un tempérament différent des lectures d'une sensualité plus forte ? C'est ce qui se fit, je pense, dans tous les temps, les hommes eurent toujours le choix de leurs livres. Qu'on ne touche pas à cette tradition. Toutes les époques ont produit de ces livres que le vulgaire appelle aujourd'hui pornographiques, en même temps que de ces livres qu'on appelle édifiants. Choisissez, mais laissez-nous choisir également.

M. DEL. — On dirait que vous faites un discours, vous ne me laissez pas placer un mot.

M, DESM. — Pardon, cher ami, parlez, je vous en prie.

M. DEL. — Je ne sais plus ce que je voulais dire.

M. DESM. — Vous n'êtes pas de mon avis ?

M. DEL. — J'en suis à peu près.

M. DESM. — Alors ?

M. DEL. — M'y voici. Ils disent que les livres pornographiques, ce sont les livres érotiques écrits sans talent.

M. DESM. — Et à quoi reconnaissent-ils cela, les cuistres ?

M. DEL. — Je l'ignore.

M. DES. — Quel est pour eux le talent ?

M. DEL. — Que sais-je ?

M. DESM. — Est-ce l'édification, le moralisme, l'ignorance ?

M. DEL. — Pas tout à fait.

M. DESM. — Quoi donc ?

M. DEL. — Peut-être une certaine manière de peindre la vie sous des nuances azurées, de présenter l'amour comme une des formes les plus nobles de l'idéal, de ne faire aux passions que des allusions générales, abstraites, lointaines, de respecter toutes les conventions, tous les préjugés, toutes les hypocrisies...

M. DESM. — Non, ce n'est pas tout à fait cela. Sans doute, ce genre fleurit toujours, avec l'approbation des salons, mais ce qu'ils appellent le talent est tout matériel, tout extérieur. C'est le style.

M. DEL. — Croyez-vous?

M. DESM. — J'en suis sûr. Tenez, si M. René Bazin voulait écrire un livre pornographique, il vaincrait toutes les pudeurs. Il écrit si bien ! Vous souvenez-vous de ce passage d'un voyage en Angleterre où, décrivant un chemin creux fait de terre molle et de gazon, il disait : On avait la sensation de marcher dans un vaste sorbet panaché, pistache et chocolat ?

M. DEL. — Le c... !

M. DESM. — Vous êtes vif.

M. DEL. — C'est peut-être que je ne suis pas styliste, mais j'aime les images propres.

M. DESM. — Lisez les pornographes. Vous n'y verrez jamais que de jolies femmes soigneusement lavées, parfumées et poudrées. Rien de répugnant. Des images de volupté. La vie est une fête amoureuse et l'on joue nu à nu sur les tapis de fleurs et les tapis de soie. Des roses, des jets d'eau et des violons :

Monsieur, ce sont des masques

Qui portent des crincrins et des tambours de basques,

Des seins se gonflent, des arcs se bandent, des bouches se trouvent, des corps se ploient.

M. DEL. — Vous poétisez peut-être un peu ?

M. DESM .— Du tout. Je vous esquisse le tableau des divertissements qui inspirent aux anti-pornographes la plus forte haine.

M. DEL. — Et cela se comprend bien.

p. 128-135.


1er juillet [1908].

XX [LXIV]

Crimes

M. DESMAISONS. — Pour moi, je crois que les crimes n'ont jamais été rares.

M. DELARUE. — Sans doute, mais tout de même, ne le furent-ils pas un peu plus autrefois ?

M. DESM. — Quel autrefois ? C'est vaste, autrefois. Et puis, avez-vous des statistiques ?

M. DEL. — Dieu merci, je n'ai point de statistiques, ni anciennes, ni modernes.

M. DESM. — Alors vous raisonnez sur des impressions, sur des sentiments, sur des désirs, sur quoi ?

M. DEL. — Il me semble. Oui, c'est cela, il me semble...

M. DESM. — Quand on a de bons chiffres bien assurés, de bonnes preuves bien claires, c'est alors qu'on doit dire : Il me semble. Quand on n'a rien de tout cela, il faut affirmer bravement comme un dévot, qui sait que deux et deux font cinq : « Tout le monde sait que deux et deux font cinq. » Affirmez-vous ?

M. DEL. — Non, je ne me lancerai jamais dans les affirmations, mais j'ai bien le droit de me poser des hypothèses auxquelles je croie provisoirement. Donc je crois, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, que les crimes augmentent.

M. DESM. — Et si je vous répondais : Je crois que les crimes diminuent ?

M. DEL.— Je penserais que vous désirez croiser le fer. Si vous voulez !

M. DESM. — Vous êtes d'humeur bien hardie, aujourd'hui !

M. DEL. — Non, car je ne défends qu'une opinion commune, très commune.

M. DESM. — En effet.

M. DEL. — Mais qu'il n'est pas aisé de réfuter.

M. DESM. — Les opinions ne sont jamais aisées à réfuter.

M. DEL. — Les miennes s'y prêtent, je suis sensible à la logique.

M. DESM. — Eh bien, admettez-vous d'abord que les mœurs des hommes n'ont pas sensiblement changé depuis que nous en connaissons l'histoire ?

M. DEL. — Je l’admets, nous sommes d’accord là-dessus. C’est notre philosophie même.

M. DESM. — Mais, malheureux, sentez-vous que du premier coup vous abandonnez votre opinion ?

M. DEL. — Nullement, je réserve les nuances. J'admets la constance, mais sous la forme de Protée. Il y a le dieu et il y a les apparences qu'il prend selon les nécessités de sa vie.

M. DESM. — Très bien, je n'ai jamais conçu la constance autrement. Mais savez-vous si les formes que prend Protée, il ne les prend pas nécessairement ?

M. DEL. — Vous abusez de moi. J'ai dit les nécessités de sa vie, comprenez les circonstances.

M. DESM. — Les circonstances nécessaires, puisqu'il est dans la vie, puisqu'il la subit et qu'il ne la crée pas. Encore, la créerait-il, que cela serait selon une nécessité plus haute et plus générale.

M. DEL. — Nous voilà bien loin du but.

M. DESM. — On est toujours à la fois très loin et très près du but.

M. DEL. — Enfin, nous en sommes à ce point : Que Protée, qui est l'homme, change et demeure tout à la fois.

M. DESM. — Je réserve aussi les nuances : Que Protée a l'air de changer, mais qu'il reste toujours le même, et cela nécessairement. Revenons d'un saut brusque à notre point de départ : les mœurs des hommes, comme les formes de Protée, cachent leur identité sous des formes dont la série est assez courte.

M. DEL. — Je ne comprends plus du tout.

M. DESM. — Vous ne comprenez pas que quand les hommes ont l'air vertueux (un bien vilain mot), ils ne le sont pas beaucoup plus que quand ils ont l'air criminel. L'homme n'a jamais eu qu'un but, depuis qu'il est conscient, et il ne peut en avoir qu'un seul : être heureux. C'est pour cela que Protée, dans son impatience, change si souvent de forme et si volontiers. Et alors, croyez-vous que, lorsqu'il se fait poisson dans la mer bleue, il hésite, ayant faim, à manger les poissons, ses frères ? Plus heureux que nous, quand il va devenir proie à son tour, il se fait très vite touffe de varech et rit dans sa barbe verte. Voilà pourquoi il est éternel.

M. DEL. — Et vous croyez vraiment avoir résolu l'honnête question posée ?

M. DESM. — Je l'avoue, vous m'avez fait dérailler avec votre Protée. C'est votre faute si nous avons tout doucement divagué. Et voilà que maintenant je ne suis plus du tout d'humeur à me mettre en peine de plus humbles arguments. Mais voyons, ne comprenez-vous pas qu'il y eut de tout temps des malades, des fous, des criminels, et que leur nombre est proportionnel d'abord au nombre, ensuite à la densité de la population ? Je pense que vous avez lu les « Causes célèbres » ? Je pense que vous fûtes édifié par l'ingéniosité de ces criminels du bon vieux temps, celui qui finit avec le règne de l'horrifique Louis-Philippe ? On ne peut même pas dire que les crimes de jadis étaient plus régulièrement punis que ceux d'aujourd'hui. Deux ou trois assassinats heureux ne prouvent rien. De tout temps le meurtrier un peu moins bête que les autres échappa aux curiosités. Mais ce qui vous donne surtout l'impression que les crimes augmentent en nombre et en ingéniosité, c'est l'insistance, c'est le commentaire des journaux. L'un d'eux n'avait-il pas établi cette rubrique : « Le Crime du jour ? »

M. DEL. — Celui-là, il en inventait. Mais ne croyez-vous pas que justement cette insistance des journaux puisse déterminer au mal certains criminels hésitants ?

M. DESM. — J'ai quelquefois réfléchi là-dessus, mais sans résultat appréciable. Cette mauvaise influence des journaux n'est pas impossible. Elle n'est pas certaine. Il faudrait interroger là-dessus les criminels eux-mêmes. Il est bien évident que c'est la seule classe d'hommes sur laquelle cette influence peut porter.

M. DEL. — Les jeunes gens ?

M. DESM. — Des jeunes gens déjà bien contaminés, peut-être.

M. DEL. — Et la peine de mort, n'était-elle par un frein ?

DESM. — Encore une chose que j'ignore, mais cela serait bien peu conforme à la psychologie humaine. Quand le crime qui doit donner le bonheur est là, sous la main, la crainte d'un châtiment incertain est bien peu de chose, Quand on pendait les voleurs, ils n'abondaient pas moins que depuis qu'on les traite avec déférence. Toutefois, je reconnais que l'idée de passer quelques mois à Fresnes n'est pas très bien faite pour arrêter les mauvais désirs. En somme, neuf fois sur dix, le voleur trouvera dans la prison moderne une vie qui ressemble beaucoup à celle de l'ouvrier pauvre, sage et rangé. La chambre même sera plus confortable, plus propre, son atelier mieux aéré, sa nourriture peut-être plus saine et plus variée. Je ne suis pas, je l'avoue, philanthrope, c'est-à-dire ami du criminel. Je pense que la prison devrait être un enfer. Cela suppose, il est vrai, une justice impeccable et peut-être une société plus que la nôtre clémente aux bonnes volontés.

M. DEL. — Avouez que si les criminels n'augmentent pas, c'est qu'ils y mettent de la mauvaise volonté.

M. DESM. — Mon cher, on n'est pas criminel à volonté. C'est un don, comme une bosse ou un pied-bot. C'est la bonne nature qui de la même main pétrit les hommes sociaux et les anti-sociaux ; comme de la même main aussi elle pétrit les cœurs loyaux et les traîtres, les hommes de génie et les idiots.

M. DEL. — Nous voilà dans une belle doctrine !

p. 93-95.


16 juillet [1908].

XXI [LXV]

Le certificat

M. DELARUE — Est-ce que ça vous a beaucoup intéressé, le procès de cet ancien homme politique (1) ?

M. DESMAISONS. — Moi ? Nullement. Il voulait un certificat de bonne conduite, il l'a obtenu, j'espère qu'il va se tenir un peu tranquille.

