372

Violettes.

385

Jules Renard ou les apparences.

390

La Pluie.

391

[1er août 1910]

En route. — Les vacances de l'homme de lettres ne ressemblent pas à celles de tout le monde. Il emporte des feuillets blancs qu'il lui faut, en route, noircir. Il voudrait monter en chemin de fer ou en bateau, regarder des paysages ou le mouvement des vagues, mais l'heure est venue de s'enfermer dans la mauvaise auberge, dans celle où l'on demande de quoi écrire. L'encre magique dort au fond d'une malle, où il n'a point le courage d'aller la réveiller et le voilà, avec des instruments de hasard, attablé, sur une table mal d'aplomb à sa tâche. Que les choses lui paraissent lointaines et comme il s'en désintéresse ! Elles n'ont plus de couleur, il ne les voit plus, une brume voile la vie publique. Est-ce qu'il se passe des choses, vraiment en dehors de celles où il participe immédiatement ? II ne le croit pas, cherche encore, désespère et remet la suite de ses écritures à une prochaine escale.

p. 185-186

392

[1er août 1910]

Empoisonneuses. — L'empoisonneuse est toujours une menteuse. Son état l'exige, car c'est un état qu'elle exerce, et il est bien rare que, derrière un empoisonnement découvert, on n'en pressente pas quelques autres, souvent toute une série. Cet état donc demande une dissimulation de tous les instants : il est des vies d'empoisonneuses qui semblent, à cause de cela, d'une extrême complication romanesque. Pour que leurs combinaisons réussissent, il ne faut pas qu'elles se permettent la moindre distraction ni que leurs actes prêtent à quelque soupçon d'originalité. C'est le plus difficile, car elles sont également portées au vol. Marie Lafarge, avant d'exercer ses talents d'empoisonneuse, dérobait volontiers les bijoux de ses amies et elle le faisait si joliment qu'on n'osa l'en accuser que beaucoup plus tard, après son crime avéré. Avéré ! Non, car il y a encore des partisans de son innocence. Elle mentait si habilement, si doucement, avec un tel air de victime ! Qui ne connaîtrait sa vie que par les Heures de prison la prendrait pour une martyre, seulement assez ennuyeuse. L'empoisonneuse que l'on vient de juger ne trompera personne, elle est trop bête, mais son système de défense est nécessairement le même que celui de Marie Lafarge, le mensonge, seulement manié avec grossièreté, tandis que l'héroïne du Glandier était fort doucereuse et fort subtile. Mais Marie Bourette est plus caractéristique encore de la psychologie de l'empoisonneuse, en ceci, qu'on ne voit pas bien l'intérêt capital de ses expériences criminelles. Elles eussent réussi qu'elles ne pouvaient lui apporter que des satisfactions négatives. C'est une monomane et, par conséquent, étant donnée la qualité de ses plaisirs et de ses vengeances, une personne fort dangereuse.

p. 185-187

397

[16 août 1910]

Observation de fourmis. — Dans un jardin, un châssis, en cette saison découvert, formé de quatre murs de briques et empli de pots de fleurs et de boutures. Vers un des coins intérieurs des murs hauts de 4o à 5o centimètres, je remarque un petit tube de terre demi-circulaire agencé sur la paroi et un peu incliné. J'ignore de quel insecte ce tube extrêmement friable peut être l'œuvre ; il semble pour le moment faire communiquer la fourmilière située à l'intérieur des murs et l'extérieur. Mais, chose curieuse, les fourmis qui en émergent vers le sommet du mur de briques disparaissent toutes dans une fente de la maçonnerie. On n'en voit aucune en dehors du châssis. Mais je néglige cela. Voici l'observation. Je détruis le tube ou conduit, appliqué au mur, et les fourmis, tant montantes que descendantes, ne semblent pas s'apercevoir de la destruction, elles vont et viennent en suivant exactement la place du tube détruit, et cela avec une rapidité extrême. Ce couloir inexistant continue d'exister pour elles ; comme avant, elles disparaissent au bout du tube qui n'est plus, dans la fente du mur, entre deux briques, ou bien elles émergent de cette fente pour rentrer à la fourmilière, en suivant strictement la trace de l'ancienne galerie. J'ai cru observer que celles qui descendaient marchaient beaucoup plus vite que celles qui montaient, mais ce n'est sans doute qu'une illusion. L'important, c'est que, existant ou détruit, le tube était l'unique chemin des fourmis, à l'aller et au retour. Peut-il être une construction des fourmis ? C'étaient des noires ou des noires cendrées. Ma brève observation a été interrompue par la pluie, et je n'ai pu la reprendre. Ce qui m'avait le plus intrigué, c'était la galerie, dont le diamètre pouvait avoir quinze millimètres. Je n'en ai jamais vu de pareille. Il est vrai que je ne suis qu'un observateur bien intermittent.

p. 195-196

398

Aéroplanes.

