412

16 janvier [1911]

Expérience religieuse. — Je suis très amusé en ce moment, par cette papesse des scientistes chrétiens, qui vient de mourir et dont les fidèles attendent la résurrection. M. William James, qui prenait au sérieux des attitudes qui ne nous paraissent que bouffonnes, eût appelé cela une expérience religieuse. Ces gens qui s'appellent scientistes sont les ennemis de toute science. Pour eux, la foi et la prière seules guérissent ; il n'y a pas loin de là aux pèlerins de Lourdes, qui sont pourtant plus modérés, étant issus d'une religion solidement établie et qui n'ouvre qu'avec prudence la porte des divagations. Donc cette papesse ou mère (mother) scientiste doit, pour divers motifs aussi chrétiens qu'obscurs, ressusciter, et ses partisans, qui sont une centaine de mille, la verront avec bonheur, mais sans surprise, surgir au milieu d'eux, plusieurs jours ou même des semaines et des mois, des années peut-être après l'avoir mise en terre. Elle est, paraît-il, le second avatar du principe divin sur terre, à peu près comme Jésus-Monod en était la seconde incarnation. Ces gens-là sont assez logiques dans leur simplicité et d'une logique assez conforme à l'esprit moderne qui conçoit que les choses visibles et invisibles sont entraînées dans le mouvement continu du progrès. Pourquoi la religion serait-elle accomplie entièrement ? Est-il sûr que nous ayons vu les cinq actes de la tragédie ? Pourquoi veut-on que nous nous traînions, sans espoir de nouveau, dans un dénouement monotone et lent ? La bêtise humaine aurait-elle dont dit son dernier mot ? Renan disait que c'était la seule chose qui lui avait donné l'idée de l'infini. C'est pourquoi j'espère que cette mother ressuscitera et que se produiront de nouveaux décors, de nouvelles ascensions, de nouveaux miracles, de nouveaux dogmes. Les hommes ont besoin d'être distrait de la vie, puisqu'ils ne peuvent apprendre à vivre. Quand on ne sait pas s'en servir, elle est lourde, elle écrase. Ceux qui attendent le retour de la Mère scientiste éprouvent des émotions délicieuses de peur et d'espérance. Il faut être indulgent aux maladies de l'esprit.

M. Ribot a fait avancer considérablement la psychologie en étudiant les manifestations pathologiques des sentiments et de l'intelligence. On obtiendrait une meilleure connaissance du fait religieux en observant avec soin ses extravagances ; on comprendrait vite qu'elles ne sont que le grossissement de gestes qui nous paraissent normaux parce que nous y sommes habitués. Dans les milieux ardents du protestantisme, les gens qui vivent dans l'état d'esprit de certaines sectes primitives du christianisme ne sont pas rares. L'histoire Monod, celle des scientistes s'y reproduisent constamment sous des formes plus ou moins saisissantes. On n'arrivera à voir clair dans les origines chrétiennes qu'en organisant des études sérieuses sur la psychologie religieuse contemporaine. L'esprit humain est immuable dans son essence et ce qui s'est produit jadis doit se reproduire aujourd'hui. Il suffit de regarder autour de soi avec des yeux sans prévention, pour que tout le miracle ancien s'évanouisse, puisque comprendre, c'est détruire.

A vrai dire, cette observation est faite par beaucoup d'esprits. L'herbe folle a repoussé au dix-neuvième siècle, le grand siècle de la théologie, elle est beaucoup plus haute et plus drue qu'à la veille de la Révolution, mais la raison repousse aussi et lutte et tend à vaincre la mauvaise végétation. Je ne suis pas un fanatique de la raison. Je la crois, hors des sciences exactes, très incertaine. Elle n'est pas, si je puis dire, beaucoup plus intelligente que le sentiment, mais elle a une moins mauvaise méthode. On lui a enseigné à se servir des sens et elle les utilise assez bien. Elle sait voir, entendre, toucher, mesurer. Le sentiment est désordonné. Elle est la bride à la tête du cheval. L'étalon qui bondit dans les prés et se lance dans des courses ingénues et sans fin est un beaucoup plus beau spectacle que la monture du cavalier, mais il est inutile. Tant qu'il n'est pas dressé et maîtrisé, il n'est bon à rien. Je ne pense pas que ces choses soient très nouvelles, mais il n'est peut-être pas mauvais de les redire en un temps où le sentiment se voudrait libre de tout harnais. Ses galops éternels m'amusent, mais parce que je puis les dominer, c'est-à-dire les juger à mon gré.