M. DEL. — Il voulait aussi un peu d'argent.

M. DESM. — Rien ne lave l'honneur comme un peu d'argent.

M. DEL. — J'approuve cela. C'est pratique. Soyons pratiques.

M. DESM. — Voilà donc un honnête homme, enfin ! Le jury l'a déclaré, que demandez-vous de plus ?

M. DEL. — Je ne demande rien, cher ami.

M. DESM. — Un honnête homme qui gagne quatre-vingt mille francs par an à écrire dans les journaux, ce qui est peut-être la sorte d'honnête homme la plus rare qui soit. Nous autres, humble public, il nous reste à admirer tant de génie et tant de mystère.

M. DEL. — Je croyais précisément que le mystère était éclairci par le génie.

M. DESM. — Sans doute, et tout le monde tombe d'accord qu'un tel génie ne saurait être payé trop cher, mais il reste tout de même quelques petits points obscurs. [Il y a des questions que les avocats n'ont pas discutées. Ainsi, pourquoi ce génie à quatre-vingt mille francs par an (il y a, vous le savez, des génies à tous les prix) s'entête-t-il à signer Jacques Dhur ses meilleurs articles ?] (2)

M. DEL. — Le génie a ses caprices.

M. DESM. — Rien n'est négligeable dans la psychologie d'un grand homme et ce sont justement les caprices qui permettent de comprendre un peu son caractère.

M. DEL. — A parler sérieusement, ces histoires sont au-dessous de tout, et je regrette vraiment d'avoir prononcé ce nom, qui ne peut nous induire qu'à des futilités.

M. DESM. — Et voilà les conducteurs d'hommes.

M. DEL. — Conducteurs de moutons !

M. DESM. — Bravo ! C'est un mot (3) qu'ils oublièrent à l'audience. Mais ce n'est qu'un mot, car nous en sommes, malgré tout, de ces moutons qu'ils mènent. Ils nous forcent à nous occuper d'eux. Nous les regardons et ils ne nous voient pas. Ils nous bousculent pour se frayer un chemin à travers notre masse. Ont-ils besoin d'argent, ils le prennent dans notre poche. Si vous payez trop cher une course en automobile, c'est que le constructeur a dû verser à l'un de ces maîtres une élégante commission. Il ne se vend pas un camion, il ne se concède pas un tramway, sans que l'impudente main ne se tende et ne reçoive l'aumône opportune. C'est l'histoire de l'antique brigand espagnol. On sait que l'escopette se dissimule sous l'ample manteau, et l'on donne parce que l'on a peur.

M. DEL. — Peur de quoi ?

M. DESM. — Mais je vous l'ai dit : peur de l'escopette.

M. DEL. — Ce n'est pas une explication, cela.

M. DESM. — Il n'y en a pourtant pas d'autres.

M. DEL. — Tous brigands ! C'est trop, je ne le crois pas.

M. DESM. — Je ne le crois pas non plus. Ces brillants écumeurs sont rares, et bon nombre d'hommes politiques vivent une vie médiocre et parfois presque, misérable. Ceux-là n'ont pas besoin de certificat.

M. DEL. — La vie médiocre, ce n'est pas un idéal. Auriez-vous une crise de moralisme ?

M. DESM. — Pas d'injures, hein ? Même en riant... Me croyez-vous capable de m'indigner contre l'homme d'Etat qui ferait le bonheur du peuple, travaillerait heureusement à la grandeur de sa patrie, — et mettrait parfois quelques millions chez son banquier ?

M. DEL. — Non, je ne vous en crois pas capable.

M. DESM. — C'est avec ces idées basses qu'on a empêché l'achèvement par la France du canal de Panama. Nous tenions les portes d'un monde...

M. DEL. — Non, non, je ne vous soupçonne-pas... Calmez-vous.

M. DESM. — II est vrai que je supporte mal le profiteur médiocre dont l'activité inutile et absurde rôde partout et n'accomplit rien.

M. DEL. — Je crois que nous aurions fait bien mauvaise figure dans le monde politique.

M. DESM. — Pour moi, c'est assez probable. Ce n'est pas d'ailleurs un signe de supériorité. Je ne suis pas de ceux qui méprisent à tort et à travers les hommes politiques. Gouverner les hommes reste encore, à mon avis, l'idéal d'un homme.

M. DEL. — Il vaut mieux gouverner indirectement, en Eminence Grise.

M. DESM. — Peut-être, il doit y avoir dans cet état des joies sombres et profondes. Cependant, il y manquera toujours un élément, la responsabilité. Le pouvoir sans responsabilité, c'est l'amour sans résistance. De là l'ennui des tyrans. Quand on peut tout et qu'on ne craint rien, on n'ose même plus désirer. On se trouve dans la situation de ces héros de contes de fées, qui ne peuvent rêver sans que leur rêve aussitôt se réalise. C'est fastidieux. Il faut construire soi-même son rêve.

M. DEL. — Y aurait-il en vous, cher ami, un ambitieux caché ?

M. DESM. — Non, mais je comprends l'ambition de dominer. C'est pourquoi je me ris de ces petits dominateurs de coulisses dont l'ambition est satisfaite à faire croire qu'ils gagnent honnêtement quatre-vingt mille francs par an à écrire dans les journaux la même prose éphémère que leurs confrères qui n'en gagnent que six. Si j'avais eu de l'ambition, elle aurait eu d'autres besoins que celui de passer à la caisse des fabricants d'automobiles.

M. DEL. — Eh ! C'est quelque chose, c'est un commencement.

M. DESM. — Ne croyez pas cela. C'est une fin.

pp. 142-147.

Notes des Amateurs :

1. Dans le Mercure de France, on lit : « Est-ce que ça vous a beaucoup intéressé, le procès de cet ancien capitaine ? »

2. Le passage entre crochets n'a pas été repris dans le recueil.

3. « Voilà un mot » dans le Mercure.


1er août [1908].

XXII [LXVI]

Plages.

M. DELARUE. — Je viens vous faire mes adieux, cher ami.

M. DESMAISONS. — Je m'attendais à cela. Toujours à Trouville ?

M. DEL. — Hélas !

M. DESM. — Qui vous commande ?

M. DEL. — L'habitude.

M. DESM. — Avez-vous l'intention de vous ennuyer beaucoup ?

M. DEL. — Beaucoup, comme tous les ans, mais d'un ennui salutaire.

M. DESM. — L'ennui n'est jamais salutaire. Il déprime.

M. DEL. — Il repose.

M. DESM. — Tout le monde dit cela. Je ne le crois pas.

M. DEL. — L'ennui à Paris est terrible ; mais l'ennui est charmant, les pieds dans le sable.

M. DESM. — Avouez que vous n'aimez pas la mer.

M. DEL. — C'est bien pour cela que je vais à Trouville. Là, au moins, on lui tourne le dos, ou bien l'on se tapit derrière un épais rideau. Ne faut-il pas se garantir contre le soleil et le vent ? Ah ! les bonnes après-midi sous la tente. On se croirait au désert. Mais il y a des spectacles : les femmes montrent leurs jambes et les enfants, leurs fesses, comme dans des tableaux de l'Albane. Je venais, cher ami, vous convier à ces joies.

M. DESM. — Comme tous les ans.

M. DEL. — Et, comme tous les ans, vous allez refuser.

M. DESM. — Pourquoi pas ? Je désire rarement revoir ce que je connais. Quand je me mets à sortir, c'est en vagabond. J'irais vers des sites nouveaux.

M. DEL. — Y en a-t-il ?

M. DESM. —En réalité, non. En imagination, oui. C'est toujours la même chose, et pourtant ce que je n'ai pas encore vu, je l'aime pendant quelques heures. Quand mon imagination se rendort, il me semble que je suis là depuis des années, et je fuis. C'est très fatigant . Ma vraie vocation serait peut-être de ne jamais sortir de ma chambre, ainsi que l'homme rêvé par Pascal.

M. DEL. — Avez-vous toujours été ainsi ?

M. DESM. — Autrefois plus que maintenant. Je sens souvent, à l'heure présente, des impatiences. J'use à les feuilleter plus de livrets de chemins de fer, que le voyageur le plus effréné, et puis je reste là. Mon tour est fait.

M. DEL. — C'est économique.

M. DESM. — C'est triste. Croyez-vous que je n'envie pas ces gens heureux qui, dans les gares, hurlent après leurs bagages ? On dirait que les billets qu'ils serrent en leurs doigts vont leur ouvrir le palais des enchantements. Et pourtant leur famille les entoure et ils n'auront pas fait cinquante lieues qu'ils éprouveront la sensation de ne pas avoir bougé de place. Le vrai voyage, ce serait le changement de personnalité, avec le souvenir.

M. DEL. — Mais le voyage donne cela, un peu.

M. DESM. — Un peu, au premier contact. Mais ensuite ? Et puis, il y a des personnalités si tenaces qu'elles tiennent comme une peau. C'en est une.

M. DEL. — Vous réfléchissez trop. Moi, je vais vivre trois semaines à l'état de brute et je reviendrai tout rajeuni.

M. DESM. — Vous pouvez réellement cesser de penser ?

M. DEL. — Réellement.

M. DESM. — Je ne sais pas si je vous plains ou si je vous envie.

M. DEL. — Enviez plutôt, cela me sera une flatterie.

M. DESM. — J'hésite.

M. DEL. — Allons, décidez-vous.

M. DESM. — Après tout, ne pas penser, c'est dormir. Rien de rare.

M. DEL. — Cela n'est pas cela, du tout.

M. DESM. — Cependant.

M. DEL. — J'entends un état où on ne perçoit que des sensations, et où on les perçoit successives et distinctes les unes des autres. C'est l'état qu'on suppose aux animaux, et dans lequel vivent aussi, du moins je le croirais volontiers, la plupart des hommes.

M. DESM. — Un état où il n'y a plus de futur, où tout est au présent. Je l'ai éprouvé quelquefois. C'est agréable. Evidemment, si on pouvait en arriver là, on aurait trouvé une sorte de bonheur. C'est la notion du futur qui gâte la vie des hommes. Or, moins ils ont de futur devant eux, plus ils y pensent. L'insolente jeunesse, qui a une longue route à parcourir, ne regarde même pas où elle met les pieds.

M. DEL. — C'est bien cela que je vais éprouver pendant un mois. Mais je serai mieux qu'un jeune homme, je serai un enfant. Vous enviez ?

M. DESM. — Pas encore.

M. DEL. — Que vous faut-il donc ?

M. DESM. — Je voudrais penser, mais que cela fût agréable. Les raisonnements s'entrelaceraient avec une harmonieuse logique, s'avançant d'un pas rythmé vers la conclusion favorable. Il ne serait question ni de présent ni d'avenir, mais d'un temps intermédiaire qui contiendrait ces deux termes et en abolirait la contradiction.

M. DEL. — Et voilà. Cher ami, vous vous exaltez vers la pataphysique.

M. DESM. — La pataphysique est une belle chose pour les gens qui s'ennuient.

M. DEL. — Vous vous ennuyez ?

M. DESM. — Pas précisément, mais il y a des moments où j'éprouve un peu trop fort le sentiment de la profonde inutilité de toutes choses.