400

[16 septembre 1910]

Académie Goncourt. — La lettre anonyme n'est pas un incident très rare dans la vie d'un homme qui a quelque notoriété, possède une jolie femme, cultive un vice secret ou détient quelque fortune. Même, chacun par quelque côté faisant toujours envie à son voisin, il n'est personne, très probablement, qui ne soit à l'abri de ce genre de plaisanterie. L'écrivain est soumis à une lettre anonyme spéciale, celle du moraliste, du chrétien, du donneur de conseils, tous gens qui vous veulent du bien et ne demandent qu'à vous estimer, le jour où vous serez de leur avis, qui est celui de tous dans leur clan, leur église, leur groupe. Cette sorte de lettre anonyme n'est pas tout à fait méprisable. C'est une voix naïve qui sort de la foule et qui est peut-être lâche, mais non malfaisante. On y sent quelquefois l'injure, très rarement l'envie.

Après tout, c'est un moyen pour les paresseux ou les impuissants d'avoir leur part, très petite, d'action sur la portion du monde où ils ont mis leurs intérêts. Le bulletin de vote aussi est, dans son laconisme, une lettre anonyme.

Donc, il y a quelques semaines, je donnais à Paris-Journal un article où je m'amusais à montrer l'usage nouveau que l'on pourrait faire des romans pour bien contrebalancer leurs qualités, genres et défauts, selon les tempéraments des lecteurs et les faire servir à une sorte de psychothérapie (comme dit Barrès). Naturellement, j'avais pris les exemples un peu tels qu'ils me venaient d'après mes souvenirs ou mes plus récentes lectures et sans préoccupations réellement méthodiques. Dans les noms des romanciers cités avec prédilection revenait le nom de M. Mirbeau : c'est que j'avais en voyage, peu de jours auparavant, relu l'Abbé Jules, et j'avais tiré un grand plaisir de sa verve originale, de sa large satire à la Daumier. Il m'aurait fallu de bien grands griefs contre M. Mirbeau pour ne point citer son nom et ce roman, et au contraire je n'ai pour lui que des sentiments d'amitié toujours vive, quoique lointaine.

D'autre part en divers journaux, et des plus inattendus, on posa ma candidature à la succession de Jules Renard, ce dont je fus d'autant plus touché que cela avait été fait à mon insu. Or, rapprochant ces deux faits avec une perspicacité rare, un anonyme me gratifia d'une coupure de Paris-Journal, où il avait bien voulu crayonner en lettres majuscules ces ceux mots : O CANDIDATURE ! O BASSESSE ! Voilà certes un jugement péremptoire et qui mérite de ne pas rester secret. Il est peut-être aussi un peu sévère, car enfin si j'étais enclin à la bassesse des flatteries fructueuses, j'avais une belle occasion, dans un article ayant pour sujet des romans anciens et nouveaux, de faire défiler au moins un titre appartenant à chacun des dix, qui sont tous romanciers, tous connus, et tous assez différents, pour être opposés les uns aux autres, ce qui était le thème même de l'article, la Saison des romans. Ne peut-on, lorsqu'on écrit, citer le nom et une œuvre d'un académicien, sans être accusé de bassesse, sous prétexte qu'on aura peut-être besoin de sa voix et de son influence ? Je méprise ce calcul et le calcul opposé : nulle considération ne m'empêchera d'écrire ce que je pense ni me fera écrire ce que je ne pense pas. Je n'y aurais aucun plaisir et, s'il fallait encore, quand on est forcé d'écrire, écrire sans plaisir, le supplice deviendrait dantesque.