Voilà à quoi sert la raison. Autant qu'un licou. Je n'aime que les sentiments qui portent cette marque de dressage et je le passe au col des religions, comme de tous autres états sentimentaux. Telle doit être l'attitude d'un homme de ce temps, s'il ne veut pas avoir honte de quelque action sur les esprits. Autant et plus qu'un autre j'ai joué avec les religions, leurs décors et leurs sentiments, je l'ai fait sans danger parce que j'avais en main l'instrument du maître. Je jouais, je n'ai jamais au fond respecté que moi-même et je n'ai eu de pudeur que de moi-même. J'ai assez à faire avec mon propre esprit ; je ne veux pas régenter les autres, je les regarde avec ironie. Ce n'est pas à moi de les plaindre quand je les vois mordus par la bête : il fallait savoir la brider.

Mais les métaphores ne sont pas généralement bien comprises. Je dirai donc plus clairement et plus directement que le jugement à racines religieuses est toujours suspect. Cela révèle un besoin secret de prédication qui ne devrait s'exercer que sur les non civilisés ou sur les pauvres d'esprit, sur les crédules. Prendre au sérieux un précepte de convenance religieuse, nous, les augures ! Comment nous acquitterons-nous du rire, qui est le propre de l'homme ? Il faut loger dans l'hôtellerie de son cerveau des idées contradictoires, et posséder assez d'intelligence désintéressée, assez de force ironique pour leur imposer la paix. Pourquoi un être ne serait-il pas à la fois raisonnable et sentimental, religieux et antireligieux, moral et antimoral ? Il y a contradiction dans les mots, ou dans les états, et les mots ne sont que des qualificatifs indigents, mais légers et commodes. Vraiment, est-ce qu'ils croient qu'il y a une vérité ? Il y en a autant que de points de vue, parmi lesquels il est facile de leur concéder le point de vue de la religiosité, pourvu qu'ils ne le mettent pas systématiquement au premier plan, car ce serait une faute de perspective.

Voilà bien des concessions. Le passé les exige et nous vivons dans le passé autant que dans le présent, et peut-être avec plus de force. Mais plus notre présent diffère de notre passé, plus notre vie se multiplie. Ah ! changer, changer toujours et toujours se souvenir ! J'ai vraiment (on va m'accuser de sentimentalisme) une pitié profonde pour les gens qui ont des convictions, petits prométhées rongés par de petits vautours têtus. Quoi, penser toujours la même chose ! Pouvoir se relire (nous sommes des hommes de lettres) en nous murmurant comme Linné, pendant ses dernières et puériles années : « Que cela est beau, que cela est juste, quelles merveilles ! » Mémorable exemple des joies certaines que donne l'exercice du sentiment sans contrôle de la raison, idéal des sentimentaux et des convaincus.

Nous n'avons pas cultivé le même jardin, nous n'avons pas lu les mêmes livres,

Je crois bien que deux bouches n'ont
Bu, ni son amant, ni ma mère,
Jamais à la même chimère,
Moi, sylphe de ce froid plafond !

415

Théophile Gautier.

419

Henri de Régnier.

422

Architectes.

426

1er juin [1911]

Mystères. — Comme j'écris ces vaines réflexions, « le Mystère de la Passerelle » passionne considérément la curiosité publique et, comme aucun de nous ne possède la perspicacité de Dupin, nous attendons que le hasard ou la police nous apportela solution du problème. Pauvre M. d'Abbadie ! Sa famille désire ardemment qu'il ait été assassiné et, on augmenterait beaucoup son désespoir en lui donnant la preuve d'une fugue. La religion, la propriété, la morale, tous les intérêts sociaux veulent le crime. C'est la seule solution qui puisse les rassurer, et ils sont si puissants que c'est probablement leur vérité qui triomphera et qui déterminera, dans le passé, l'événement nécessaire. Pourtant ! Ne dirait-on pas, pour parler le langage policier, que la fugue est « signée » ? Cette mise en scène de la passerelle correspond au caractère fantasque et mystificateur du personnage. Son oncle a été un des premiers explorateurs de l'Abyssinie ; lui-même a voyagé au Canada et y a demeuré. C'est par ces récits, à n'en pas douter, que la fièvre du Canada a gagné l'institutrice, puis ses frères. Il y a coïncidence de dates entre la disparition et le départ. Si on avait l'audace de prédire, on insinuerait que le rendez-vous général est à Montréal, et tout le monde serait rassuré, hormis la famille bien entendu. Et, au fond, cela se comprend très bien.