M. DEL. — Nous appelons cela neurasthénie. Depuis que Molière est mort, on ne se gêne plus.

M. DESM. — Ce gros mot ne m'est pas applicable.

M. DEL. — Tant mieux, mais je crois tout de même qu'un peu de vie dans les sables vous ferait du bien. Rien n'est mauvais, pour la sensibilité, comme des mouvements de l'âme qui ne correspondent à rien. Venez à Trouville. Là, au moins, votre sentiment de l'inutilité de tout correspondra à quelque chose. Et alors, il sera reposant, étant logique. Vous raisonnerez sur cette matière avec une grande facilité et la conclusion, toujours favorable, se fera sous vos yeux. Vous n'aurez pas même la peine de la formuler. Elle coulera le long de vous, comme un ruisseau de sable. Vous fermez les doigts et vous en retenez assez pour vous satisfaire.

M. DESM. — C'est tentant.

M. DEL. — Et puis vous verrez des jambes, des forêts de jambes, pareilles à des forêts de jeunes bouleaux. C'est joli, les jambes, et on n'en voit jamais à Paris.

M. DESM. — Ah! je comprends maintenant pourquoi vous allez sur les plages !

M. DEL. —...

pp. 147-153.


XXIII [LXVII]

16 août [1908].

Le sable.

M. DELARUE. — Avouez, cher ami, que vous vous ennuyez beaucoup moins que vous ne l'auriez cru.

M. DESMAISONS. — En effet, le sable, le sable..., je prends goût au sable.

M. DEL. — N'est-ce pas ? On peut se vautrer.

M. DESM. — Ce qui est le plus beau dans le sable, c'est sa stérilité. Oui, j'ai fini par tirer du sable l'idée qu'elle contient. Ça valait le voyage.

M. DEL. — Il n'était donc pas stérile.

M. DESM. — Allez-vous jouer sur les mots ? S'il n'était pas stérile, je n'en aurais rien tiré. Je sais ce que contient la terre, je ne savais pas ce que contenait le sable : rien.

M. DEL. — La stérilité, est-ce donc beau ; plus beau que la vie ?

M. DESM. — C'est moins prétentieux. Cela n'a pas d'intentions, cela ne fait pas de vilains mouvements. Cela dort, cela rêve peut-être. Et puis c'est propre. D'où je conclus que la partie noble de l'univers, c'est le minéral. Le reste n'est que corruption.

M. DEL. — Voyons !

M. DESM. — L'eau aussi serait propre et noble, si elle était suspendue dans l'espace, mais il faut qu'elle repose, et elle repose sur le minéral. Alors, ces deux éléments s'empruntent des éléments hétérogènes à leur nature, et cela les rend malades. Conséquence : la vie. La vie est donc une maladie des éléments simples de notre triste globe.

M. DEL. — Voilà une belle physique.

M. DESM. — Elle n'aurait peut-être pas dégoûté Empédocle ou Pythagore. Cela me suffit.

M. DEL. — Les deux éléments vont bientôt se rencontrer. Le sable devient malade.

M. DESM. — Hein ?

M. DEL. — C'est-à-dire que la mer monte et qu'à la prochaine vague nous aurons peut-être les talons dans l'eau.

M. DESM. — Diable ! Alors, il faut se relever ?

M. DEL. — Je crois qu'il est temps.

M. DESM. — Vous êtes bien certain ? Si le flot s'arrêtait, j'aurais du regret d'avoir bougé, car je ne retrouverai pas une aussi belle position philosophique. Ma tête et mon corps se sont creusé un lit dans le sable, et je me sens plus à mon aise qu'une momie de chat sacré dans le désert de Lybie. Je ne bouge pas.

M. DEL. — Là, ça y est. J'en ai jusqu'aux genoux.

M. DESM. — Moi, un peu plus.

M. DEL. — Nous allons nous sécher au soleil.

M. DESM. — C'est ça, recouchons-nous.

M. DEL. — Non, il faut marche..

M. DESM. — Seul, je me serais peut-être laissé ensevelir. Quelle solution élégante !

M. DEL. — J'ai pensé à cela, un jour, sur le petit Bé, mais un pêcheur qui rentrait m'a si bien secoué et tancé, me prenant pour un fol, que j'ai filé devant lui, tout penaud, à travers les flaques. Se périr ! Non, il y a de trop jolies femmes sur la plage.

M. DESM.—. Je me sens déjà sec. Allons de ce côté.

M. DEL. — Hé ! philosophe !

M. DESM. — La parole, non moins que la vision ou le contact, détermine le désir. Vous parlez de jolies femmes. Cela guide mes pas.

M. DEL. — Croyez-vous que je vous reproche ce que j'éprouve moi-même ? Ni votre philosophie, ni la mienne (qui se ressemblent) ne nous interdisent, je suppose, les spectacles agréables et les actes qui peuvent s'en suivre.

M. DESM. — Non. Pas d'hypocrisie. Si quelqu'une de ces demi-nudités nous inspire, nous tâcherons de leur plaire par les moyens convenables, et cela sera très bien.

M. DEL. — C'est évident.

M. DESM. — S'éloigner d'un plaisir, d'un vrai plaisir pour des motifs de morale, de vertu, de convenance, quelle sottise !

M. DEL. — Oui, qui ne se pratique qu'en paroles.

M. DESM. — C'est déjà un sacrifice que je réprouve. On est presque chrétien quand on s'incline devant l'hypocrisie chrétienne, et il ne faut pas être même presque chrétien.

M. DEL. — Croyez-vous que cette attitude soit du christianisme ? Les anciens, mon cher ami, avaient comme nous leurs béjaunes.

M. DESM. — C'est assez juste, mais dès que le christianisme parut, il n'y eut plus que deux partis, les béjaunes et les autres, les chrétiens et les païens. Donc, j'ai raison aussi.

M. DEL. — Je le veux bien.

M. DESM. — Notez que je ne réprouve pas le christianisme intégral, c'est-à-dire l'ascétisme. Il a sa beauté froide et cruelle. Ce qui me dégoûte, c'est le pécheur, c'est ce chien qui sait qu'il ne faut pas manger le gigot, car la raclée est au bout, et qui le mange quand même, reçoit la raclée et recommence.

M. DEL. — La raclée n'est jamais qu'une médiocre pénitence.

M. DESM. — Oui, mais la raclée éternelle ?

M. DEL. — Elle est loin.

M. DESM. — Alors, comment ne pas sentir l'absurdité d'une législation qui ne sert à rien ?

M. DEL. — Elle en arrête quelques-uns.

M. DESM. — Les timorés. Ceux-là on peut les plaindre. Mais les pécheurs endurcis me font rire.

M. DEL. — Ces idées, allez, ont bien peu d'importance pour les hommes, qu'ils croient à la sainte Table ou la Table tournante, ou aux deux. Ils ne se laissent guider que par leurs sensations ou leurs intérêts financiers.

M. DESM. — Très bien, mon cher. C'est vous, aujourd'hui, le vrai philosophe. Cependant, je vous avertis qu'au point de vue de la liberté pratique, il est nécessaire de tenir tête par des paroles aux paroles adverses. Il ne faut accorder la liberté aux ennemis de la liberté que dans la mesure où la liberté ne court aucun danger. Au moindre péril, il serait nécessaire d'arrêter leurs expansion,, et même il est bon de devancer le péril. Voyez ce que les libéraux ont fait de la Belgique. Gouverner, c'est empêcher les hommes de « se ruer vers la servitude ».

M. DEL. — Cependant nous ne gouvernons pas. Alors...

M. DESM. — Nous ne gouvernons rien, pas même nos passions, et c'est l'état le plus heureux. Mais il nous est bien permis de donner des leçons au gouvernement.

M. DEL. — Des leçons inutiles.

M. DESM. — Sans doute, mais notre plaisir ?

M. DEL. — Je n'ai pas de plaisir à cela.

M. DESM. — Vous perdez. La chose sociale m'intéresse. J'aime, par exemple, à constater que les couvents se dénomment, à cette heure, Maison sociale ou Pensionnat laïque. Vous, pas?

M. DEL. — Je trouve cela drôle !

M. DESM. — Drôle ? Mais c'est terrible. Cela démontre l'inutilité de tout, de tous les efforts, de toutes les lois.

M. DEL. — Cela m'amuse.

M. DESM. — Je ne dis pas que, d'un certain côté, ce ne soit comique, mais de l'autre ?

M. DEL. — Mon cher ami, je crois que vous avez besoin de quelques sensations violentes, afin de faire mieux circuler votre sang et d'éclaircir un peu la tonalité de vos idées.

M. DESM. — C'est bien possible. Que me conseillez-vous, l'alcool, la volupté ?

M. DEL. — Dosez.

M. DESM. — La proportion ?

M. DEL. — Ah ! Je vois que vous ne désirez rien, malheureux !

M. DESM. — Qui vous fait croire ? Tenez, nous voici à l'Eden. Commençons par l'alcool. Ces sables, d'ailleurs, sont altérants.

M. DEL. — Je dois vous laisser, on m'attend.

M. DESM. — A tantôt ?

M. DEL. — Non, à demain.

M. DESM. — Que de choses dans un mot ! Mais, cette astuce de me monter la tête, pour que sa disparition me soit agréable ! Soit.

pp. 153-159.


XXIV [LXVIII]

1er septembre [1908].

Chapeaux.

M. DESMAISONS. — Si nous restions encore une quinzaine ?

M. DELARUE. — Comment, vous que j ai eu tant de mal à faire partir !

M. DESM. — Précisément. J'ai une remarquable tendance à l'inertie. Difficile à mettre en mouvement, je m'arrête au plus tôt, et ne sens nul besoin de repartir. Partout où j'ai dormi, je me demande : Pourquoi ne pas rester ici, pourquoi remuer encore une fois ?

M. DEL. — Il est vrai que l'on vit partout à peu près la même vie.

M. DESM. — Surtout quand on ne se mêle pas plus que nous au monde extérieur. Flâner sur le sable ou flâner dans sa chambre, la monotonie, au bout d'une semaine, est toute pareille, au moins pour la douceur que l'on trouve à cette habitude.

M. DEL. — Peut-être. Cependant, je pars.

M. DESM. — Vous n'allez pas me laisser tout seul ici ?

M. DEL. — Vous penserez être chez vous, dans votre cabinet.

M. DESM. — Ce ne serait pas tout à fait la même chose, j'en conviens. Franchement, je crois que je ne serais pas longtemps à m'ennuyer.

M. DEL. — Dois-je prendre cela pour un éloge de mon esprit ?

M. DESM. — Sans doute. Mais aussi de votre complaisance à m'écouter et à me contredire. Car j'aime par-dessus tout que l'on me contredise.

M. DEL. — Pourvu que l'on finisse par vous céder.

M. DESM. — Oh ! je tiens de moins en moins à l'assentiment final.

M. DEL. — Votre combativité diminue.

M. DESM. — Non. Elle se raisonne. Ainsi, tenez, je viens de lire un discours de distribution de prix prononcé par M. Lavisse et je n'ai pas bronché. J'ai même constaté que cet académicien écrit un peu mieux que la plupart de ses confrères. Ses idées sont plates, mais son style est fleuri.