Mais quand cela serait, quand je serais candidat à l'Académie Goncourt, quand j'aurais voulu, à cette occasion, être agréable à un écrivain que j'estime, où serait la bassesse ? Si l'académie des dix, puisque mon nom a déjà été mis en avant, veut bien me choisir, j'en serai très content. Je remercie l'anonyme de sa coupure impertinente. Elle m'a suggéré des explications qui ne peuvent que m'être utiles, car sans elles je n'aurais sans doute pas repensé de sitôt à l'assemblée des dix et je n'aurais eu aucun prétexte raisonnable pour parler de moi-même sur un ton aussi dénué de machiavélisme.

p. 203-206

401

[16 septembre 1910]

Le Subjonctif et l'Université. — On fait en ce moment différents reproches contradictoires à l'Université personnifiée dans la Sorbonne, côté des lettres. On l'accuse de diminuer la hauteur de son enseignement pour le mettre à la portée des étudiants étrangers qui la fréquentent de plus en plus nombreux ; et en même temps, des gens avisés constatent avec peine que son esprit, détaché des questions purement esthétiques, s'attache avec persistance aux questions grammaticales, techniques, bibliographiques, prenne une tournure rebutante pour les amateurs d'éloquence et de style poli. On prend des types : on en veut à M. Lanson de son aridité, de sa fluidité à M. Faguet. Mais c'est la question de l'aridité, de la spécialisation de l'enseignement sorbonnique qui a trouvé les plus ardents déprédateurs. On regrette Villemain. On regrette ces devoirs de licence qui comportaient « le développement d'une pensée ou d'une maxime morale », on regrette la rhétorique. La divulgation de l'un des sujets techniques proposés en remplacement des vieilles dissertations a fort scandalisé les amateurs de ces antiques divertissements. Il s'agissait, dans une page de Montaigne, sans doute choisie à dessein, d'étudier l'emploi du subjonctif. Ah ! le subjonctif ! On vit fuir à son nom seul la troupe éperdue des « fins lettrés ». N'en avaient-ils donc jamais entendu parler ? C'est une des formes du verbe les plus curieuses par ses caprices. On le voit disparaître ou persister pour des motifs purement esthétiques, semble-t-il. Tenace en certains verbes, il est, en d'autres, fuyant et presque mort, surtout à son mode imparfait ; et au présent, la première conjugaison (sur laquelle tendent à se modeler toutes les autres) lui donne un mauvais exemple. Le peuple le méconnaît : « J'attends qu'on sort. Je veux qu'on vient. Il faut qu'on finit. » A l'imparfait, il n'est plus guère, en presque toute circonstance, qu'un signe de mauvaise éducation. Une étude comparée du subjonctif dans la langue de Montaigne et dans celle d'aujourd'hui, ce serait fort intéressant. On y verrait sans doute indiquée la marche lente, mais sûre, du verbe français vers l'unité du verbe anglais, marche qui peut être considérablement retardée par l'école, mais qui n'en est pas moins continue. Il me semble qu'une telle étude, et bien d'autres que j'ignore, est un peu plus intéressante que le développement d'un lieu commun. « Expliquez cette pensée de Vauvenargues : « Les grandes pensées viennent du cœur. » Je crois qu'il faut faire son deuil de cette dissertation idéale des vieux professeurs de rhétorique. Cela correspondait au temps où l'on nous donnait les auteurs classiques ornés de notes dans ce goût : « Remarquer la finesse de cette pensée. — Bel effet de contraste. — La justesse de cette remarque n'échappera à personne. — Quelle grâce, quelle naïveté dans cette image ! » Mais j'invente et je ne puis atteindre à la bêtise des Auger ou des Saint-Marc Girardin. J'ai, du moins, le bonheur d'avoir eu un professeur qui nous faisait rire aux dépens de ces pauvres annotateurs, et qui, au lieu du « développement » qu'on pourrait aussi bien appeler délayage, nous commandait des résumés, des analyses. Une idée n'est jamais exprimée trop brièvement, quand elle l'est d'une façon claire.