Il se passera trop de jours avant que cet article paraisse. D'ici là on saura la vérité ou on ne pensera plus à cette histoire. Je ne me risque pas davantage dans le rôle des Dupin et des Edgar Poe.

Plus pressé, un journal demandait pourquoi on n'avait pas déchaîné vers les paquebots allant au Canada quelques ondes hertziennes, rappelait leur rôle dans l'affaire Crippen et la diligence de la police anglaise. Comment donc sont faits ces cerveaux qui confondent un homme honorable, coupable peut-être, seulement peut-être, d'amour, et un assassin ? Si brutale et maladroite qu'elle soit parfois, la police l'est donc un peu moins que certains journalistes, qui ne tolèrent pas qu'un monsieur disparaisse sans les prévenir. Dans leur zèle pour le tirage, ils confondent tous les rôles et ne semblent pas se douter un instant que, légalement, M. d'Abbadie était libre de fuir, même avec Mlle Benoît ou à sa suite, et que de la rechercher à son tour, policièrement, c'est affreuse indiscrétion dont il faut laisser le soin aux deux familles. Mais comme la famille de M. d'Abbadie le croit au fond de la Seine ou d'une malle, il se pourrait bien que ces enquêtes fussent horriblement indécentes. Quand donc apprendra-t-on à respecter la liberté absolue d'autrui, même dans les actes qui nous semblent le plus singuliers ? Il faut cependant remarquer que la mise en scène du début justifiait quelque émotion et que tout ce branle-bas semble avoir été organisé par l'imagination perverse de M. d'Abbadie. Perverse ? Peut-être joviale ? Peut-être malade ? La famille n'a pas donné, et comment l'aurait-elle fait ? les seules explications qui étaient de sa compétence. Comment se comportait-il depuis quelques mois avec sa femme ? Ses allures avaient-elles subi quelques modifications mal dissimulées ? On a parlé d'une certaine antipathie d'apparence qu'il aurait manifestée envers Mlle Benoît, laquelle, d'autre part, se serait prétendue mal jugée et trop chargée de besogne. Il semble au contraire qu'elle l'ait admiré profondément et que son influence sur elle était certaine. Chaque fois qu'elle passa seule par Paris, M. d'Abbadie, comme par hasard, s'y découvrit quelque affaire urgente... Mais je recommence à faire le Dupin. Que l'on veuille bien considérer que je ne prétends amuser que moi-même.

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[1er juin 1911]

Sur les fugues. — J'admire beaucoup ceux qui sont capables de fugues, telles que celle que l'on soupçonne. C'est probablement que cela est très éloigné de mon caractère et que j'y vois une audace et une décision merveilleuses. Peut-être n'ai-je pas le degré d'égoïsme nécessaire et je n'en tire,certes, aucune fierté. Il y a une sorte de liberté de laquelle je ne jouirai jamais, celle que l'on conquiert violemment sur ses habitudes et, comme dirait Senancourt, sur les convenances sociales. Il semble que le détachement philosophique nous forge des chaînes de plus en plus solides. Libres par la pensée, nous nous soucions peu de l'être selon une réalité qui ne compte plus beaucoup. Le rêve et la logique de l'esprit nous suffisent. Les disparitions soudaines, momentanées ou définitives, n'étaient pas très rares autrefois, peut-être parce que les mouvements étaient plus surveillés, l'esclavage familial plus étroit. Maintenant, les libertés d'une heure, complètes et sans limites que leur durée, nous suffisent. La grande liberté nous fait peur. Malgré toutes les facilités que la civilisation lui offre, l'homme moderne est de plus en plus serf de la glèbe c'est-à-dire de ses habitudes. Et qu'il s'éloigne un peu, dès que la chaîne s'allonge, elle se transforme en lettres, en cartes postales, en télégrammes, en petits instruments de servage, très sûrs malgré leur fragilité. Décidément, j'admire beaucoup l'évadé de la civilisation, celui qui, d'un cœur ferme, s'en va sans tourner la tête, vers son désir, vers sa folie.