M. DEL. — Une prairie.

M. DESM. — C'est cela. Beaucoup d'herbe et quelques pâquerettes. La chose se passe en Thiérache, dans un patelin qui se dénomme Nouvion et qui est peut-être un charmant paysage. Or, dit M. Lavisse, quand je reviens là, « il me semble être une figure égarée qui rentre, pour s'y reposer, dans son cadre retrouvé ». N'est-ce point joli ?

M. DEL. — Très joli, on en ferait un conte fantastique. Votre lecture n'a pas dû vous ennuyer.

M. DESM. —Connaissez-vous cet auteur ?

M. DEL. — Non.

M. DESM. — Alors, il y a une nuance du médiocre que vous ignorerez toujours. Ça rappelle assez Mme de Genlis, d'autant plus que tous les deux débitent leurs puérilités avec une conviction admirable. Ils croient, cela est sublime, se mettre à la portée des enfants et ils ne se mettent, sans l'être eux-mêmes, qu'à la portée des sots. M. Lavisse n'a jamais acquis qu'une, idée au bazar des idées, celle du progrès. Il vit là-dessus, il écrit là-dessus, il parle là-dessus depuis les premières lampes à pétrole qu'il a vues naître et dont il est demeuré tout ébloui. Pensez, dit-il, tout ému aux petits Thiérachois, pensez, mes enfants, à l'époque de ténèbres où l'on ne connaissait que la chandelle ! M. Lavisse, qui est historien, sait que la civilisation du dix-septième siècle, qui a quelque valeur, fut une civilisation à la chandelle, il sait que les civilisations antérieures, la romaine et la grecque, aussi de quelque valeur, furent encore moins « éclairées », il sait tout cela, mais il ne le dira pas, car sa religion le lui défend. Où serait le progrès, Messieurs, si l'on admettait que tout est relatif et que les ténèbres de la chandelle furent pour Mme de Sévigné de féeriques illuminations ?

M. DEL. — Mon cher, pour établir de tels rapports, il faut une autre intelligence que celle des Lavisse.

M. DESM. — Non, il ne faudrait que de la loyauté dans l'esprit, et les Lavisse n'en ont pas, parce qu'ils sont affiliés à une religion. Concevez-vous un chrétien qui rendrait justice au paganisme ? Il ne serait plus chrétien. Les Lavisses qui admettraient la relativité du progrès ne seraient plus des Lavisses. Ils seraient des Goethe ou des Flaubert, ou de leur école. Ils vivraient dans un autre monde. Notez maintenant une ironie du progrès que M. Lavisse est incapable de sentir. Cette même chandelle, perfectionnée sous la forme de bougie, est demeurée, jusqu'à l'électricité, le luxe suprême, l'éclairage des délicats.

M. DEL. — Il doit vanter aussi le pain blanc, comme un des signes les plus sensibles du progrès. Aucun Lavisse n'y manqua jamais.

M. DESM. — Notre Lavisse n'y manque point. Cette ironie-là lui échappe aussi que l'antique pain bis, délaissé par le peuple, se vend maintenant aux riches et au prix des gâteaux !

M. DEL. — Vous souvenez-vous comment, à propos du linge, Michelet, qui ne fut parfois qu'un grand Lavisse, tomba dans le panneau du progrès ?

M. DESM. — Dites.

M. DEL. — Il célèbre quelque part, ainsi qu'un des grands moments du progrès, l'époque où l'on commença à porter sur la peau des chemises de toile, et cela dans les mêmes années où les médecins imposaient la laine, la flanelle, comme premier vêtement.

M. DESM. — Ces contradictions sont d'autant plus amusantes que nul ne les voit. C'est au point que M. Lavisse, qui déplore le temps des plumes d'oie, écrit peut-être avec une plume d'oie !

M. DEL. — Elle est devenue un luxe aussi, la plume d'oie, ou du moins un raffinement.

M. DESM. — J'avoue que je les aime, mais on n'en trouve plus guère.

M. DEL. — Je ne partage point ce goût, mais enfin on peut reconnaître que nous devons à la plume d'oie quelques chefs-d'œuvre.

M. DESM. — Je vous prêterai le discours de M. Lavisse. Il renferme encore plusieurs drôleries que j'ai oubliées. Vous verrez son couplet sur les chapeaux des « dames » de Nouvion-en-Thiérache, chapeaux dont l'élégance fait prendre en pitié le bonnet de dentelles des bonnes femmes de jadis. Voyez-vous cela d'ici, les chapeaux de Nouvion-en-Thiérache ? Voyez les albums de Huart. Les chapeaux ! Mais on n'en voit pas, à Paris même, un sur mille qui ne fasse mal au cœur ! Je pense que l'immuable bonnet était un bienfait pour les femmes de la campagne. Il leur épargnait le ridicule de ressembler à des perroquets en délire. Ce qui convient le mieux au commun des femmes et des hommes, c'est l'uniforme, car le goût personnel est presque aussi rare que là beauté. Une paysanne en costume de son pays ne fait jamais rire. Donnez-lui deux cents francs pour s'habiller à la mode de Paris, vous verrez quelle caricature !

M. DEL. — Il est en effet bien plat, votre Lavisse !

M. .DESM. — On pourrait cependant tirer de belles choses de l'idée de progrès.

M. DEL. — Croyez-vous ?

M. DESM. — Oui, en montrant qu'il n'est qu'un seul progrès, celui de la liberté : liberté de l'esprit, liberté des mœurs.

M. DEL. — C'est dimanche. Allons donc voir les chapeaux à Pont-Lévêque. Cela nous aidera à pénétrer dans le génie de M. Lavisse.

M. DESM. — Allons. C'est une bonne idée, et puis je pense à autre chose : nous aurons quelque plaisir, je crois, à voir le pays où vécurent Félicité et Loulou.

M. DEL. — Loulou, il sera sur les chapeaux de ces dames !

pp. 159-166.


XXV [LXVIV]

15 septembre [1908].

Le retour.

M. DESMAISONS. — Eh bien, je sais une fois de plus à quoi servent les voyages, même les tout petits voyages : à goûter la joie du retour, à se retrouver tel que l'on était avant de partir, à se figurer que l'on n'a pas remué, que l'on a persisté à vivre, comme un arbre, à la même place dans la forêt humaine.

M. DELARUE. — C'est toujours cela. De quelque côté que vous le regardiez, le voyage n'est donc jamais indifférent.

M. DESM. — Je l'avoue, et je ne suis pas fâché de m'être absenté un peu. Paris m'est apparu plus frais, plus souriant et mon intérieur plus accueillant encore qu'aux pires jours d'hiver, après la neige ou le verglas. C'est en effet un résultat.

M. DEL. — Vous êtes méchant pour vous-même, vous feriez mieux-de reconnaître que vous avez passé là-bas trois agréables semaines.

M. DESM. — Je n'en ai plus aucun souvenir.

M. DEL. — Cependant !

M. DESM. — C'est ainsi.

M. DEL. — Voyons !

M. DESM. — Aucun, vous dis-je.

M. DEL. — Vous ne savez plus si vous fûtes vers le nord ou vers le midi ?

M. DESM. — Ni vers l'est ou l'ouest.

M. DEL. — Ni vers la montagne ni vers la mer ?

M. DESM. — Heu !

M. DEL. — Un léger effort, et vous y êtes. Allons.

M. DESM. — Ne vous moquez pas de moi.

M. DEL. — C'est vous qui vous moquez. Quelle humeur !

M. DESM. — Depuis mon retour, excellente. Je n'ai pas été, de toute l'année, aussi heureux.

M. DEL. — Il n'y paraît guère.

M. DESM. — Vous voudriez me voir danser, comme David ?

M. DEL. — Cela serait plus gai.

M. DESM. — Cela serait trop gai.

M. DEL. — Puisque vous n'avez jamais été aussi heureux.

M. DESM. — Ma joie ne se traduit point par des gestes. Je me concentre.

M. DEL. — Cela se voit.

M. DESM. — Mais, vous ? Si nous parlions de vous ?

M. DEL. — Moi ? Le retour aussi m'est agréable, mais il ne me fait pas oublier tout le reste, je me souviens, et longtemps. Longtemps je garde un désir imprécis, mais tentateur, des paysages que j'ai quittés. Je refais mon voyage, je rouvre mon indicateur aux pages fripées et tout un mouvement de gares m'entoure, un bruit de trains sautant sur les plaques me sonne dans les oreilles.

M. DESM.— Et c'est tout ?

M. DEL. — Ce n'est jamais tout. Mille détails me reviennent et me plaisent, même quand ils me furent dans la réalité désagréables. Ainsi, la bonne femme qui me bouscula si fort à Honfleur avec son panier de canards ! Eh bien, je lui pardonne. C'était une gaillarde.

M. DESM. — Vous étiez bien, en colère.

M. DEL. — Tiens, vous vous souvenez de quelque chose ?

M. DESM. — Oui, cela me revient, à mesure que vous parlez.

M. DEL. — Je continue donc. Je ne crois pas que j'oublie jamais le plaisir que me donna en ce même Honfleur, sur l'amas de cailloux qu'ils nomment peut-être une plage, l'adolescente qui se baignait en un si étrange costume de bain, avec son petit frère. M.DESM . — Son costume était une longue chemise.

M. DEL. — Ah ! Ah ! Vous n'oublierez pas cela, non plus ! Une longue chemise qui, je ne sais comment, se fendit tout du long. Le vent, quand elle revint, la faisait voltiger autour d'elle, car elle courait, par pudeur ou par froid, et elle nous apparut toute nue, toute rose, toute svelte, nymphe marine ingénue et rieuse. Le petit frère suivait en sautillant dans une culotte trop longue ou il s'embarrassait. La fillette se retournait comme pour nous montrer toutes les faces de sa grâce impubère et le vent jouait avec le linge mouillé, qui claquait comme un drapeau autour du jeune corps sans honte. Cependant, quand elle nous aperçut, au coin de la petite hutte de douaniers, elle poussa un cri et s'engouffra sous l'ouverture.

M. DESM. — Et nous reprîmes le sentier qui monte sous les charmilles. Oui, c'était joli. Vous avez raison, on ne peut oublier cela.

M. DEL. — Je la vois encore ramenant sur son giron un des pans de la chemise humide, ce qui découvrait sa hanche légère et tout le profil délicat.

M. DESM. — Et elle était si rose de l'aisselle aux jambes qu'on n'oserait jamais peindre une fillette d'une si tendre couleur.

M. DEL. — Que donneriez-vous pour que le hasard d'une nouvelle promenade vous rendît la vision d'un pareil tableau ?

M. DESM. — Beaucoup. Mais ce sont là des fortunes sans lendemain, des hasards, en effet. Ce que l'on voit d'ordinaire est prévu et même tout indiqué, tout analysé dans les guides.