On peut abuser de la technique, mais il y faut au moins de l'étude, des connaissances précises. On peut s'en trouver rebuté, quand on n'est pas initié à ses éléments et à sa méthode ; on n'en éprouvera jamais ce dégoût qu'inspire à un esprit sain « le développement d'une maxime morale ». En suivant cette voie, M. Lavisse l'a exactement noté, la Sorbonne a pris un développement inattendu qui rappelle celui qu'elle eut au moyen âge, au temps où l'enseignement était également technique, quoique d'une technicité différente. La désaffection des étudiants est venue du jour où le phraseur a remplacé le professeur. L'évolution inverse lui ramène une jeunesse qui désire s'instruire, qui vient chercher là des notions précises et non de belles périodes ; la Sorbonne, comme on l'a dit, « n'a nullement pour tâche de former des talents et des esprits supérieurs, mais de fournir du travail aux esprits ordinaires, qui sont la majorité ». Et ajoutons que si elle se croyait une telle tâche, elle faillirait singulièrement, car elle n'a jamais, même au temps de ses plus brillants rhéteurs, formé un écrivain véritable, et ceux qui le sont devenus ne se sont peut-être montrés tels qu'en dépouillant son esprit. Littérairement, elle ne peut enseigner que l'imitation, et c'est la négation de l'art. Je ne sais qui est cet « Agathon » qui a soulevé ces questions dans l'Opinion, il a très bien fait, parce qu'il faut toujours dire ce que l'on pense, mais il n'a pas réussi à me ranger à son avis.

pp. 206-209

402

[1er octobre 1910]

La Jeune littérature. — Le directeur de l'Intransigeant, M. Bailby, a posé aux écrivains d'âge canonique, dont plusieurs seront flattés de l'attention, cette question délicate :

Que pensez-vous de la jeune littérature et des jeunes littérateurs ? Quel intérêt leur portez-vous ?

Les réponses seraient curieuses, si elles étaient sincères (elles seront sans doute publiées avant cet article), car il est certain que la plupart des écrivains, à partir d'un certain âge, ne lisent plus rien, sinon pour s'amuser ou se ressouvenir, et se désintéressent totalement de ce qui vient après eux. Il y a à cela plusieurs causes, dont la principale est qu'on ne vit pas des vies successives et renouvelées, mais une seule vie dont l'image, dessinée une fois pour toutes, vous accompagne jusqu'à la fin. Ce paysage n'admet pas, en général, de grands changements ; il fait plus de pertes que de gains ; il se dépouille peu à peu de ses plus belles perspectives et n'admet guère les arbres nouveaux, les fleurs nouvelles. Je me figure qu'un homme très vieux en arrive à ne plus s'intéresser qu'à soi-même et à moins que sa jeunesse, à son enfance. Tout ce qui est né à sa connaissance dans l'intervalle des deux extrêmes meurt avant lui et le laisse seul. On apprend difficilement les langues étrangères dans l'âge mûr et chaque génération parle une langue plus ou moins étrangère à la génération précédente. Sans l'écriture et par conséquent sans la lecture, cette différence irait jusqu'à se faire matérielle et à changer les idiomes.

Mais de la lecture naît le fait littéraire, qui est un phénomène d'imitation. Les jeunes gens partent toujours du point où leurs pères ont mené l'interprétation de la vie et ils comprennent leurs ancêtres bien plus longtemps que leurs ancêtres ne les comprennent.

L'homme qui est entré dans le dernier tiers de la vie se tient déjà très mal au courant de la littérature contemporaine de lui-même, comment suivrait-il celle qui court après lui, qui le presse, qui l'expulse vers le néant ? II aime mieux l'ignorer pour n'avoir pas à en souffrir, puis cela distrait trop de ses pensées qui ne trouvent de paix que dans la réminiscence et dans l'oubli de l'avenir, quelquefois l'oubli du présent.

Ce désaccord entre les générations a un caractère de nécessité dont les jeunes ne souffrent pas plus que les vieux, auxquels ils savent rendre un dédain qui ne tarde pas à acquérir son importance. L'avenir se venge du passé bien naturellement, en prenant par anticipation sa place dans le présent. Cela a toujours été un titre près de la jeunesse que s'occuper d'elle-même, par feinte ; elle en est toujours reconnaissante et plus d'un ancêtre ne doit qu'à sa condescendance d'occuper encore ses positions conquises. J'ai toujours vu les vieux courtiser les jeunes, plus encore que la jeunesse ne le fait de ses maîtres, mais cela ne signifie rien. L'intérêt vrai est plus souvent dans le silence, dans les lointains regards.