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[1er juin 1911]

Classifications. — Cette fugue, si elle a eu lieu, donnera peut-être à réfléchir aux amateurs de classifications morales. Il y a, disent-ils, d'un côté les chrétiens de tout ordre, esprits adonnés à une religion stricte, esprits à tendances spiritualistes, et tout d'abord les catholiques pratiquants et manifestants. On peut avoir confiance en eux. Non seulement ils croient à la morale la plus pure, mais ils la pratiquent. Ils ont le sentiment du devoir familial, de tous les devoirs. De l'autre on voit des païens, des libertins prêts à donner toujours le mauvais exemple, méprisant les théories morales, etc. Il y en aurait trop long. Mais vous verrez que, s'il y a fugue amoureuse, ils découvriront que le personnage était en somme fort suspect. Aujourd'hui, c'est un saint. Demain, peut-être, ce sera un polisson.

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[1er juin 1911]

Dernières réflexions. — Pour clore ces réflexions sans beaucoup de suite, on peut faire une remarque sur l'amour, encore qu'il n'ait peut-être rien à voir dans cette affaire. La Bruyère dit : « On n'aime bien qu'une seule fois, c'est la première. » Un autre, croyant que le contraire d'une vérité trop connue est une vérité originale : « On n'aime bien qu'une seule fois, c'est la dernière. » Je crois plus juste de dire que l'amour de jeunesse et l'amour de maturité, et souvent d'extrême maturité, sont si différents qu'on peut à peine les comparer. Le premier est l'expansion même de la nature; dans le dernier, il entre beaucoup d'artificiel. Il semble que les civilisations précédentes l'aient très peu connu. Racan et Molière placent le terme de la vie amoureuse à quarante ans, et à cet âge un homme est déjà, pour la fille de jadis, très précoce, un vieillard qu'elle ne regarde qu'avec crainte ou avec dédain. D'autre part, la jeunesse vieillissait très vite. A vingt-cinq ans, une femme est proche du déclin. La conception de la femme de trente ans fut, dans le temps, une audace. Sans nier que cette idée des limites de l'amour soit plus naturelle et en meilleure concordance avec la logique de la vie de reproduction, de tels extrêmes étonnent. On est surpris que l'artificiel, dont nous bénéficions, n'ait pas été découvert plus tôt. N'est-ce pas que les écrivains de jadis manquaient d'audace et se fiaient trop aux proverbes et aux chansons ? On n'a peut-être observé vraiment la vie que de nos jours.

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[1er juin 1911]

Aéroplanes. — Le même jour où un aéroplane massacrait à Paris deux hommes politiques en vue, deux accidents pareils se produisaient en Allemagne et si, chez nous comme là-bas, les victimes avaient été des charpentiers ou des cordonniers, en aurait-on même parlé ? N'est-ce pas, en effet, l'habitude de ces engins de tuer ceux qui les montent ou ceux qui les regarde ? Mais l'homme ne peut se passer de dangers. Ayant vaincu les périls naturels du voyage, il en crée de nouveaux, pour le plaisir de son activité et de sa curiosité.

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Verlaine en pierre.

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[16 juin 1911]

Autres poètes, autres bustes. — La place leur devient mesurée. J'entendais donc dire l'autre jour qu'on pourrait orner de leur effigie les lieux mêmes qu'ils ornèrent le plus souvent de leur présence. L'on verrait ainsi Moréas, sur un piédouche, au café Vachette ; la Closerie des Lilas serait, d'un commun accord, réservée à Paul Fort. Qui sait, si Verlaine avait eu son buste et sa gaine au François Ier, cela aurait peut-être préservé ce café de la destruction ? Je ne vois nulle irrévérence dans cette idée. Ne voit-on point aux foyers et promenoirs des théâtres les images en marbre des auteurs célèbres de la maison où retentit leur parole ? Et les cafés de la Rive Gauche ne furent-ils pas et ne sont-ils pas les portiques modernes ? Je le jurerais : l'Art Poétique de Verlaine a été écrit au café. C'est au café que Moréas, qui je le crois composait de mémoire, lançait ses vers nouveaux, et plus d'une ballade française est née à la Closerie. Il est peut-être sorti des cafés et des brasseries plus d'œuvres mémorables que des bibliothèques, ces vastes tombeaux. Je connais un homme de science qui va y écrire ses articles de biologie et je sais qu'un philosophe y a conçu et en partie rédigé des études importantes. C'est que le café offre au rêveur et au méditatif la solitude modérément bruyante qui nous convient le mieux. Et puis le café est un endroit où on se sent libre, souvent plus libre que chez soi. On s'y réfugie également contre l'isolement et contre la promiscuité du ménage. Le café est aussi le lieu idéal pour les disputeurs, les discoureurs, les teneurs de cercle, les prêcheurs d'esthétique. L'âme des jeunes gens y est plus docile, s'y plie mieux à la bonne parole. Toutes les révolutions littéraires ou politiques sont nées au café.