M. DEL. — Vraiment ? Et les deux jeunes femmes qui remettaient si maladroitement leurs bas, à Villers, renversées sur le dos à chaque mouvement et riant comme des déesses ?

M. DESM. . Oui, c'était joli aussi, mais moins émouvant qu'à Honfleur.

M. DEL. — Plus excitant. Que ne fus-je un satyre en cette occasion !

M. DESM. — C'est un vœu qu'il n'est plus temps de faire, mon ami.

M. DEL. — Qui sait si le satyre n'eût pas été bien accueilli ? L'endroit était désert. Avec un peu d'audace...

M: DESM. — Une pièce d'or aurait peut-être suffi ?

M. DEL. — Ne me gâtez pas une illusion.

M. DESM. — En quoi ? Jupiter lui-même usait de ce moyen. L'or est un lest avec quoi on fixe les désirs féminin,, trop légers et instables.

M. DEL. — Oui, cela aurait pu faire, tout de même, une jolie fin de journée.

M. DESM. . La fin se trouve toujours. Et, au fait, ne la trouvâtes-vous pas ?

M. DEL. — Il est fâcheux que les chapitres de roman, dans la vie, se suivent d'une manière si illogique. Le même livre vous donne rarement l'exposition, le nœud et la conclusion.

M. DESM. — C'est peut-être notre logique qui est mal faite, et non la vie. Quand on est très jeune ou qu'on réfléchit moins, une idylle en deux tomes ne nous effraie pas. D'ailleurs, à cet âge, tous les tomes sont bons, même ceux que l'on commence par la fin.

M. DEL. — ...

M. DESM. — A quoi pensez-vous ?

M. DEL. — Je les verrai longtemps tirant maladroitement sur leurs bas couleur de sable...

M. DESM. — Couleur de sable ?

M. DEL. — Exactement.

M. DESM. — Je crois que vous rêvez. Les uns étaient rouges et les autres, noirs.

M. DEL. — Du tout les uns beiges et les autres jaune.

M. DESM. — Et voilà les souvenirs de voyage.

pp. 166-172.


XXVI [LXX]

1er octobre [1908].

Morale de Café-Concert.

M. DESMAISONS. — Cela sera toujours ainsi, mon ami. Chaque fois que l'on fait intervenir la morale, il advient quelque chose de très malpropre, de très triste, de très nocif. La vie des nations, des groupes, des individus est une lutte contre la morale, c'est-à-dire contre le poison. L'homme tend vers la liberté, et il ne peut accepter de discipline que celle qui lui assure, au prix d'un assujettissement passager, un exercice plus agréable et plus complet de ce bien suprême. Toute discipline qui n'est point fondée sur la liberté est caduque, et c'est pour cela que la civilisation a toujours réussi a surmonter les morales. Le jour où la morale triompherait, j'entends la morale chrétienne, vous auriez une société qui tomberait, avec une rapidité variable, en poussière ou en pourriture... Cependant, de quoi parlions-nous ? Il me semble que j'ai légèrement oublié notre point de départ.

M. DELARUE. — Oui, vous vous lancez volontiers dans les généralisations. Un fait, et vous voyez tous les faits possibles, leurs conflits nécessaires et l'irrésistible conséquence. Nous parlions du café-concert et des règlements nouveaux qui sont en train de condamner à la misère ou à la prostitution de carrefour quelques milliers de chanteuses fortes ou légères, surtout légères. Y êtes-vous ?

M. DESM. — On leur interdit, au nom de la morale chrétienne, la quête parmi les spectateurs.

M. DEL. — C'est cela même.

M. DESM. — Afin de préserver leur pudeur des pelotages furtifs et des trop précis compliments.

M. DEL. — Fort bien.

M. DESM, — Alors, cette ressource tarie, elles ont d'abord été enchantées, se disant : le tenancier de la boîte sera forcé de nous payer.

M. DEL. — Parfaitement.

M. DESM. — Et le patron a répondu : « Impossible, je n'ai pas d'argent et si je doublais le prix des boissons, personne ne viendrait plus. Alors, je ferme. »

M. DEL. — Nous y sommes.

M. DESM. — Et les petites chanteuses pailletées, les grosses aussi, demeurent sur le pavé, seules avec leur pudeur.

M. DEL. — Telle est la question.

M. DESM. — Mais la morale triomphe. Et quand la morale triomphe, il se passe des choses très vilaines.

M. DEL. — Le fil est renoué. Parfait.

M. DESM. — D'avoir repassé cette histoire, cela me l'a fait voir sous une autre lumière. Ne serions-nous pas en plein dans le temple de la Bêtise ?

M. DEL. — Cela se pourrait fort bien, car la pudeur des femmes de café-concert...

M, DESM. — Elles ont leur pudeur, comme toutes les femmes, comme toute les femelles, car c'est une loi de nature que la pudeur sexuelle, mais je ne pense pas qu'elles puissent être choquées d'un mot leste, puisque leur métier est d'en débiter, ni d'un jeu de main un peu appuyé, puisque leur rôle est précisément de pousser des paroles aux actes et même d'esquisser publiquement les gestes qui se poursuivront dans l'ombre. Si elles ne vivent pas nécessairement de faire l'amour, elles vivent de provoquer à l'amour. Elles sont la cantharide, qui se présente sous la forme d'un bonbon. On sait ce qu'il y a sous leurs paillettes et leurs papillons brodés, et d'ailleurs elles en cachent le moins possible. C'est un métier qui n'est point malhonnête, puisque c'est le métier même de la femme. Si la mondaine le fait avec plus d'élégance, la chanteuse de café-concert le fait avec plus de franchise et moins de préjugés. Que peuvent-ils attoucher, d'ailleurs, les buveurs qui frôlent l'étoile dédorée ? La baleine d'un corset, la jupe renforcée sur la hanche ? Ils mettent quelque monnaie dans la soucoupe, et cela est bien naïf. Quant aux mots qui se peuvent prononcer à cette occasion, on les connaît tous et je n'en vois pas un, même le plus vif, qui puisse choquer cette habituée des gaudrioles, Vous savez ce qu'on chante en ces endroits, vous vous souvenez des couplets que nous entendîmes au Havre ?

M. DEL. — Je me souviens même de la mâtine qui les lançait à un peuple ivre de luxure. Si celle-là avait fait la quête, la quête eût été tumultueuse.

M. DESM. — Cela allait loin, aussi loin de la morale qu'on peut le désirer, et c'était charmant.

M. DEL. — Oui, très agréable, vraiment.

M. DESM. — Et c'est dans ce monde chantant et ballant que l'on veut jeter cette grosse oursonne qu'on appelle la morale !

M. DEL. — Il y a un autre point de vue. On a dit que ces quêtes marquaient peu de dignité.

M. DESM. — Sans doute, et c'est le seul point presque défendable du règlement. Cependant, je crois qu'il faut laisser les personnes juges de la dignité de leurs propres actes, puisqu'il ne s'agit que de cela. Même en ces petites choses, ne touchons pas à la liberté. Et puis les usages sont presque toujours fondés sur une nécessité. Vous avez-vu le résultat de l'interdiction, quatre mille personnes dans la misère ? Cela est à considérer.

M. DEL. — A bien peu d'exceptions près, le spectacle qu'elles peuvent donner est si misérable ! Il vaudrait peut-être mieux, même au prix de quelques souffrances passagères, que les cafés-concerts, ou bien disparaissent, ou bien s'élèvent à quelque esthétique.

M. DESM. — Je suis de votre avis, pourvu que la question soit examinée en dehors de toute préoccupation morale.

M. DEL. — C'est entendu.

M. DESM. — Le café-concert est assurément très bas, mais il restera tel tant que, pour respecter sa destination, il laissera la prédominance au chant. Le chant qui n'est point parfait est une souffrance pour qui a un peu de goût. Des danses, même médiocres, seraient beaucoup moins pénibles, et quelques jolies filles, en robe diaphane, suffiraient même pour leur donner une petite valeur esthétique. Je crois que le nu, le nu chaste, voilé d'une gaze flottante, n'est jamais un mauvais spectacle. Il donne au peuple un respect de lui-même qui n'est pas sans avoir une valeur sociale. Le christianisme a vraiment trop enseigné le mépris du corps humain. II faut maintenant apprendre aux foules qu'il n'y a rien de plus noble, et, quand cela est beau, rien de plus beau. Le cinématographe déploierait ensuite l'image des grands spectacles de la nature et nous verrions peut-être diminuer l'empire malsain de la gaudriole. Mais chez le peuple, l'éducation de l'œil est très en retard sur l'éducation de l'oreille. Le bruit lui agrée et les couleurs le laissent insensible, ainsi que les formes.

M. DEL. — Deux choses surtout sont odieuses au café-concert : la grivoiserie et le sentimentalisme.

M. DESM. — Il n'y a de spectacles propres que ceux qui suscitent l'émotion ou l'admiration.

pp. 172-177.


XXVII [LXXI]

16 octobre [1908].

La carte d'Europe.

M. DESMAISONS. — Eh bien, voilà de bonnes nouvelles pour les géographes ?

M. DELARUE. — Quoi donc ?

M. DESM. — Justus Perthes exulte.

M. DEL. — Hein ?

M. DESM. — Et Schrader se gondole.

M. DEL. — ?...

M. DESM. — Vous ne comprenez pas ?

M. DEL. — Non.

M. DESM. — Vous savez pourtant que l'on va remanier la carte d'Europe.

M. DESL. — En effet. Les Balkans s'agitent.

M. DESM. — Mais sérieusement.

M. DEL. — Croyez-vous ?

M. DESM. — J'en suis certain.

M. DEL. — On nous a conté cette histoire si souvent !

M. DESM. — C'étaient des histoires de printemps. Aujourd'hui c'est une histoire d'automne. La situation est grave et les planches de cuivre sont déjà à la gravure.

M. DEL. — Et il va se passer ?

M. DESM — Une nouvelle édition des Atlas les plus en vogue.

M. DEL. — Profiteront-ils de l'occasion pour améliorer leurs médiocres cartes ?

M. DESM. — Je l'espère, mais la question n'est pas là.

M. DEL. — Cependant, c'est un point de vue.

M. DESM. — Je ne le nie point, cher ami, mais l'aspiration des peuples, les coupons des actionnaires, l'uniforme des douaniers, la couleur des drapeaux, comptez-vous ces choses pour rien ? On voit bien que vous n'êtes pas bulgare.

M. DEL. — Vous, employez des mots honnêtes. Merci.

M. DESM ! — Ils vont avoir un tzar.

M. DEL. — Les Bougres ?

M. DESM. — Précisément. Cela nous en fera deux, avec celui qui s'est fait bénir de ses nombreux peuples.

M. DEL. — C'est beaucoup.

M. DESM. — Oui, il semble qu'il y en avait assez d'un, de par le monde, mais cela fera tant de plaisir à Ferdinand.

M. DEL. — Soit, il ne faut pas trop contrarier les enfants. Je prévois cependant que dès qu'il sera tzar, Ferdinand aura envie de la Macédoine, et que cela fera de la peine aux Grecs, ces autres enfants. Comment sortirons-nous de là ? Et les Jeunes Turcs, qui tettent encore les mamelles de la liberté, va-t-on les laisser dépouiller ainsi ? Car l'Autriche s'en mêle, et la Serbie pourrait bien se jeter dans la danse, non moins que le petit Monténégro, si drôle avec ses grandes moustaches.