Pour moi, je l'avoue, au point de vue littéraire, puisque c'est toute la question, les nouvelles générations qui se pressent et commencent à s'accumuler derrière moi ne me préoccupent pas outre mesure. Je les vois trop ce qu'elles seront, se réduisant à mesure que marchent les années à quelques représentants, destinés seuls à survivre et à devenir. En physiologie, c'est un axiome qu'on a l'âge de ses artères ; en littérature, on a l'âge de son talent. J'ai trouvé de la maturité dans des œuvres précoces et de la puérilité encore dans des œuvres tardives. Philosophiquement, c'est une mauvaise distinction que celle qui n'est basée que sur les âges. Je me sens beaucoup plus près des enfants de douze ans que des personnes raisonnables, et à défaut de la solitude, c'est cette compagnie-là que je choisirais. Musset, Flaubert, esprits bien différents, ont écrit au collège, ou à peine sortis de là, des choses fort belles et, pour le physique, Hugo, à quatre-vingts ans, disait négligemment : « Cela commence à me fatiguer un peu de redoubler. » Il y a pourtant une jeunesse ! Nous nous en apercevons quand nous ne l'avons plus. « Quel intérêt portez-vous à la jeunesse ? » nous demande M. Bailby. — Mais, l'envie ! C'est le moment de tous les espoirs, de tous les désirs, par conséquent de tous !es bonheurs. Je sais bien que la nature humaine désire surtout ce qu'elle ne peut pas atteindre et que la civilisation pose même au désir logique des obstacles mauvais et qui exaspèrent, mais le désir demeure avec sa force propre, qui est un grand principe de vie. Les réalisations trop précoces sont presque aussi troublantes que les réalisations tardives sont décevantes et tristes. Mieux vaudrait, je crois, n'être rien que devenir trop tard ce qu'on a trop longtemps rêvé. L'équilibre de tout cela est difficile. Les vies sont tortues et tordues. Mais si elles allaient tout droit le long d'une blanche allée sablée et dans la chaleur d'un été perpétuel mitigée par l'ombre de beaux arbres doux, il n'y aurait plus du tout de littérature, ni d'art, ni de poésie. Je plains bien plus la jeunesse satisfaite que la jeunesse infortunée. Mais qu'est-ce que cela peut bien faire à la jeune littérature qu'on s'intéresse à elle ? Cette question ressemble à une plainte d'orphelin dans une tragédie de Maeterlinck. Pensez-vous qu'on va vous répondre : non ? Le plus naïf, en vivant, apprend un peu de la science de la vie. Quel est le candidat qui avouerait qu'il ne s'intéresse pas à ses électeurs ? J'ai peur que vous ne gâtiez la jeunesse en lui faisant croire qu'elle est tout, alors que c'est précisément son charme d'être encore en fleur. Quand on est le printemps on ne peut avoir les fureurs de l'été ou les langueurs de l'automne.

Ah ! Monsieur, c'est aussi une question bien mélancolique que vous nous posez là, car elle nous oblige à des retours et à des méditations sur la rapidité des années. Voyez. Hier, oui, hier encore, c'est nous qui étions la jeunesse et qui en avions l'insolence. Nous recevions avec joie l'encouragement de nos aînés — de trois ou quatre de nos aînés — et nous vivions avec les autres en état d'inimitié réciproque. Nous leur donnions des coups de tête et ils nous faisaient assommer par leurs séides. Nous n'aurions pas supporté facilement le dépeçage de Baudelaire à quoi vient de se livrer M. Faguet. Vous souciez-vous aussi de ce qu'il pense de vous, celui-là ?

pp. 209-214

403

[1er novembre 1910]

Civilisation. — On me demanda un jour quel est pour moi le sens du mot civilisation, que j'ai souvent employé, au cours de ces notes. La réponse me fut difficile. La civilisation, c'est tout ce qui m'est nécessaire ou utile pour vivre; c'est une facilité, une sécurité, c'est l'ensemble des conditions auxquelles m'a façonné l'histoire et sans lesquelles ma vie, il me semble, serait désorientée. La civilisation n'est sentie que lorsqu'elle fléchit. Une belle civilisation fonctionnerait si bien qu'on ne s'en apercevrait pas, de même qu'à certains jours de l'année il n'y a pour ainsi dire pas de température, l'air est insensible, on ne saurait dire s'il existe , il ne nous communique ni froid, ni chaud, ni lourdeur. La civilisation serait, pour notre activité, quelque chose de pareil et d'aussi immatériellement fluide. Une vraie civilisation est celle qui nous mettrait, à force de complications bien ordonnées, dans un état idéal de nature, l'état dont jouissaient les Tahitiens avant Cook, l'état rêvé par Jean-Jacques. N'avoir qu'un bouton à tourner (ou même qu'une allumette à frotter) pour avoir la lumière, équivaut, dans le raisonnement, à n'avoir pas besoin de lumière, comme notre primitif idéal, qui n'en rêve pas d'autre que celle du soleil et celle des astres. Et il en est de même de toutes ces choses, que nous appelons précisément les conquêtes de la civilisation, mais qui ne sont de la civilisation qu'à la condition que nous en jouissions sans effort, naturellement.