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Le culte du latin.

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[16 juin 1911]

Architecture.— Si l'on se souvient de ce que j'écrivais ici même, il n'y a pas longtemps, sur l'architecture et les architectes contemporains, on lira cette lettre avec intérêt, en même temps qu'on la trouvera modérée :

23 mars 1911.

Monsieur Remy de Gourmont,

De votre épilogue "Architectes", je déduis, aux premiers mots, que vous êtes de parti pris. Tant pis !

Je n'aime pas plus que vous la Samaritaine et probablement avec vous, j'aime mieux les anciens styles.

Mais d'abord êtes-vous sûr que le Directeur de la Samaritaine, bon commerçant, assurément, n'a pas ses raisons de penser autrement, et son succès commercial doit lui paraître plus intéressant que vos, mettons nos préférences.

Ensuite, pour appuyer votre opinion, vous empruntez les mots que je trouve, comme vous, mais pas dans le même sens, bons à se rappeler, de Mallarmé.

Moi, je me les rappelle pour lui retourner le compliment, et je trouve que sa littérature ne vaut pas mieux que l'architecture de la Samaritaine.

Je vous demande pardon de la prétention, mais je ne vois pas pourquoi vous auriez plus raison que moi, et si je ne redoutais une plus longue lettre, j'aurais toutes sortes de solides raisons à vous donner.

Espérons que l'avenir fera à l'architecture décadente le sort qu'il a fait à la littérature qui lui a montré le chemin.

Croyez, Monsieur, malgré votre intempérance d'un moment, au plaisir que j'éprouve souvent à vous lire.

Un architecte de vos abonnés.

Certes, le rapprochement entre l'architecture baroque et le style de Mallarmé est bien fait pour nous choquer, mais on comprend mieux les excès en voyant nos actes transposés dans une forme différente d'activité. Il faut réfléchir à cela, à un sonnet de Mallarmé, érigé en campanile. Que cela donnerait-il ? Pas de la pacotille comme les clochetons de la Samaritaine, assurément, mais peut-être un dessin et une couleur qui nous choqueraient également. L'œil est à la fois très sensible et très routinier, facile à tromper et difficile à satisfaire ; oui, je voudrais que l'on me fît une pagode en style Mallarmé. Mais il y faudrait son génie. Enfin le rapprochement n'est pas sot et peut donner à penser.

439

A propos de Théophile Gautier.

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Stendhal et Larroumet.

441

[1er octobre 1911]

Insinuations. — Les contemporains de Béroalde, dit Vapereau, n'étaient pas aussi choqués que nous le sommes par ses obscénités. — Parlez pour vous, cher Monsieur, parlez pour les hypocrites. Les autres vous diront, s'ils osent : Ces obscénités me délectent et je trouve qu'il y en a bien peu d'un peu raides. On a envie d'en ajouter. Mais l'obscénité, c'est la joie naturelle, l'obscénité en actes, en paroles, en imagination.

— Je n'aime pas les gens graves, les personnes qui savent qu'elles doivent l'exemple du sérieux... ; les moralistes ; les gens qui disent : de mon temps ; les gens qui hochent le menton ou plissent la bouche ; les gens qui se recueillent pour ne recueillir rien ; les gens qui ont des idées : moi, vous savez... ; les gens qui ont des principes : moi, je vous dis...