M. DESM. — Vous avez raison. Nous n'en sortirons jamais. Pourtant, de quoi parler ? Il est de notre devoir, comme à tout bon Français, de résoudre en quelques vives paroles la question d'Orient.

M. DEL. — C'est évident.

M. DESM. — Avez-vous acheté une carte du théâtre des opérations ?

M. DEL.— Pas encore.

M. DESM. — Hâtez-vous.

M. DEL. — Hélas !

M. DESM. — Cela veut dire?

M. DEL. — Que je n'arrive pas à m'intéresser bien cordialement à ces anecdotes orientales.

M. DESM. — Hélas !

M. DEL. — Vous non plus ?

M. DESM. — Pas beaucoup. Pourtant, cela nous change un peu de la question de l'antimilitarisme.

M. DEL. — Ils m'amusent, ces gaillards, avec leurs idylliques imaginations.

M. DESM. — Ils me navrent, car enfin leur bêtise est aiguë. Il ne s'agit point, à ce moment de l'histoire et, en ce qui nous concerne, d'être ou de n'être pas soldat. Il s'agit d'être soldat français ou soldat allemand.

M. DEL. — Sans doute, mais ne peut-on supposer que les antimilitaristes allemands...

M. DESM. — Il ne s'agit point de supposer. Pour admettre ce mouvement en France, il faudrait être certain qu'il se déroule en Allemagne un mouvement parallèle, aussi fort, aussi profond. En avez-vous la certitude ?

M. DEL. — Permettez, je ne prends point parti, j'observe, et je me dis seulement qu'il serait curieux que d'obscurs ouvriers eussent raison contre les politiciens patriotes.

M. DESM. — Je ne souhaite point de devenir allemand.

M. DEL. — Ni moi, je pense.

M. DESM. — Alors, soyons raisonnables. Vous iriez couper, vous, dans la fraternité des peuples ?

M. DEL. — Elle est désirable.

M. DESM. — L'histoire vous en donne-t-elle des exemples ?

M. DEL. — Il y a commencement à tout.

M. DESM. — Ne vous servez pas de ces trop commodes aphorismes, quand il s'agit précisément de faits strictement liés aux faits anciens et dont nulle force ne peut les disjoindre. Il n'y a de commencement à rien, et voilà la vérité, et c'est bien de l'orgueil à l'homme de vouloir rompre la chaîne des événements. Comme s'il n'en faisait point partie lui-même ! Notez que, par sentiment, je suis antimilitariste, mais je ne puis l'être par raison.

M. DEL. — Si tous les sentiments étaient universellement d'accord ?

M. DESM. — Cela ne suffirait pas encore à assurer la paix universelle. La situation du faible devant le fort sera toujours celle de l'agneau devant le loup. Il ne faut point tenter les appétits.

M. DEL. — Toutes les idées sont fécondes, disait Renan, hormis les idées raisonnables.

M. DESM. — Mais précisément l'idée de la paix universelle semble à ceux qui la professent une idée raisonnable.

M. DEL. — Mais vous jugiez qu'en réalité elle ne l'est pas, et c'est pour cela que vous la rejetez. Si vous acceptez le mot de Renan, vous êtes battu.

M. DESM. — Je ne crois pas que vous ayez cité Renan exactement. N'a-t-il point dit, plutôt : « Tout est fécond, hormis le sens commun, » Cela serait assez différent. Renan était trop attaché à la raison pour en faire si bon marché. Ensuite, les idées générales, même justes, ne me serviront jamais de guide. Je raisonne d'après les faits connus et vérifiés, non d'après des opinions. Renan, après tout, a peut-être dit là une bêtise ? Ce serait à voir.

M. DEL. — Le bon sens commun est plat. Il a le ventre creux. Il est eunuque.

M. DESM. — Oui, si vous entendez par sens commun la moyenne des opinions. Non, si vous lui attribuez la signification de raison humaine.

M. DEL. — C'est ici comme de la question d'Orient, nous n'en sortirons jamais.

M. DESM. — J'en ai peur.

M. DEL. — Retournons à la carte d'Europe.

M. DESM. — C'est cela, et vous y trouverez de beaux arguments pour la paix universelle.

M. DEL. — Comment cela ?

M. DESM. — En comparant de siècle en siècle la place des peuples et des frontières.

M. DEL. — Cela c'est le passé, et je songe à l'avenir.

M. DESM. — Vous aussi ?

M. DEL. — Quand il fait beau temps.


XXVIII [LXXII]

1er novembre [1908].

Education.

M. DELARUE. — C'est une belle chose que la géographie, je l'avoue ! Ainsi, tenez, j'ai passé toute une matinée sur les cartes d'un atlas historique, et cela m'a plus instruit que tous les livres. Avec un tel atlas, on n'apprend pas l'histoire, on la voit. Pourquoi ne l'enseigne-t-on pas d'après cette méthode dans les collèges, les écoles ?

M. DESMAISONS. — Hein ?

M. DEL. — Ai-je émis une idée déraisonnable ?

M. DESM. — Tout à fait déraisonnable.

M. DEL. — Ah !

M. DESM. — C'est ainsi.

M. DEL. — Expliquez-vous.

M. DESM. — Mon ami, si l'on enseignait d'après des méthodes sensées, non seulement la géographie, mais tout le reste, le cycle des études secondaires serait complet en cinq ou six ans. Que deviendraient les professeurs, que deviendraient les parents, si les lycées ne renfermaient plus aucun enfant de plus de quatorze ans ? Vous voulez donc révolutionner à la fois la famille et l'Université ?

M. DEL. — Je ne comprends toujours pas.

M. DESM. — Croyez-vous, par hasard, que les programmes, les célèbres programmes, aient jamais été rédigés pour les enfants ?

M. DEL. — Cependant...

M. DESM. — Croyez-vous que ce soit pour leur bonheur que les enfants sont clos pendant huit ou dix ans dans les internats ?

M. DEL. — Cependant...

M. DESM. — Les familles n'ont guère qu'une idée : se débarrasser de leurs enfants le plus tôt et pour le plus longtemps possible. L'Université, profitant de ce bon vouloir, rédige un programme de huit, dix, douze ans. Elle en rédigerait de cinquante ans, si l'on si prêtait un peu. N'est-elle pas arrivée déjà à maintenir sur les bancs, oui, sur les bancs, jusque vers la trentaine, plus ou moins, les candidats aux plus hauts grades ? Les méthodes lentes, confuses, sont merveilleusement adaptées à un pareil système. Avez-vous admiré, puisque vous parlez de géographie, qu'il y ait des géographies pour la huitième, la septième, la sixième et ainsi de suite jusqu'à ce que les écoliers, ayant décidément la barbe et les idées trop longues, on se décide à les lâcher par les brasseries ? Que de géographies ! J'en ai vu la collection. C'est admirable. La première année on apprend ce que c'est qu'une île, ce que c'est qu'un volcan. M. Foncin ne dévoile qu'à bon escient le Vésuve et il faut voir les précautions raffinées avec lesquelles il lâche successivement les cinq parties du monde ! Il est un âge pour apprendre l'existence de l'Amérique et un autre auquel, sans danger, on peut acquérir la notion de l'Asie. Songez qu'il existe des livres de géographie ainsi énoncés : L'Europe sans la France !

M. DEL. — Enorme !

M. DESM. — Pratique. M. Foncin sait bien ce qu'il fait, et tous les autres Foncins, car ils pullulent, cette méthode du découpage géographique étant à la fois aisée et lucrative. La France, c'est pour l'année suivante. On obtient alors la France sans l'Europe. Plus tard on essaie de rassembler les morceaux du jeu de patience, on les recolle comme on peut. Notez que l'histoire s'enseigne à côté, de sorte qu'on obtient une géographie abstraite, vide de tout contenu historique ou stable, et une histoire qui ne se passe nulle part, qui évolue dans les espaces infinis.

M. DEL. — Ils n'ont pas l'esprit très synthétique.

M. DESM. — Non, pas beaucoup. Mais croyez qu'ils ne songent ni à l'analyse, ni à la synthèse. Ils suivent le programme, et le programme est ordonné pour satisfaire les familles. Elles le sont, dès que débarrassées de leur progéniture, elles savent aussi qu'on occupe sa jeune activité à d'honorables et innocentes études.

M. DEL. — Vous n'exagérez pas un peu ?

M. DESM. — Je généralise voilà tout. Mais l'examen des exceptions empêche de résoudre les problèmes. Et c'est encore un problème que nous allons résoudre, n'est-ce pas ?

M. DEL. — Quel problème ?

M. DESM. — Celui de l'éducation.

M. DEL. — Oh ! non, je vous en prie.

M. DESM. — Il est pourtant fort à la mode.

M. DEL. — Cela m'est égal.

M. DESM. — Il est fondamental.

M. DEL. — Je n'en doute pas, mais...

M. DESM. — L'avenir de la patrie en dépend.

M. DEL. — Croyez-vous ?

M. DESM. — On le dit.

M. DEL. — Dans ce cas, je me résigne. Il ne sera pas dit que je me serai dérobé à l'étude...

M. DESM. — A la solution.

M. DEL. — A la solution d'un problème dont dépend l'avenir de la France.

M. DESM. — A la bonne heure.

M. DEL. — Commencez, cher ami.

M. DESM. — Après vous, cher ami.

M. DEL. — Hein !

M. DESM. — Quoi donc !

M. DEL. — C'est que je n'ai pas beaucoup d'idée sur la question.

M. DESM. — Moi, j'en ai une.

M. DEL. — Bravo ! Dites.

M. DESM. — Eh bien voilà. Le premier article de mon programme serait la suppression pure et simple de tous les livres élémentaires. Si j'avais un enfant à instruire et qu'il sût lire et, qu'il s'agisse par exemple de l'histoire de France, je le lancerais tout d'abord dans Michelet. Je ferais soigneusement abstraction de tous les manuels de première, deuxième, troisième années, de tous ces petits guide-âne dont les auteurs, pour se mettre à la portée des intelligences enfantines, font assaut de puérilité. Il se trouverait, à sa première rencontre, face à face avec un grand écrivain, un grand évocateur des civilisations, et je crois que mon élève garderait éternellement le souvenir de cette confrontation avec le génie. Quoi, j'ai à mes ordres, comme éducateurs, les éducateurs même de l'humanité, et j'irais choisir des régents de collèges aux idées étroites, au style humble, aux manières douteuses ?

M. DEL. — Mais votre enfant comprendrait-il Michelet ?

M. DESM. — Pourquoi pas ? Il comprend bien Jules Verne. Il comprend bien Walter Scott. J'ai lu, à huit ans, des Chroniques de l'histoire de France que je n'ai jamais relues, et j'en vois encore tous les personnages. Il y avait, il est vrai, des images. J'approuve les images, j'en voudrais beaucoup, et des plus belles, des plus exactes.