Nous privâmes les Tahitiens de leur civilisation faite de rien, et pourtant réelle en leur apportant quelque chose de la nôtre, quoi ? Nous sommes privés de la nôtre, ici ou là, plus ou moins, chaque fois qu'un des rouages de la machine grince, et comme il y a beaucoup de roues, de dents, de joints, elle grince souvent. On a dit que la civilisation n'est qu'une représentation et qu'on a celle que l'on croit avoir. Sans doute, mais quand on a eu la tête cassée par quelques grincements formidables de la machine, on s'aperçoit, que toute représentation a une base matérielle et que les constructions de l'esprit même et de l'imagination sont faites de moellons et de poutres, de bois ou d'acier. Quand une civilisation est très complexe, comme la nôtre, personne n'en jouit dans toutes ses parties, qui peuvent, l'une ou l'autre, fausser leur jeu, sans que l'unanimité s'en aperçoive. La représentation d'une bonne partie des hommes est bornée ou fragmentaire ; elle ne s'exerce que dans de petits morceaux de miroir et ils ne savent pas que toutes images se rejoignent et forment un tout dans certaines têtes. Mais ces têtes ignorent le plus souvent comment fonctionnent celles du commun : de là des actes qui, bénévoles pour les uns, épouvantent les autres, et des jugements qui n'ont aucune chance de concordance.

Attentat contre l'ordre social ? Mais non, puisque aucun des petits morceaux de miroir ne peut refléter une si grande chose. La grève des chemins de fer n'a jamais été, pour les employés de chemins de fer, plus que ce qu'est une grève pour les maçons ou les terrassiers. Ils ont été très longtemps à comprendre qu'elle pouvait avoir des conséquences graves pour tous et eux-mêmes, d'abord.

On les a fait regarder dans le miroir total, ils ont compris, ils ont cessé. L'intérêt égoïste et légitime a reculé, momentanément effrayé. Cela ne durera pas, parce qu'on effarouche, on ne se refait pas en quelques heures, une mentalité ; et aussi parce que les temps de l'incrédulité sociale sont arrivés. Ce sera bien plus grave quand, sachant vraiment qu'ils endommagent une civilisation, ils passeront outre, surmontant leur égoïsme et tous les égoïsmes. Mais passeront-ils ? Peut-être.

Les barbares n'ont pas détruit, mais se sont approprié ce qui restait de civilisation. La civilisation gréco-romaine avait été corrodée par le christianisme et il n'en restait plus que les fibres auxquelles les barbares remirent quelques liens, et cela dura jusqu'à ce qu'une âme nouvelle se fut formée. Le socialisme anarchiste joue, plus brutalement, le vieux rôle chrétien. Mais il s'attaque à une civilisation plus matérielle, et dont la destruction, exigeant autant de force que de venin sera plus difficile. Mais, tout de même, qui peut dire qu'elle résistera mieux, si ses ennemis trouvent les points sensibles et réussissent à y enfoncer l'aiguillon ? Après ? Après, on recommencerait. Voyez l'histoire.

pp. 214-217

404

[1er novembre 1910]

Portugal. — Au siècle XIXe et au suivant, les rois, jadis insolents, se sont montrés très polis, même obséquieux. Chaque fois qu'un peuple leur a fait comprendre l'importunité de leur présence, ils ont pris la poste, modestement. Charles X, Louis-Philippe, François II, Manuel en sont de bons exemples. Les deux Napoléon firent plus de manières : il y fallut l'invasion et la force des armées. La fuite de Louis-Philippe a particulièrement laissé de bons souvenirs bien comiques : le fiacre qui l'emporta ne contenait pas la fortune de la France ; l'élève de Mme de Genlis ne convoyait avec lui que ses économies d'honnête fonctionnaire et de bon père de famille. Manuel n'avait eu encore le temps ni de procréer, ni d'épargner. Le d'Orléans pourtant perçait déjà. Il avait insinué à sa petite amie qu'il gagnait en son métier de roi de Portugal moins qu'elle en son métier de reine de théâtre : et c'était peut-être vrai, — mais il faut être un arrière-petit-fils de Louis-Philippe pour avouer ça.

p. 218

405

Philosophes.