445

[1er décembre 1911]

Une préface : poésie. Il y a une quinzaine d'années, quand le Mercure commençait sa Bibliothèque, un des poètes qui allaient être édités me demandait pourquoi je ne publiais pas, moi aussi, un recueil de poèmes. J'acceptai l'insinuation pour les environs de l'année 1910, et je n'y pensais plus (car la vie nous comble de multiples soucis) et n'y aurais peut-être jamais plus pensé, quand se présenta une occasion très favorable. J'ai toujours aimé que le hasard régisse visiblement ma destinée, et dans l'ordre littéraire, comme en d'autres, j'ai si peu eu à me plaindre de lui que je lui cède volontiers. Pourtant ce n'est pas sans appréhension que je livre aux amateurs de poésie un recueil aussi hétéroclite et d'âges si divers, quoique le titre, Divertissements, soit d'une extrême modestie. Je ne plaide pas la sincérité. J'ai été sincère, quand il m'a plu de l'être, et d'ailleurs la sincérité, qui est à peine une explication, n'est jamais une excuse. Si j'en avais besoin d'une, je n'irais pas la chercher si naïve et j'aime mieux avouer qu'en somme il faut prendre au sérieux un titre qui ne l'est guère aux yeux de la plupart des hommes.

La joie, la joie cachée, le contentement intérieur, est un sentiment sans lequel je ne saurais vivre avec plénitude et avec lequel, non plus, je ne saurais longtemps me plaire. La plupart des Divertissements représentent les heures où, avant de prendre congé d'un mutuel accord, ce sentiment s'exalta un instant. La vie est discontinue et ne se compose que d'instants reliés par l'inconscience ; la nature essentielle de chaque poésie change selon le caractère de ces instants où le poète a pu prendre conscience de lui-même. Les poésies de joie n'ont pas fleuri dans les jardins les plus heureux, ni les plus douloureuses, dans les jardins les moins ensoleillés.

Il y a très peu, dans ce recueil, de poésies purement verbales, que domine le plaisir de régir le troupeau obligeant des mots, dont on sent bien que l'obéissance m'a découragé à mesure que je m'assurais de leur docilité excessive. Peut-être même trouvera-t-on que j'ai fini par concevoir le poème sous une forme trop dépouillée, mais cela était peut-être permis à l'auteur du Livre des Litanies, d'ailleurs rejeté d'un recueil qu'il voulait représentatif d'une vie de sentiment plutôt encore que d'une vie d'art. C'est sans doute un malheur pour le poète quand il s'aperçoit enfin qu'il y a peut-être plus de poésie dans un regard ou dans un contact de mains qu'il ne saurait en créer avec la plus adroite et la plus périlleuse construction verbale. C'est un malheur, parce que cela coïncide avec le dépeuplement de sa vie, au moment même où la faculté des miracles de l'écriture est sur le point de lui échapper aussi, et parce que c'est là un inéluctable sentiment de dissolution où il ne peut plus noter que d'inutiles rêves et de tristes intentions. Mais comme c'est un malheur qui met fin à toute poésie, on espère qu'on n'en trouvera pas ici de traces trop visibles.

Il peut être curieux d'apprendre comment aucun genre d'études les plus opposées, selon le commun jugement, à l'exercice de la poésie, n'a pas tué, dans l'auteur des Divertissements, la faculté de se livrer avec foi (avec la foi apollonienne) à ces jeux jugés incompatibles avec la raison. A vrai dire, je n'en sais rien. Seulement, je sens que, si la vie me l'avait permis, je m'y serais bien davantage attaché. Les poèmes les plus beaux (le sentiment n'est pas assez original pour être faux) sont ceux que je n'ai pas écrits ou qui n'ont laissé dans mes papiers que des traces imparfaites de leur naissance. Je dis cela en particulier d'un poème sur les yeux que j'ai médité longtemps et pour lequel j'avais relevé la couleur et toutes les changeantes nuances des yeux d'une centaine de femmes ou de leurs portraits, et rapproché tous ces précieux regards de ceux des pierres de couleur, qui sont moins lucides. Que d'autres divagations ! J'ai rappelé celle-ci, par piété et par pitié envers moi-même et envers les yeux oubliés !