M. DEL. — II y a du vrai, dans ce que vous dites. Et puis, comprendre ! On apprend à comprendre.

M. DESM. — C'est peut-être même tout le bénéfice d'une bonne éducation.

M. DEL. — On ne retient bien que ce qu'on a appris à la fois difficilement et avec passion.

M. DESM. — C'est pourquoi il faudrait proscrire le livre élémentaire, le livre qui prépare d'avance toutes les bouchées. Il faut mordre à même le pain.

M. DEL.— Savez vous que c'est une idée, cela une vraie idée ?

M. DESM. — Je l'espère bien, et qu'elle n'en restera pas là.


XXIX [LXXIII]

16 novembre [1908].

L'aérobus.

M. DESMAISONS. — Alors, vous aussi, vous voulez aller « dans le ciel » ?

M. DELARUE. — Pourquoi pas ?

M. DESM. — En quoi serez-vous « dans le ciel », quand vous traverserez l'air à cinquante mètres de hauteur ?

M. DEL. — Mais il me semble...

M DESM. — Y serez-vous plus qu'au sommet de la Tour Eiffel ?

M. DEL. — Non sans doute comme hauteur, mais comme liberté, comme allégement, oui.

M. DESM. — Je le veux bien. On ne conteste pas des sensations, surtout quand elles sont imaginaires, quand elles sont futures. Mais après ?

M. DEL. — Après, je ne sais pas. On volera. N'est-ce point quelque chose ?

M. DESM. — Cela peut amuser une fois ; ensuite on s'y fera et cela semblera banal, ou énervant. Croyez-vous que M. Wright s'amuse beaucoup ?

M. DEL. — Cela ne doit pas être très drôle de tourner en rond autour d'un champ, mais quand il voudra s'élancer à travers les espaces, quelle ivresse !

M. DESM. — Voyons, prenez-vous l'invention au point de vue pratique ou au point de vue théorique ?

M. DEL. — Je ne suis nullement mécanicien. Je me mets au seul point de vue pratique, et je me réjouis d'être bientôt affranchi de la terre et de ses bruyants et sales moyens de locomotion.

M. DESM. — Vous êtes plaisant.

M. DEL. — Et pourquoi donc ? Vous devez être de ceux qui ont nié l'avenir de l'automobilisme.

M. DESM. — Certes, et qui le nient encore.

M. DEL. — Vraiment, c'est trop fort !

M. DESM. — Mon cher, considéré comme un auxiliaire du chemin de fer, l'automobile est un petit progrès, qui n'est point, dans tous les cas, sans valeur. Considéré en soi, c'est un recul. La grande limousine, que vous voyez passer avec envie, c'est la berline de voyage du temps de M. de Talleyrand. Berline rapide, mais berline. L'autobus, que vous voyez également passer, mais sans envie, je pense...

M. DEL. — En effet.

M.DESM. — C'est, à la ville, l'ancien omnibus, encore un peu moins confortable ; c'est, à la campagne, la vieille diligence gravissant les côtes avec plus d'entrain. L'automobile eût été un progrès social en 1820 ; après les chemins de fer, c'est une régression.

M. DEL. — Si vous le prenez ainsi, je ne dis pas. Mais l'utilité sociale est-elle tout ?

M. DESM. — A peu près, car il y a bien des chances pour qu'elle soit aussi l'utilité individuelle. Profitez-vous beaucoup des limousines de quarante chevaux ?

M. DEL. — Je les connais de vue.

M. DESM. — Les possesseurs de ces limousines profitent-ils aussi des chemins de fer ?

M. DEL. — Assurément.

M. DESM. — Concluez.

M. DEL. — II est certain que le chemin de fer est social et que l'automobile est particulariste.

M. DESM. — C'est tout à fait cela. Eh bien, l'aéroplane sera encore bien plus particulariste que le chemin de fer. Le nombre de ses passagers sera toujours très limité.

M. DEL. — Je le crois aussi.

M. DESM. — Mais je vous concède l'aérobus à cent kilomètres à l'heure et à quatre ou cinq passagers.

M. DEL. — Fichtre ! Je n'en demandais pas tant.

M. DESM. — Attendez la suite, c'est-à-dire, calculez vous-même ce qu'il faudra d'aérobus pour transporter du Havre à New-York les trois cents passagers de luxe qu'emporte un grand transatlantique.

M. DEL. — Inutile.

M. DESM. — Comprenez donc que l'aéroplane ne sera qu'un nouveau privilège accordé aux riches. Invention mécanique très belle, mais dans la pratique, si elle l'atteint jamais, invention anti-sociale.

M. DEL. — Faudrait-il donc arrêter toutes les inventions qui ne doivent pas être d'une utilité universelle ?

M. DESM. — Je n'ai rien dit de tel. Je conseille seulement au peuple, dont nous sommes par la médiocrité de nos ressources, de ne pas s'enthousiasmer pour une merveille dont il ne connaîtra jamais que par ouï-dire les beautés. Je conseille aussi à ceux qui écrivent de ne pas laisser croire que cinq ou six milliers d'aéroplanes filant au-dessus de l'Europe puissent faire changer une cheville au vieux bateau de la civilisation. Au point de vue du bonheur humain, qui est le mien, l'avenir aéroplanique me semble tout à fait insignifiant. Et même si les plus chimériques rêves des Jules Verne, des Wells et des Robida se trouvaient accomplis, nous aurions toujours à vivre la même vie. Si une invention mécanique doit un jour bouleverser le monde, elle ne point pas encore.

M. DEL. — Tout ce que vous dites est raisonnable, mais ne m'enlève rien de mes illusions. Laissez-nous nous amuser, que diable !

M. DESM. — Oui, je me sens quelquefois trop raisonnable. Je ne participe pas assez aux rêveries populaires. Mon organisation physiologique fait que je vis mal dans l'avenir. Le présent est pour moi tout ; il contient le passé aussi bien que le futur et ce qui fut ne m'intéresse, ni ce qui sera, qu'autant que mon présent n'en est point troublé. Avec vos plaisirs futurs, vous me gâtez mes plaisirs de la minute. J'ai besoin de vivre au moment le meilleur de la civilisation, et vous venez me dire que ce moment gît dans les temps que je ne verrai pas !

M. DEL. — Quel égoïsme !

M. DESM. — Cher ami, c'est avec de solides égoïstes qu'on fait les solides nations, et les humanités heureuses sont celles qui accomplissent leurs vies sans se soucier des lointaines possibilités. Il n'est pas nécessaire que tout le peuple soit en état de constante insurrection intellectuelle. Un boulanger suffit pour mille habitants, qui n'ont qu'à manger le pain et n'ont pas besoin de savoir comment il se fait. Les inventions à grand fracas, quand elles se multiplient trop, compromettent l'équilibre humain. On s'habitue à vivre dans le devenir, qui est presque toujours l'impossible, et la beauté du présent échappe aux sensibilités trompées, qui la dédaignent. Sans doute, il faut, à moins de déchoir, que l'humanité travaille à se surmonter sans cesse, mais ni tout le monde n'est appelé à ce labeur, ni tout le monde n'est même appelé à le comprendre. C'est pourquoi, les nouvelles quotidiennes de l'aéroplanie surexcitent les cervelles populaires sans aucun résultat pour elles qu'une fièvre vaine. J'entendais l'autre jour blâmer violemment l'Etat de racheter les chemins de fer de l'Ouest au moment où les aérobus allaient rendre les chemins de fer ridicules et surannés. Un journaliste, d'ailleurs, lui donnait raison le lendemain en publiant sérieusement un tableau des distances aéroplaniques. Lyon, mon cher, est à 6 h. 30 de Paris en aéroplane et Toulouse à 9h. 35. Hein ?

M. DEL. — Des mots en l'air.

M. DESM. — En effet, des mots en l'air, des mots en l'air.


XXX [LXXIV]

1er décembre [1908].

Les Patries.

M. DESMAISONS. — Vous avez eu peur de la guerre, ces temps derniers ?

M. DELARUE. — Un peu, je l'avoue.

M. DESM. — Des gens affirment qu'elle est inévitable, et qu'un jour ou l'autre...

M. DEL. — Ne me dites pas cela.

M. DESM. — Enfin, vous croyez-vous entré dans l'ère de la paix universelle et définitive ?

M. DEL. — Non, il n'y paraît pas. Cependant...

M. DESM. — Cependant vous espérez.

M. DEL. — Cependant j'espère.

M. DESM. — Oui, c'est un système.

M. DEL. — Ce n'est pas un système, c'est un sentiment.

M. DESM. — Aïe !

M. DEL. — Je suis égoïste, donc pacifique.

M. DESM. — Je vous sais encore gré de ne point dire pacifiste.

M. DEL. — Puisqu'il s'agit d'un sentiment et non d'un système.

M. DESM. — En effet.

M. DEL. — J'espère, je désire, voilà tout.

M. DESM. — C'est inoffensif.

M. DEL. — Cela ne signifie pas que je sois dénué de toute agressivité.

M. DESM. — Je ne le sais, je vous connais. Vous êtes capable de rendre les coups qu'on vous porte et même de frapper le premier.

M. DEL. — Quand on m'énerve, oui.

M. DESM. — Et vous appelez cela être pacifique ? Tolstoï vous convaincrait aisément d'incohérence. Le vrai pacifique reçoit les coups sans les rendre et supporte selon sa qualité, c'est-à-dire pacifiquement, les injures les plus humiliantes, les provocations les plus cruelles.

M. DEL. — Je ne suis point au-dessus de la nature humaine, ni au-dessous. Que diable ! Je réagis.

M. DESM. — Alors, vous avez approuvé l'attitude de M. Clemenceau ?

M. DEL. — Entièrement.

M. DESM. — Vous êtes donc patriote ?

M. DEL. — II le faut bien.

M. DESM. — Cela n'est pas nécessaire. Vous auriez du contraire d'illustres exemples.

M. DEL. — Et vous ?

M. DESM. — Voyez-vous, l'agressivité !

M. DEL. — Enfin, répondez.

M. DESM. — Heu ! Heu !

M. DEL. — C'est-à-dire ?

M. DESM. — Le mot me gêne. On a l'air de vouloir reprendre l'Alsace-Lorraine pour en faire cadeau à M. Barrès. Les patriotes ont tué le patriotisme. Ils ont fait pis, ils l'ont rendu ridicule. Tels les gens qui louangeant la vertu à tout propos, la font prendre en dégoût. La vertu n'est belle que si on n'en parle pas. La chasteté n'est chaste que dans le silence. L'amour n'est grand que dans l'inconscience de sa grandeur. Ils ont fait du patriotisme une profession, et ils s'étonnent que d'autres, à leur tour, en aient fait une de l'anti-patriotisme ? Je les renvoie dos à dos. Je ne marche ni avec les uns, ni avec les autres.

M. DEL. — Voilà qui est bien dans votre caractère.

M. DESM. — Détrompez-vous. J'ai toujours une opinion quand il s'agit d'une question positive.

M. DEL. — Alors ?

M. DESM. - J'ai un sentiment très vif de ma nationalité.

M.DEL. — C'est jouer sur les mots.