Temps perdu : c'est, à mon avis, ce qu'on pourrait dire de plus cruel et aussi de plus injuste à propos de ces Divertissements rêvés ou réalisés, car je n'ai pas bien la notion de l'utile, dont se targuent les hommes raisonnables, mais j'estime que l'on n'a jamais perdu le temps où l'on vécut sa vie (et laquelle donc vivrait-on ?). D'ailleurs si un seul être choisi a été ému par un seul de ces vers, je suis payé de ma peine, déjà bien compensée par mon plaisir, et les moralistes eux-mêmes doivent s'en montrer satisfaits.

Rien ne serait mieux à sa place, peut-être plus que ces réflexions trop personnelles, en tête d'un volume de vers, que des remarques en apparence désintéressées sur la versification française. Mais à l'heure présente il semble que la technique poétique soit devenue aussi individuelle que la poésie elle-même, qui ne l'est pas peu. Les poètes l'ont enfin compris, que les autres l'admettent ou non ; ils doivent se fabriquer, ou avoir l'air de se fabriquer eux-mêmes leur instrument. C'était, paraît-il, une coquetterie des vieux artisans d'avant les machines, de façonner leurs outils de leurs propres mains, pour leurs propres mains, au lieu de les recevoir tout faits de l'industrie indifférente. C'est plus que jamais la coutume parmi les poètes de ne se servir que d'un vers dont ils aient ordonné, à leur mesure, le degré de flexibilité. Encore que je me sois plié çà et là à l'antique rigidité du vers romantique, ou plutôt parnassien, j'ai un faible pour le vers incertain né au temps de ma jeunesse, au nombre incertain, aux rimes incertaines. Certes, si la langue française était, comme la langue latine, toute en syllabes sonores, également, avec des temps forts ou faibles, soumises à la prononciation, le vers plein serait de tous les vers celui que je préférerais ; j'ai essayé, en d'autres pages, de dire la beauté de sa plénitude ; mais le phonétisme français contient trop de lettres muettes auxquelles une versification purement nombreuse accorde, verbalement, une vie et une sonorité factices et, pour un homme des en deçà de la Loire, déplaisantes. A vouloir faire entrer dans le nombre du vers toutes les syllabes exactement comptées pour des unités, on gasconne une langue née et formée en des bouches moins décisives et qui se plaisent aux demi-teintes musicales, ou bien, si l'on néglige celles qui vraiment sont mortes on ne parvient à l'harmonie nombreuse qu'en se fiant au hasard des injonctions de l'écriture, de la mémoire visuelle ou de je ne sais quelle tradition, venue d'un temps de certitude phonétique qui ne trouve plus créance près de nos oreilles. L'autre méthode exige aussi des complicités et aussi des divinations, mais elle s'appuie du moins sur l'usage présent, et si elle demande au lecteur plus de pénétration, elle lui laisse aussi, en même temps qu'au poète, plus de liberté. C'est son principal mérite. Notre versification, dite classique, est basée sur la prononciation du XIVe siècle. On pouvait en ce temps-là, et peut-être encore un peu plus tard, écrire des vers parfaitement réguliers pour le nombre. Ronsard ne le pouvait plus, ni Racine, ni les autres, ni Verlaine. Aussi les laisses d'alexandrins ne sont-elles que des illusions, où qu'on les prenne, jadis ou naguère, et je ne fais pas de différence, sinon dans l'esprit et l'intention, entre les vers de Racine et ceux, par exemple, de M. Vielé-Griffin. Il me semble, que j'ai montré cela, déjà, avec l'appui de preuves sensibles. Mais il allait bien y faire allusion ici, non moins qu'aux métamorphoses de la rime, qui a enfin reconquis le droit à l'assonance. Le seul défaut de l'assonance des poètes contemporains est d'accepter comme assonance la rime pour l'œil des parnassiens, de ne pas tenir compte de la longueur des voyelles ; mais peut-être sommes-nous mal préparés pour ces nuances, qui, hormis en quelques cas trop frappants, sont mal fixées. Le provincialisme de quelques poètes fera naître des variétés dans l'homophonie, légitimes comme tout ce qui est un fait naturel.

Je n'insiste pas. Je ne veux que faire réfléchir un peu plus sur ces formes nouvelles d'une technique qui a toujours beaucoup d'ennemis et de laquelle je suis loin de prétendre qu'on trouvera plus loin des exemples dignes de mémoire. Mais, si c'est surtout pour moi-même, c'est aussi pour quelques-uns et quelques-unes que je donne ce ballet : Divertissements.