M. DESM. — Je réponds comme vous : Il le faut bien.

M. DEL. — Expliquez-vous.

DESM. — Mon cher ami, nous ne connaissons la plupart des choses que par des mots qui les expriment ou qui les qualifient. Or, les mots s'usent, se détériorent, se déconsidèrent, s'encanaillent, et notre connaissance suit la même pente que les mots eux-mêmes. Donc, pour maintenir un équilibre constant entre les mots et les idées, il faut, de temps à autre, renouveler le matériel du vocabulaire. Quelquefois le mot nouveau sera inférieur à l'ancien en beauté verbale ; quelquefois même il nous paraîtra presque barbare. N'importe, il faudra faire violence à notre délicatesse et l'adopter franchement, au moins dans la conversation et les littératures cursives. Le mot nationalité a d'ailleurs un avantage sur le mot patrie, c'est qu'il est purgé de tout contenu sentimental. Etre Français, Anglais, Italien, c'est participer à un état de fait qui peut être considéré pratiquement comme inébranlable. Il suffit d'exprimer une de ces qualités évidentes pour parer à toute contradiction. Nous rétablissons du coup l'égalité entre patriotes, non-patriotes ou anti-patriotes. Les uns et les autres vivent dans une nationalité comme dans une peau, dont leurs discours ne peuvent modifier ni le grain, ni le poil, ni la couleur.

M. DEL. — Ceci me plaît, cher ami. Franchement, ceci me plaît. Je respire mieux. Je commence à comprendre pourquoi, tout en répugnant à l'anti-patriotisme, j'avais un peu honte d'être patriote. Mais il est souverainement vrai que je suis Français. C'est mon état. Je le suis comme on fait partie d'une variété zoologique. Le pigeon pattu n'est pas le pigeon bagadais, et le colombin n'est pas biset.

M. DESM. — C'est bien cela. Et quant au patriotisme, ce n'est plus que le désir obscur du colombin de préserver dans sa colombinerie ou la volonté du biset de demeurer dans sa bisetterie. Nous sortons de la catégorie sentimentale pour entrer dans la catégorie scientifique.

M. DEL. — La politique internationale devient une branche de la zoologie...

M. DESM. — Sur laquelle on consulterait avec plus de fruit M. Trouessart que M. Jaurès.

M. DEL. — Et quand M. Jaurès, pigeon à grosse gorge, veut nous prouver qu'il n'est point du tout cela, point du tout pigeon à grosse gorge, mais pigeon européen, pigeon humanitaire, pigeon abstrait, il nous fait rire et nous le renvoyons au livre de pigeonnerie où ses qualités sont décrites et consignées.

M. DESM. — Et le pigeon combattant qui se cambre et va roucoulant : "Moi, je suis le pigeon combattant ! Moi, je suis le pigeon combattant !" nous le prions de se taire, en lui faisant observer qu'il ne nous apprend rien de nouveau, que sa chanson est bien monotone et qu'il nous fait l'effet, non d'un combattant, mais d'un coucou !

M. DEL. — Coucou !

M. DESM. — Vous vous amusez ?

M. DEL. — Enormément. Cette manière de regarder la vie m'enchante. Pauvres pigeons pattus, mais vous êtes pattus à tout jamais, pattus sans rémission, pattus sans espoir. Le seul moyen pour vous de ne plus être pattus, tout en le restant jusqu'à la dernière heure, c'est de consentir à passer sous la meule des gésiers adverses, milans ou gerfauts. Le voulez-vous bien ? Non ? Alors soyez pattus, pattus, pattus, pattus.

M. DESM. — L'individu, dit Spinoza, retient sa nature, qu'il se meuve ou reste en repos.

M. DEL. — C. Q. F. D.


XXXI [LXXV]

16 décembre [1908].

La Dame du drame.

—M. DESMAISONS. — Non, je vous en prie.

M. DELARUE. — Nous finirons toujours par y arriver, allez.

M. DESM. — Pourquoi donc ? Dix autres questions peuvent nous retenir.

M. DEL. — Vraiment ?

M. DESM. — Nous avons les Balkans, le brouillard, les retraites ouvrière, plusieurs catastrophes.

M. DEL. — Cela ne me dit rien.

M. DESM. — Vous êtes difficile.

M. DEL. — Voyons, qu'en pensez-vous ?

M. DESM. — Je n'y ai pas réfléchi un seul instant.

M. DEL. — Nous y sommes.

M. DESM. — Je n'entrerai pas.

M. DEL. — Trop tard. Je vous tiens.

M. DESM.— Et le prix Goncourt que j'oubliais ! L'aviez-vous lu ?

M. DEL. — Il s'agit bien de cela.

M. DESM. — Vous ne goûtez pas M. de Miomandre ?

M. DEL. — Beaucoup, mais là n'est point la question.

M. DESM. — J'ai reçu de mon libraire quelques livres bien intéressants. Tenez, voici Science et Méthode, de M. Poincaré, où il y a toutefois plus de science que de méthode. Cela ne vous dit rien ? Préférez-vous un poème champêtre ? En voici un fort beau, de Marie Dauguet, les Pastorales. Je vais vous en lire un peu. Cela dissipera le brouillard. Non ? Voici donc des contes que recommande tout d'abord un pastel de Willette. Voyez, c'est galant. Aimez-vous l'histoire ? Voici celle des Pingouins, œuvre posthume, [incommensurablement posthume] du capitaine Gulliver.

M. DEL. — Que pensez-vous de Mme Steinheil ?

M. DESM. — Encore ?

M. DEL. — L'auriez-vous aimée ?

M. DESM. — Sérieusement, cher monsieur Delarue, attendons la fin de l'histoire pour en discourir. Sans cela nous dirons force bêtises, et dans quinze jours nous serons près de mourir de honte.

M. DEL. — Et M. Steinheil ?

M. DESM. — Oui, de celui-là on peut parler. Le poème médiocre de ses gestes est heureusement clos.

M. DEL. — Heureusement ?

M. DESM. — Mais il me semble qu'en tout cela ce fut le seul coupable.

M. DEL. — Et vous ne vouliez pas parler !

M. DESM. — Vous savez que, jadis, un certain jadis que je préciserais, si vous vouliez, les maris trompés, scilicet les cocus, éveillaient peu de sympathie chez la foule barbare, dénuée de tout romantisme. La loi punissait les femmes et le peuple punissait les hommes. On les hissait tout nus et face à la croupe sur un baudet dont ils devaient tenir la queue en mains. Alors la promenade expiatrice commençait, cependant que les bonnes gens, dans leur rustique logique, flagellaient joyeusement la victime conjugale. Et c'était très bien.

M. DEL. — C'était fou.

M. DESM. — C'était juste. L'homme est toujours responsable de l'adultère de sa femme. Il est coupable de n'avoir pas su se faire aimer, coupable encore plus de s'être fait détester, coupable finalement au dernier degré s'il se fait assassiner. Mais comme, dans ce cas, il a expié un peu durement, il convient de ne pas insister. C'est le moment de le plaindre et de célébrer les vertus par la vertu desquelles il fut si bête. Voilà donc M. Steinheil. Il a quarante ans, une santé modérée dans une apparence chétive ; aucune fortune, aucun talent, aucun avenir, et il se met en tête d'épouser une belle fille de dix-huit ans dont la sensualité future se lit certainement dans la fausse candeur des yeux baissés ! Tant de fatuité appelle le châtiment. Notez qu'il emmène sa femme à Paris et qu'il la livre à toutes les tentations. Alors, le dilemme : ou elle résistera à ces tentations et elle sera malheureuse ; ou elle succombera, et c'est le mari dont le malheur est inévitable. Mais elle, ignorante de la vie, a agi loyalement. Elle a donné ce qu'elle possédait, elle-même, attendant en retour les dons qu'on lui a promis. Lui, après avoir tout pris, n'a presque rien à offrir en échange. Dès ce moment, le tragique commence à entrer dans le ménage. La seule chance de l'homme, c'est que la femme ait été élevée dans l'esprit de sacrifice, qu'on l'ait pétrie en esclave, qu'elle se résigne, enfin. Mais pourquoi se résignerait-elle ? Allez-vous défendre, maintenant, cette détestable tradition qui rejette sur la femme tout le fardeau de la vie conjugale ?

M. DEL. — Mais je ne dis rien, cher ami. J'écoute bien tranquillement.

M. DESM. — Les hommes trouvent cela tout naturel. Vous en avez vu, dans la vie, de ces créatures auxquelles tout plaisir est interdit. N'avez-vous pas ressenti pour elles quelque pitié ?

M. DEL. — Sans doute. Pourtant, je n'aurais pas osé leur conseiller, pour sortir d'embarras, la méthode un peu brutale de l'impasse Ronsin.

M. DESM. — Il vaut mieux n'en pas arriver là, c'est évident, et d'ailleurs on y arrive rarement — et nous ne savons pas encore s'il y a là autre chose qu'une lugubre coïncidence. Ce que je voudrais vous faire comprendre, c'est que, même dans ces cas extrêmes et tragiques, le crime est partagé, parce que la victime l'a déterminé par une faute initiale.

M. DEL. — Votre logique est un peu sombre.

M. DESM. — Elle est gênante, parce qu'elle déplace les responsabilités. Je tiens d'ailleurs à ce que vous sachiez bien que je n'en pose que le principe. L'application que j'en fais, sur votre insistance, cher ami, à l'affaire Steinheil, est des plus timides. C'est une communication. Il se peut que les faits soient tels que je les ai présentés, et dans ce cas j'ai raison. S'ils sont différents, ou s'il y avait en cette femme une perversité native, une malice originelle, comme disent les théologien, ma logique ne sert plus à rien. Cela n'excuserait pas, d'ailleurs, le malheureux peintre qui fut, dès la première heure, un trompeur...

M. DEL. — Il fut pris de passion.

M. DESM. — C'est une explication, et pas une excuse.

M. DEL. — Pourquoi n'a-t-elle pas divorcé ?

M. DESM. —Et s'il ne s'y est pas prêté, lui ? Si, après avoir aimé cette femme d'une passion inconsidérée, il l'aimait encore d'une passion sénile ?

M. DEL. — Ou intéressée.

M. DESM. — Vous me donnez un argument, cher ami. Avouez que, dans ce cas, il serait encore un peu moins intéressant.

M. DEL. — Hé ! Je vois que vous avez encore vos petits préjugés.

M. DESM. — Celui-là est tenace en moi, je le reconnais. Mais je reconnais, comme vous, que ce n'est qu'un préjugé. Je le détruirais facilement par le raisonnement.

M. DEL. — Mais le sentiment persisterait.

M. DESM. — Je le crains.

M. DEL. — A quoi tient-il ? Quelles sont ses vraies racines ?

M. DESM. — L'orgueil du mâle. L'homme veut donner, parce qu'il veut dominer. Mais quand l'esprit de domination a capitulé, l'orgueil de donner perd vite de sa force.

M. DEL. — Et l'on reçoit assez facilement.

M. DESM.— Sans même s'inquiéter de la source.